Le Commentaire composé

Cours 1
Présentation
Il y a quatre types d’exercices dans le système universitaire français : le commentaire littéraire, le commentaire composé, l’étude littéraire et la dissertation. Les deux premiers portent sur un texte court (15 à 50 lignes), le troisième sur un texte plus long (quelques pages, un chapitre…) et le dernier sur une œuvre complète ou une question générale. Le commentaire –littéraire ou composé- vise à donner une interprétation personnelle d’un texte en pointant ce qui fait sa spécificité. Le commentaire littéraire suit l’ordre du texte tandis que le commentaire composé suit des axes qui balaient le texte.

Le choix des textes
Les textes choisis sont issus de la littérature française du seizième au vingtième siècle. La langue médiévale exigeant des connaissances lexicales, morphologiques et syntaxiques précises, les textes du moyen âge ne sont pas destinés à faire l'objet de commentaires, hormis en traduction en français contemporain et dans le cadre d'une séquence. La longueur des textes proposés et leur agencement est des plus variables. Le texte peut ne comporter que quatorze vers ou au contraire s'étendre sur deus pages si c'est un extrait de roman ou un monologue théâtral. Le texte peut se composer d'une fin et d'un début de chapitre, revêtir la forme d'une scène à témoin caché, d'un poème en prose... Quoi qu'il en soit de l'agencement du texte, celui-ci ne saurait être ignoré. Le découpage du texte n'est jamais anodin : il a pour fonction d'inciter l'étudiant à réfléchir sur sa cohérence, sur sa logique, sur son sens.

Les connaissances
Il ne s'agit pas de disposer de la biographie détaillée de chaque auteur ni d'avoir tout lu mais de pouvoir s’appuyer sur un certain nombre de connaissances. De même, il est impossible de connaître dans les moindres détails les grands courants ou mouvements littéraires. Il est en revanche utile de se constituer très tôt un fichier de synthèses sur la Pléiade, les Lumières, le nouveau roman, l'autobiographie, le poème en prose...

Esprit de l’exercice
On n'attend pas de l'étudiant qu'il déverse un flot d'éléments appris par cœur mais qu'il sache user intelligemment de ses connaissances pour apprécier un texte et offrir un commentaire riche et précis. Il s'agit de commenter un texte et non de réciter un cours. C'est la raison pour laquelle on attend de l'étudiant qu'il procède à une lecture personnelle du texte. Il convient enfin de prendre garde aux textes dont le sens paraît à première vue trop évident. Il faut absolument éviter de céder à la paraphrase qui est lourdement sanctionnée. C'est en cela que la maîtrise des techniques d'analyse de la forme poétique ou d'analyse du discours théâtral est capitale. Elle seule peut véritablement permettre de mener une étude originale pertinente et pleine de finesse. Pour entrer dans cet exercice, on s’appuiera sur un texte des plus classiques : l’incipit de Candide ou l’optimisme de Voltaire.

Lectures et relectures…
Quel que soit le texte proposé, la démarche à adopter est la même. Il s'agit tout d'abord de lire le texte une première fois attentivement. Il s'agit ensuite de le relire une seconde fois en prenant le soin cette fois-ci de noter sur une feuille annexe ses premières intuitions. On prend ensuite la peine de relire le texte une nouvelle fois en veillant à préciser le sens des termes dont on n’est pas certain de connaître la richesse du champ sémantique, à l'aide d'un dictionnaire. Cette recherche permet d'une part de préciser ses intuitions et d'autre part de corriger ses éventuelles erreurs d'interprétation. Ces lectures sont loin d'être superficielles. C'est seulement au terme d'une longue fréquentation d'un texte que l'on peut être à même d'en mettre en évidence les aspects les moins évidents à appréhender. C'est précisément parce que le texte est trop souvent survolé que l'analyse est superficielle et le commentaire pauvre. Ces premières lectures ne sont pas seulement destinées à consigner des intuitions. Il est impératif de repérer très tôt quels sont les enjeux du texte. Cela afin de pouvoir dégager une problématique provisoire.

Repérage des enjeux
Repérer les enjeux d’un texte, c’est rechercher ce qui fait sa spécificité, quelles sont ses particularités. Le genre, le mouvement littéraire, le type de texte ou la tonalité constituent des prises sûres pour dégager les enjeux d’un texte. Partant du genre du texte, on peut poser les questions suivantes : à quel genre ce texte appartient-il ? Quelles sont les caractéristiques de ce genre à l’époque ? En quoi ce texte respecte-t-il ou se démarque-t-il de ces caractéristiques ?... Partant du type de texte, on peut poser les questions suivantes : à quel type de texte ce texte appartient-il ? Quelles sont les caractéristiques de ce type de texte à l’époque ? En quoi ce texte respecte-t-il ou se démarque-t-il de ces caractéristiques ?... Et de même pour la tonalité ou le mouvement littéraire. Les textes proposés offrent de nombreuses lectures : il n’y a pas d’enjeux exclusifs. L’important est donc de choisir un enjeu et de s’y tenir. Que le texte de Voltaire soit un conte, que la satire y soit aussi présente et qu’il soit question de philosophie offre trois points de départs intéressants pour commenter ce texte. On posera sous forme de questions directes ce que l’on pense être des enjeux du texte. Avec l’habitude, on pourra poser une problématique et un plan provisoires.

Analyse du texte
Quels que soient les enjeux ou la problématique et le plan posés à ce moment, ils ne constituent que des points de départ. Aussi seront-ils notés sur une autre feuille annexe qui ne comportera que les enjeux ou la problématique et les titres des différentes parties et sous-parties. Cette feuille devra toujours être à portée de main. Parce que l'orientation et la formulation des titres et sous-titres va évoluer au gré des relectures et des analyses, il est capital de pouvoir en permanence apporter ses corrections aux enjeux, à la problématique et au plan. C’est alors qu’on va passer à l’analyse linéaire du texte et soigneusement noter tous les éléments dignes d’intérêt en faisant correspondre à chaque idée ou effet un procédé littéraire et un exemple précis. C’est de la qualité de cette étape que va en partie dépendre la richesse du devoir. Cette analyse achevée, on va pouvoir vérifier la pertinence de ses enjeux, valider ou reprendre sa problématique et son plan, ou si cela n’a pas encore été fait, les formuler.

Problématique et plan
C’est sous forme de questions directes faisant la synthèse de l’analyse qu’on a faite et reprenant les principaux enjeux du texte qu’on va formuler la problématique. C’est la question autour de laquelle s’articulera le commentaire. C’est sous forme de questions directes ou indirectes qu’on formulera le plan –parties puis sous-parties. Le but du commentaire étant de réponse à la question posée par la problématique, on proposera un plan progressif. Le nombre de partie est gouverné par le projet de lecture et la problématique. Il est recommandé d'articuler son plan autour de deux ou trois parties et trois ou quatre sous-parties par partie. Il n'existe pas de plan-type, imposable systématiquement. Chaque texte a sa logique et sa cohérence qui lui sont propres. On notera sur une feuille la problématique et le plan général –afin de le garder sous les yeux et de pouvoir le modifier à tout moment. Par ailleurs, le plan sur lequel on va concrètement s’appuyer pour rédiger la composition devant être précis, détaillé, et comporter la totalité des éléments du commentaire, on utilisera pour chacune des sous parties une feuille sur laquelle on notera les idées, effets et procédés employés, exemples précis dans un ordre progressif. On rédigera les phrases qui introduisent et concluent chaque partie et chaque sous-partie ainsi que les paragraphes qui font le lien entre les parties et auxquels on donne le nom de transitions, parce que ce sont des passages essentiels dans la progression du commentaire. Au terme de ce travail, on disposera donc d’une feuille comportant la problématique et le plan général, ainsi que de six à neuf feuilles comportant le plan détaillé.



Introduction
Tirant parti des éléments réunis, on commencera à rédiger sur une nouvelle feuille l'introduction du commentaire. Celle-ci comportera quatre points : une brève présentation du texte, de l'œuvre de laquelle il est issu et de son auteur ; une présentation de ses enjeux ; la formulation de la problématique ; l'annonce du plan. Cette introduction doit être d'autant plus rédigée avec précision et élégance que la première impression du correcteur est consécutive à la lecture de l'introduction. A l'instar de la problématique et du plan, on gardera cette introduction à portée de main.

La situation du texte
Situer un texte consiste à préciser qui en est l'auteur, de quelle œuvre il est issu, de quelle partie de l'œuvre -s'il s'agit d'une œuvre poétique, de quel recueil ; s'il s'agit d'une oeuvre théâtrale, de quel acte, de quelle scène...- et à évoquer les conditions de son élaboration, de sa réception. A l'intérieur même de l'œuvre  dont il est tiré, le texte peut être situé sur un plan événementiel, problématique ou thématique. Dans le cadre d'une œuvre théâtrale ou romanesque, les faits précédant le texte faisant l'objet de l'étude sont brièvement rappelés, les personnages succinctement présentés, les circonstances exposées avec concision. Ces éléments d'information concourent à la compréhension du texte à étudier, ils ne doivent pas être surabondants et donner lieu à une introduction démesurée.

Les enjeux
On formulera en quelques phrases les principaux enjeux du texte de manière à bien faire apparaître ce qui constitue son intérêt et ce qui, d’une certaine manière, pose problème.

La problématique
On reprendra, en la reformulant s’il y a lieu, la problématique qui a guidé notre réflexion et autour de laquelle s’articule le commentaire. On veillera à ce que la formulation soit précise, claire et élégante.

L'annonce du plan
De même, on reprendra, en les reformulant s’il y a lieu les questions correspondant aux principales parties du devoir. L'annonce du plan, à l'instar de la problématique, doit s'insérer logiquement dans la progression de l'introduction, être organisée et formulée de manière précise et concise.

Conseils…
L'annonce du plan doit éviter autant que possible de reprendre les formules classiques pour un débutant, mais moins admissibles chez un bachelier : nous analyserons, puis nous verrons, enfin nous discuterons. De même, elle doit éviter de se réduire à une rafale de questions sans suite et sans enchaînement.

Principales erreurs à éviter…
L'introduction ne doit pas se réduire à une simple présentation du texte excluant toute problématique et toute annonce du plan. Inversement, elle ne doit pas non plus commencer in medias res, c'est-à-dire comme si le sujet était connu du correcteur. L'introduction ne peut citer un extrait d'un autre texte puisque le commentaire porte sur un texte précis : ce qui revient à se détourner, ne serait-ce que partiellement, des enjeux du devoir. L'introduction ne doit jamais entrer dans les détails de l'explication de texte. Quelles que soient les thématiques abordées par le texte soumis, l'introduction ne remontera pas à l'Age d'Or ou au Déluge, pas plus qu'elle ne sera prétexte à de vagues considérations dépourvues de tout sens critique.



Le Développement
On rédigera, selon le temps dont on dispose, au brouillon ou directement au propre, son développement en suivant scrupuleusement le plan élaboré. Deux qualités sont essentielles à la composition : la cohérence et le dynamisme. La cohérence réfère à l'interdépendance des parties et sous-parties composant le commentaire ; les paragraphes ne doivent être juxtaposés de manière aléatoire sans qu'aucun lien explicite ne vienne donner un sens à l'ensemble. Le dynamisme réfère à une progression jalonnée par les étapes successives d'une démonstration. Sur le plan typographique, on sautera quelques lignes entre l’introduction et le développement, entre le développement et la conclusion, et entre chacune des parties, et on commencera chacune des sous parties par un alinéa.

Les principaux écueils à éviter
Le commentaire ne doit en aucun cas donner lieu à une succession de remarques disparates. La lecture est une activité d'analyse et de synthèse. Un commentaire littéraire n’est pas une démonstration mathématique.



La Conclusion
Une réponse claire à la question posée
A l’instar de l’introduction, on rédigera soigneusement la conclusion au brouillon en commençant par apporter en une phrase une réponse claire à la question posée.

Une reprise du cheminement suivi
La réponse  la question posée par la problématique formulée, on rappellera brièvement les principales étapes nous ayant conduit à cette conclusion, en résumant chaque partie sous la forme d’une phrase claire et concise.
Ouverture du sujet
On pourra terminer le commentaire par une ouverture, une réflexion plus générale sur l’œuvre de laquelle est issu le texte, le genre auquel il appartient… L’ouverture dépend de la culture et des connaissances de chacun. Il n’y a pas d’ouverture type. L'ouverture du sujet étant ce qui clôt le devoir, un soin particulier doit être accordé à sa formulation.

Les principales erreurs à éviter
On évitera d'assimiler engagement personnel et hargne, règlement de comptes et avis sentencieux. On ne rédigera pas de synthèse trop détaillée et trop circonstanciée du cheminement suivi dans le commentaire. On évitera absolument de développer une piste de réflexion découverte en conclusion, ce qui tendrait à montrer que votre réflexion a omis de prendre en considération des éléments fondamentaux. L'erreur parmi les plus préjudiciable consiste à négliger la conclusion et à la réduire à une vague réflexion cumulant de manière maladroite une synthèse didactique, un engagement guevariste et une ouverture du sujet mondialiste.



Texte d’étude : Incipit de Candide ou l’Optimisme, par Voltaire, 1759.

Voltaire (1694-1778) s’impose très tôt sur la scène littéraire en publiant des pièces en vers, des poèmes historiques et des tragédies. Il fait ensuite paraître des contes et romans philosophiques –Zadig, Candide, L’Ingénu…-, collabore à l’Encyclopédie et est de tous les combats contre le despotisme, l’intolérance et le fanatisme. Le texte qui suit constitue l’incipit de Candide ou l’Optimisme.


Chapitre premier
Comment Candide fut élevé dans un beau château,
et comment il fut chassé d’icelui

Il y avait en Vestphalie dans le château de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps.
    Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.
    Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.
    Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigo-logie.  Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.
Voltaire, Candide, 1759, ch.1



Proposition de plan
Introduction
- Un paradis terrestre.
- Un univers imparfait.
- Problématique : Comment, par le biais de l'ironie, Voltaire parvient-il dès l'incipit à discréditer la philosophie de l'optimisme en décrivant un monde dont la perfection est illusoire ?
- Annonce du plan.

Développement
I. La transformation du schéma traditionnel du conte
1. Le monde du conte merveilleux.
2. La réduction des personnages à une qualité.
3. Un univers désacralisé.
II. La contestation du pouvoir nobiliaire
1. Une hiérarchie contestée.
2. Un monde d'apparences.
3. Un pouvoir illusoire.
III. Le discrédit d'une philosophie
1. Une critique de la philosophie de l'optimisme
2. Une dénonciation des systèmes fallacieux

Conclusion



Commentaire composé
Ce texte à étudier constitue l’incipit de Candide. Il consiste en une description a priori idyllique de l’univers dans lequel évolue le héros éponyme, le château de Thunder-ten-tronckh. Là, sous l’autorité du baron et de Pangloss, la petite société paraît vivre dans ce qui ressemble à un véritable paradis terrestre.
Cependant, ce monde n’est paradisiaque qu’en apparence. En effet, l’examen de cet univers et des êtres qui le peuplent révèle l’existence d’une multiplicité de désordres, de dysfonctionnements et d’imperfections. Contrairement à ce que soutient Pangloss, le château de Monsieur le baron n’est peut-être pas le plus beau des châteaux dans le meilleur des mondes possibles.
Comment, par le biais de l'ironie, Voltaire parvient-il dès l'incipit à discréditer la philosophie de l'optimisme en décrivant un monde dont la perfection est illusoire ?
On s’appliquera d’abord à montrer en quoi Voltaire transforme le schéma traditionnel du conte. On montrera ensuite comment s’exerce sa contestation du pouvoir nobiliaire. On s’intéressera enfin à la manière dont il use de l’ironie pour discréditer la philosophie de l’optimisme selon laquelle tout est bien dans le meilleur des mondes.



Candide s'ouvre à la manière d'un conte merveilleux. La formule initiale “il y avait” n'est pas sans rappeler la traditionnelle formule par laquelle commencent les contes merveilleux : “il était une fois.” Les premières lignes de ce conte ont pour fonction de susciter l'intérêt du lecteur et de le propulser dans un univers féerique. Le “château” est un élément rémanent de l'univers du conte merveilleux. Il convoque dans l'esprit du lecteur une riche imagerie évocatrice de bonheur. Les tournures superlatives “les mœurs les plus douces”, “l'esprit le plus simple”, “le plus beau des châteaux” tendent à indiquer que le monde dans lequel évolue Candide est un univers marqué du sceau de la perfection.
Voltaire n'a pas choisi les noms de ses personnages au hasard. A l'instar des personnages des contes merveilleux, les personnages du château dont il est question dans l'incipit de Candide sont affublés d'un nom qui évoque par leur étymologie, leur sonorité, leur champ sémantique, leur trait de caractère dominant ou leur principale qualité. Candide est vraisemblablement un surnom : “on le nommait Candide”. Ce surnom, qui réfère à la naïveté, à la crédulité et à l'innocence, désigne sa principale qualité. Le baron de Thunder-ten-tronckh est le seconde personnage décrit par Voltaire. La signification du mot “thunder” -tonnerre en anglais- et l'effet produit par les allitérations en “t” visent à tourner en dérision le patronyme du baron et par delà son patronyme, sa lignée. Comme le baron de Thunder-ten-tronckh, Pangloss est un personnage que son nom permet de caractériser. En Grec, “pan” signifie “tout” et “glossa” se traduit par “langue”. Pangloss est donc ce personnage dont le lecteur peut supposer qu'il n'aura de cesse de discourir.
Si cet incipit emprunte au conte merveilleux un nombre important d'éléments, il ne le désacralise pas moins pour l'inscrire sous le sceau de la philosophie. De trop nombreux éléments n'appartiennent pas à l'univers du conte merveilleux. En précisant dès la première ligne du conte que le château du baron est situé en “Vestphalie”, Voltaire introduit un élément réel qui retire au château une part de la féerie qu'il est sensé créer. Dès lors que le château est localisé dans un lieu réel, il n'appartient plus au merveilleux. Voltaire désacralise le merveilleux en multipliant les marques de ridicule, qu'il s'agisse de la bâtardise de Candide, des portraits de la baronne et de sa fille, ou de la description du château.


Si cet incipit évoque l'univers du conte merveilleux, c'est bien un conte philosophique qu'a écrit Voltaire. La virulente contestation du pouvoir nobiliaire à laquelle il se livre atteste de sa volonté de critiquer une société qui repose sur une hiérarchie contestable, des apparences trompeuses et un pouvoir illusoire.


Ce texte présente une hiérarchie contestée. Les membres de la société de Thunder-ten-tronckh ne sont pas présentés selon l'ordre hiérarchique. C'est le personnage éponyme qui est décrit en premier. Le premier paragraphe lui est consacré. C'est seulement dans le second paragraphe qu'est décrit le baron. Dans le troisième paragraphes sont tour à tour décrits les autres membres de la famille du baron : Madame la baronne, Cunégonde et le fils du baron. La hiérarchie se trouve donc d'emblée contestée par l'ordre même du texte. Le bâtard vient donc avant le baron. Si l'ordre hiérarchique avait été respecté, le baron aurait été décrit avant Candide, et le fils du baron avant Cunégonde. Cette perturbation de l'ordre des préséances a pour but de suggérer que le monde dans lequel évolue Candide n'est qu'un monde d'apparences dominé par des êtres sans relief.
Dans ses contes et romans, Voltaire ne manque pas une occasion de fustiger la noblesse, qu'il présente incapable de se séparer de ses préjugés. Dans cet incipit, il dénonce la futilité des généalogies dont s'enorgueillissent les aristocrates et dont s'entichent les bourgeois. Candide est un bâtard parce qu'il n'a été en mesure de prouver que “soixante et onze quartiers” de noblesse. Le lecteur apprendra dans le quinzième chapitre que le baron n'en a qu'un de plus. L'importance exagérée du nombre de quartiers alliée à l'enchaînement de quatre propositions subordonnées mettent en évidence le poids des préjugés aristocratiques. La noblesse du baron et de la baronne se réduit quasi exclusivement à leur titre. “Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie” écrit Voltaire. Mais c'est pour annihiler immédiatement cette puissance en en ruinant les fondements : “car son château avait une porte et des fenêtres.” La “très grande considération” dont jouit la baronne n'est pas le fait de sa noblesse, de sa bonté, de son mérite, mais de ses “trois cent cinquante livres.” Voltaire aime jouer dans ses contes de l'absurdité des liens de cause à effet. Ici, c'est pour tourner en dérision le pouvoir des aristocrates et montrer qu'il repose principalement sur des apparences.
Le pouvoir qu'exerce le baron n'est qu'un pouvoir illusoire. Ses valets le flattent en l'appelant “Monseigneur.” Or cette appellation est réservée aux princes et aux archevêques. Pas aux barons. “Ils riaient quand il faisait des contes” indique le peu de considération dont ils font preuve à son égard. Parce qu'il ne dispose pas de véritables chiens de chasse, ce sont les chiens de ses basses-cours qui composent “une meute dans le besoin.” A défaut de piqueurs il s'entoure de palefreniers tandis que le vicaire du village fait office de grand aumônier. Les attributions de ses gens montrent combien le pouvoir du baron est illusoire, marionnette dans une cour fantoche.


A la contestation du pouvoir nobiliaire succède le discrédit d'une philosophie. C'est un conte philosophique que compose Voltaire et c'est la raison pour laquelle, dès l'incipit, il critique la philosophie de l'optimisme et dénonce les systèmes qui s'enracinent dans les idées reçues, les dogmes et les préjugés.


Cet incipit offre à Voltaire l'opportunité d'amorcer sa critique à l'encontre de la philosophie de Leibniz. Pangloss est un porte-parole. C'est la philosophie de l'optimiste de Leibniz qu'il incarne et véhicule par ses discours. Si Voltaire s'applique à la dénoncer, c'est parce que l'ordre dont elle célèbre la perfection et l'harmonie divines ne repose sur aucun fondement sérieux. Soutenir que “tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles” n'est pas tenable pour Voltaire. Les rapports de causalité établis par Pangloss sont viciés à leur fondement dans le sens où le rapport logique qui unit la cause à l'effet n'est pas cohérent. Les rapports de causalité dont abuse volontiers Pangloss sont à la base de sa philosophie. En sapant ces fondements, Voltaire réduit à néant ses démonstrations. Ainsi, Pangloss soutient que “le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux” parce que le baron et les membres de sa famille évoluent dans “le meilleur des mondes possibles.” Cette affirmation est gratuite et arbitraire. Voltaire cherche à montrer via cet exemple qu'un tel usage de la causalité ne peut qu'être extrêmement dangereux dans le sens où des raisonnements logiques en apparence peuvent donner lieu à des justifications totalement dépourvues de sens. Mais si celles-ci sont acceptées par le baron et sa famille, c'est précisément parce qu'ils évoluent dans un univers dont de trop nombreuses valeurs sont perverties.
Par delà la philosophie de l'optimisme, ce sont les systèmes dont les fondements reposent sur des idées reçues et des préjugés que critique Voltaire. Le philosophe ne reconnaît pas ces systèmes fallacieux qu'il caricature par l'intermédiaire de la dénomination de la science qu'enseigne Pangloss : “la métaphysico-théologo-cosmolonigologie.” L'abstraction occulte la réalité. Cette science, parce que sa dénomination est complexe, paraît extrêmement sérieuse. Or sa longueur vise à dénoncer la prétention des philosophes incultes qui s'abritent derrière des énoncés creux pour conférer une assise à leur savoir.



En pervertissant les éléments constitutifs du conte merveilleux, Voltaire incite son lecteur à porter un regard critique sur la fiction qu'il est occupé à parcourir. Le pouvoir dont dispose la noblesse est illusoire tandis que l'optimisme de Pangloss est dépourvu de tout fondement cohérent et raisonnablement acceptable.
En pervertissant les éléments constitutifs du conte merveilleux, Voltaire incite son lecteur à porter un regard critique sur la fiction qu'il est occupé à parcourir. Le pouvoir dont dispose la noblesse est illusoire tandis que l'optimisme de Pangloss est dépourvu de tout fondement cohérent et raisonnablement acceptable.
Dans cet incipit, Voltaire transforme le schéma traditionnel du conte. Le monde dans lequel vit Candide est un univers de conte de fées dans lequel les personnages, réduits à une qualité, manquent d’épaisseur, et où tout est désacralisé. A travers cet univers et ces personnages, Voltaire conteste le pouvoir des nobles, en remettant en question la hiérarchie sur laquelle ils se fondent, en dénonçant les apparences derrière lesquelles ils se cachent et le caractère illusoire du pouvoir qu’ils s’attribuent. Enfin, Voltaire discrédite, à travers la philosophie de Pangloss, la philosophie de Leibniz ; cet incipit constitue en effet une charge contre la philosophie de l’optimisme et, par-delà celle-ci, contre les systèmes fallacieux en général.
Voltaire dénonce donc dès les premières pages de son conte les faux-semblants, les artifices et les apparences. L'incipit de Candide est riche de pistes et d'enseignements pour le lecteur. Car Candide va bientôt quitter le château du baron pour découvrir le monde, et telle que la philosophie de Pangloss a été énoncée, il va s'agir pour lui de vérifier dans quel sens tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Voltaire dénonce donc dès les premières pages de son conte les faux-semblants, les artifices et les apparences. L'incipit de Candide est riche de pistes et d'enseignements pour le lecteur. Car Candide va bientôt quitter le château du baron pour découvrir le monde, et telle que la philosophie de Pangloss a été énoncée, il va s'agir pour lui de vérifier dans quel sens tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.



Conseils si on travaille chez soi…
C'est tandis que l'on s'applique à esquisser un plan que l'on en profite, toujours si le devoir est à préparer à la maison, pour procéder à quelques recherches sur l'auteur, sur l'œuvre de laquelle le texte à étudier est issu, sur le genre auquel appartient le texte, sur le thème dont il est question. Pour que ces quelques recherches soient utiles, on s'appliquera à retenir ce qui se rapporte le plus au texte étudié. Dans une biographie de l'auteur que l'on cherchera dans un dictionnaire encyclopédique, dans un manuel de littérature ou une histoire de la littérature française, on privilégiera ainsi ce qui se rapporte à la genèse de l'œuvre de laquelle est issu le texte sur lequel on travaille.

Concernant l'œuvre elle-même, on utilisera les mêmes outils que ceux précédemment mentionnés. On ajoutera un dictionnaire des œuvres. Cet ouvrage est un outil d'autant plus précieux qu'il contient de nombreux renvois fort suggestifs. On consultera avec beaucoup de profit enfin une bonne édition critique. Les nombreuses notes qui accompagnent le texte étudié fourniront à n'en pas douter de fort utiles indications. Il va de soi que la consultation d'une édition critique ressortit du perfectionnisme mais ces devoirs maisons ont aussi pour but d'apprendre à l'étudiant à faire l'inventaire des sources sur lesquelles il pourra s'appuyer.

Une connaissance des principales caractéristiques du genre auquel appartient le texte étudié est plus qu'impérieuse si l'on souhaite se livrer à une analyse pertinente. On se reportera à un manuel de littérature pour se remémorer ces caractéristiques et à une histoire de la littérature pour apprécier la contribution de l'auteur étudié à ce genre. On pourra enfin procéder à quelques recherches dans un manuel de littérature, dans le dictionnaire des mythes et dans le dictionnaire des symboles pour réunir sur le thème dont il est question des éléments exploitables.





Cours 2
Une forme fixe : le sonnet
Le premier sonnet est l’œuvre d’un Italien : Giacomo da Lentini. Il a été créé pour le roi Frédéric II à la cour de Sicile à la fin du treizième siècle. Mais c’est Pétrarque, avec son Canzoniere, qui va lui donner ses lettres de noblesse. Grâce à lui, le sonnet va très vite s’imposer comme le genre idéal pour chanter les amours et célébrer les amoureux. Deux siècles durant, tout au long du quinzième siècle et au début du seizième, les imitateurs et continuateurs de Pétrarque vont faire du sonnet « une forme artificielle », jusqu’à l’œuvre de Bembo, laquelle marque un retour à l’exigence et à la rigueur formelle.

Le sonnet selon le Canzoniere de Pétrarque
En trouvant un équilibre entre la forme et le contenu, distribuant de manière harmonieuse les quatorze vers de ses poèmes d’inspiration lyrique chantant les désirs et déboires de l’homme face à l’amour, en deux quatrains à rimes embrassées suivis de deux tercets construits sur trois rimes, Pétrarque élève le genre. Ses continuateurs immédiats apportent au modèle pétrarquiste un certain nombre de modifications dans l’inspiration, la disposition des strophes ou des rimes, le ton… « Ce qui chez Pétrarque représentait la prise de conscience de l’incapacité à être soi-même et des troubles de l’intellect provoqués par le sentiment amoureux n’est plus, chez Serafino par exemple, qu’un prétexte à variations élégantes » soutient B. Schmidt. Avec les néopétrarquistes, le profond lyrisme du modèle a cédé le pas à une poésie de circonstance, où l’esprit et l’imagination « sont souvent dépensés à célébrer les menus épisodes ou les modestes acteurs d’une vie galante », dit J. Vianey. » (Zilli, p.XXI) Les poètes français de la première moitié du seizième siècle en revanche, vont trouver une inépuisable source d’inspiration dans le Canzoniere.

Mellin de Saint-Gervais, le créateur du genre en France
C’est grâce aux imitateurs et continuateurs de Pétrarque que le sonnet va s’imposer en France à la fin de la première moitié du seizième siècle. A l’origine, le sonnet est fréquemment rapproché de l’épigramme, qui est un petit poème traduit ou imité du latin. Auteur de sonnets dont on situe la composition avant 1530, Mellin de Saint-Gervais est considéré comme le créateur du sonnet en France. S’il n’a composé que vingt-deux sonnets, ceux-ci sont jugés par les spécialistes comme beaucoup plus diversifiés que ne le seront par exemple ceux de Clément Marot. La raison : ce sont des poèmes de circonstance, écrits dans le but de répondre aux attentes et goûts des courtisans. Cependant, ce sont moins ses sonnets, que les traductions de sonnets de Pétrarque par Clément Marot et Jacques Peletier du Mans, puis d’une importante partie du Canzoniere par Vasquin Philieul de Carpentras –cent quatre vingt quinze sonnets- et que la composition et la publication de sonnets par ces mêmes auteurs, qui contribuent à populariser le genre en France. En 1548, Vasquin Philieul de Carpentras traduit et publie une importante partie du Canzoniere de Pétrarque sous le titre Laure d’Avignon. En 1549, Du Bellay publie sa première édition de L’Olive, qui compte cinquante sonnets, et Pontus de Tyard fait paraître Les Erreurs amoureuses, qui en comptent soixante-dix. Le sonnet devient alors le mode d’expression par excellence de la passion amoureuse. En l’espace de quelques années paraissent des recueils de Guillaume des Autels, Pontus de Tyard, Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf. Comme l’écrit Luigi Zilli : « Le grand mérite des poètes de la Pléiade est celui de ramener le genre à sa pureté lyrique et à son sérieux spirituel. »

Le sonnet : une forme fixe ?
Le sonnet n’est pas encore une forme fixe. On observe encore en effet un certain nombre de variations concernant le schéma rimique au niveau du sizain. C’est le recueil des Amours, de Pierre de Ronsard, qui, en rencontrant un immense succès, va s’imposer comme modèle et fixer avec lui de manière définitive le schéma rimique du sizain pour le sonnet régulier français. On trouve en effet d’une part la disposition : abba abba ccd eed et d’autre part la disposition abba abba ccd ede, avec –à quelques exceptions près- une alternance des rimes masculines et féminines. Avant Ronsard, les poètes s’étaient montrés plus libres. Les deux vers initiaux du sizain servent initialement de transition ou de bascule afin d’introduire la chute du poème.


Le sonnet régulier tel qu’il apparaît en tant que modèle à la fin du seizième siècle est une forme poétique comptant quatorze vers répartis sur trois strophes, soit deux quatrains et un sizain, présenté sous la forme de deux tercets, obéissant à un schéma rimique précis. C’est en partant de ce modèle mais également en se démarquant de lui que les poètes vont, au fil du temps, renouveler le genre du sonnet, parfois jusqu’à rompre avec lui, comme c’est le cas par exemple avec le poème intitulé « La Ceinture » de Paul Valéry, dans lequel le poète s’est tellement écarté du modèle initial qu’il ne s’agit plus d’un sonnet, mais d’un quatorzain.



Texte d’étude : « Antiquités de Rome », 3, par Joachim Du Bellay

Joachim Du Bellay (1522-1560) est un poète français. En 1549, il rédige avec Ronsard la Défense et illustration de la langue française autour duquel naît la Pléiade. Son voyage à Rome est à l’origine de deux de ses recueils les plus célèbres : Les Regrets (1558) et Antiquités de Rome (1558).

Antiquités de Rome

Et rien de Rome en Rome n'aperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
Et ces vieux murs, c'est ce que Rome on nomme.

Vois quel orgueil, quelle ruine : et comme
Celle qui mit le monde sous ses lois,
Pour dompter tout, se dompta quelquefois,
Et devint proie au temps, qui tout consomme.

Rome de Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le Tibre seul, qui vers la mer s'enfuit,

Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !
Ce qui est ferme, est par le temps détruit,
Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

Joachim Du Bellay, Les Antiquités de Rome, 3 [in] Les Regrets, suivis des Antiquités de Rome et du Songe, Paris, Le Livre de Poche, 2002, « Classiques de poche ».



Biblio express
Ouvrage
Gendre, André, Evolution du sonnet français, Paris, PUF, 1996, « Perspectives littéraires ».
Articles
Foyard, Jean, « Le point de vue du stylisticien : le texte et ses modèles » [in] Approche du texte, aspects méthodologiques en linguistique et en littérature. Opera romanica, n°2, 2001, p.157-170.
Gendre, André, « Introduction » [in] Pierre de Ronsard, Les Amours et Les Folastries, Paris, Le Livre de Poche, 1993, « Classique ».
Gendre, André, Le Sonnet à la Renaissance, Paris, PUF, 1988.
Rigolot, François, « Qu’est-ce qu’un sonnet ? Perspec-tives sur les origines d’une forme poétique » [in] Revue d’Histoire Littéraire de la France, n°84, 1984, p.3-18.
Zilli, L, « Introduction » [in] Mellin de Saint-Gelais, Sonnets, 1990.





Cours 3
La Fable
La fable est avec l’épopée l’un des plus anciens genres littéraires. L’épopée est un genre narratif, historique le plus souvent, composé en vers ou en prose, et qui relate les exploits de héros surhumains. La fable, pour sa part, est un genre que caractérisent dès l’origine trois éléments : c’est un récit bref –du latin fabula : récit– composé  en vers ou en prose, qui met en scène  des animaux, et qui vise à illustrer une morale. Dès l’origine, c’est également un récit qui se donne à lire comme une allégorie, les animaux mis en scène ayant vocation à représenter des hommes. C’est également un genre didactique –qui a pour fonction d’instruire- et populaire –qui a pour fonction de divertir-. C’est Jean de La Fontaine (1621-1695) qui avec la publication de ses douze livres de Fables (1668-1694) va, au dix-septième siècle, va lui donner ses lettres de noblesse en renouvelant le genre et en lui conférant une dimension nouvelle.

Aux sources des Fables de La Fontaine, Esope, Phèdre et la tradition orientale
Trois traditions sont à l’origine des Fables de La Fontaine : la fable ésopique, la fable latine et la fable orientale. C’est Esope le Phrygien, au VIe siècle avant Jésus Christ qui, le premier, va élever la fable au rang de genre, et en fixer durablement le cadre. Un récit bref en prose mettant en scène des animaux et dont la chute délivre une morale : c’est la fable ésopique.
A sa suite, au Ier  siècle après Jésus-Christ, le poète latin Phèdre va apporter sa touche au genre. La fable reste un récit bref en prose mettant en scène des animaux et dont la chute délivre une morale, mais la tonalité est dramatique et satirique : c’est la fable latine.
Différente de la fable ésopique et de la fable latine en donnant à lire un récit plus long renouvelant le bestiaire, les situations et les thèmes de la fable en dans un Orient de fantaisie, un nouveau type de fable, enfin, donne un nouvel essor au genre : c’est la fable orientale.

Entre traditions, ruptures et innovations : les Fables de La Fontaine
La Fontaine publie les six premiers livres de ses Fables en 1668-1669. Ses cent vingt-quatre fables s’inscrivent dans la tradition d’Esope et de Phèdre, ainsi que le confirme sa Dédicace. Cependant, et ainsi qu’il le revendique dans sa Préface, son but est aussi de renouveler le genre, en s’adressant à un public mondain : d’où une écriture nouvelle, plus ludique, plus gaie, plus légère, idéale pour séduire les courtisans, les lettrés et les curieux.
Avec ce recueil, La Fontaine rompt radicalement avec l’aspect scolaire, pédagogique et didactique des fables de Phèdre et d’Esope. Ses Fables reçoivent un tel succès que pas moins de quarante éditions sont réimprimées du vivant de La Fontaine et que plusieurs de ses contempo-rains composent à leur tour des volumes de Fables pour tenter de rivaliser avec lui.
La Fontaine publie son second recueil de Fables, comptant les Livres VII à XI, en 1678-1679. Dédiées à Madame de Montespan, la maîtresse de Louis XIV, ses fables, plus longues, sont d’inspiration orientale, mettent plus en scène des hommes et font davantage apparaître le fabuliste. Plus érudites, elles mettent parfois en scène aussi des débats littéraires ou philosophiques de l’époque, comme c’est le cas pour le Discours à Madame de La Sablière. Trop érudit, trop ambitieux, trop différent du premier recueil, ce second recueil des Fables ne remporte pas un immense succès.
La Fontaine fait paraître le dernier Livre de ses Fables en 1694. Dédié au nouveau Dauphin, il réunit des fables, mais également des contes et des œuvres diverses. Si les sujets graves confèrent une unité thématique au recueil, il n’y a pas d’unité formelle.
Le poète Paul Valéry (1871-1945) figure parmi ceux qui ont le mieux perçu et analysé le « génie » de La Fontaine. Dans le volume qu’il a consacré à La Fontaine, il écrit : « La forme créée par lui est d’une souplesse extraordinaire. Elle admet tous les tons du discours, passe du familier au solennel, du descriptif au dramatique, du plaisant au pathétique, et ménage ces modulations à tous les degrés qu’il faut, selon l’ampleur ou la minceur du thème à mettre en œuvre. Un des succès les plus heureux de cette liberté d’exécution se manifeste dans la combinaison inattendue de l’observation la plus fine et la plus juste des allures et des caractères des animaux, avec les sentiments et les propos humains qu’ils doivent affecter d’autre part […]. Mais tout ceci n’a été possible que par la vertu de cette forme poétique qui est et qui demeure l’incomparable création de La Fontaine. C’est au système des « vers variés » que nous faisons allusion. » (Paul Valéry, La Fontaine, 1954)

La conséquence de cette genèse qui s’étend sur plus de vingt ans, ce sont douze Livres très hétéroclites où se mêlent humour, ironie, mélancolie et gravité… Comme l’a écrit son contemporain Charles Perrault dans son ouvrage consacré aux Hommes illustres : « Jamais personne n’a mieux mérité d’être regardé comme original et comme le premier en son espèce. Non seulement il a inventé le genre de poésie où il s’est appliqué, mais il l’a porté à sa dernière perfection, de sorte qu’il est le premier, et pour l’avoir inventé, et pour y avoir tellement excellé que personne ne pourra jamais avoir que la seconde place dans ce genre d’écrire. » (Perrault, Les Hommes illustres, 1696)
Texte d’étude : « Le Cochon, la chèvre et le mouton », par Jean de La Fontaine, 1678.



Jean de La Fontaine (1621-1695) fréquente très tôt les cercles littéraires où ses talents de poète séduisent. Auteurs de contes en vers et en prose, il renouvelle le genre de la fable grâce à ses douze livres de Fables dont la publication s’étend de 1668 à 1694.  « Le Cochon, la chèvre et le mouton » est la douzième fable du huitième livre.

Le Cochon, la chèvre et le mouton
Une chèvre, un mouton, avec un cochon gras,
Montés sur même char, s'en allaient à la foire.
Leur divertissement ne les y portait pas ;
On s'en allait les vendre, à ce que dit l'histoire.
Le charton n'avait pas dessein
De les mener voir Tabarin.
Dom Pourceau criait en chemin
Comme s'il avait eu cent bouchers à ses trousses :
C'était une clameur à rendre les gens sourds.
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s'étonnaient qu'il criât au secours :
Ils ne voyaient nul mal à craindre.
Le charton dit au porc : " Qu'as-tu tant à te plaindre ?
Tu nous étourdis tous : que ne te tiens-tu coi ?
Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi,
Devraient t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire :
Regarde ce mouton ; a-t-il dit un seul mot ?
Il est sage. - Il est un sot,
Repartit le cochon : s'il savait son affaire,
Il crierait comme moi, du haut de son gosier ;
Et cette autre personne honnête
Crierait tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu'on les veut seulement décharger,
La chèvre de son lait, le mouton de sa laine :
Je ne sais pas s'ils ont raison ;
Mais quant à moi, qui ne suis bon
Qu'à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison. "
Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage :
Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.

Jean de La Fontaine, Le Cochon, la chèvre et le mouton, Fables, VIII,12, 1678.



Biblio express
Corpus
La Fontaine, Jean de, Fables, Paris, Gallimard, 1991, « Folio classique ». Edition établie par Jean-Pierre Collinet. Ou : Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2005, « Le Livre de Poche Classique ». Edition établie par Jean-Charles Darmon. (Entre autres choix…)
Ouvrages
Biard, Jean-Dominique, Le Style des Fables de La Fontaine, Oxford, Blackwell, 1966. Rééd. : Paris, Nizet, 1970.
Bornecque, Pierre, La Fontaine fabuliste, Paris, SEDES, 1973. Rééd. : Paris, SEDES, 1991.
Collinet, Jean-Pierre, Le Monde littéraire de La Fontaine, Paris, PUF, 1970. Rééd. : Genève, Slatkine, 1989.
Dandrey, Patrick, La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée, Paris, Gallimard, 1996, « Découvertes ».
Dandrey, Patrick, La Fabrique des fables, Paris, PUF, 1996, « Quadrige ».





Cours 4
Le monologue tragique
A l’origine, la tragédie –du grec tragedie : le chant du bouc- renvoie à un rite sacrificiel. Dans sa Poétique, Aristote la fait figurer au sommet de la hiérarchie des genres, avec l’épopée, tandis que des genres comme la comédie et le roman, considérés comme des genres mineurs, sont relégués au bas de cette même hiérarchie. Il la définit de manière si précise et rigoureuse que pendant longtemps, les auteurs vont scrupuleusement veiller à ne pas s’écarter de ses règles. Le XVIIe siècle marque l’âge d’or de la tragédie en France grâce à deux auteurs qui vont s’imposer comme deux figures majeures de la littérature classique : Pierre Corneille (1606-1684) et Jean Racine (1639-1699). 

La tragédie classique
Ce sont les auteurs tragiques de la période classique qui vont s’appliquer à respecter de la manière la plus stricte les codes du genre en composant leurs tragédies en cinq actes, en les rédigeant en alexandrins, en mettant en scène des personnages nobles appartenant à la mythologie ou à l’histoire et en traitant des sujets élevés tels que la passion, la destinée, la mort, la guerre, la politique…

Un moment clé de la tragédie classique : le monologue tragique
« La fonction essentielle d’un monologue, écrit Jacques Schérer, est de permettre l’expression lyrique d’un sentiment. En échappant à ses interlocuteurs, le personnage échappe à la nécessité de dissimuler ou celle de respecter certaines bienséances, et il peut dire les élans de son cœur. » Le monologue se situe toujours à un moment clé de la tragédie –exposition, nœud, montée des périls, dénouement-. Il est délivré par le héros ou l’héroïne –qui sont issus de familles nobles entretenant avec le pouvoir des liens très étroits- et révèle le jeu des sentiments et/ou la nature des relations qui le ou la lient aux autres. Le monologue met fréquemment en jeu un conflit parvenu à un point tel qu’une décision doit être prise.
 « L’expression des sentiments peut ne modifier en rien la situation psychologique du personnage qui monologue, écrit Jacques Schérer ; une lamentation est stérile si le héros se retrouve à la fin dans le même état qu’au début. Il en est souvent ainsi. Mais quelquefois aussi, ce retour sur soi-même fait découvrir une issue ; si le chant n’est pas gratuit, s’il est aussi analyse et réflexion, il peut aboutir à une décision. Le monologue conduisant à une décision devient ainsi un élément de l’intrigue au même titre qu’une scène d’action dialoguée. »
Il est nécessaire de connaître les ressorts de la tragédie pour livrer une analyse pertinente d’un monologue tragique. Cependant, on ne doit pas perdre de vue que chaque monologue a ses enjeux et ses spécificités.
Un cas particulier de monologue est celui figurant dans une scène où un personnage est témoin du monologue, scène à laquelle la critique a donné le nom de « scène à témoin caché ». Ce type de monologue offre, parce qu’elle est peu vraisemblable, d’amorcer et de nourrir une réflexion intéressante sur les notions de convention et d’artifice.

Les différents types de monologues tragiques
Dans son essai consacré à la tragédie classique, Jacques Schérer distingue plusieurs types de monologues. Le premier présentant « une succession de réactions affectives, de pensées, de résolutions éphémères, qui se détruisent les unes les autres », tels le monologue de Lysandre dans La Galerie du Palais (IV,5) de Corneille ou le monologue de Mithridate (IV,5) dans la pièce du même titre de Racine. Le second, préférant à un « héros déchiré entre plusieurs impulsions dont il ne peut suivre aucune », le montrant « partagé entre un sentiment et son contraire, entre deux impératifs opposés et inconciliables, le monologue procéd[ant] alors par alternatives », tels le monologue d’Hermione (V,1) dans Andromaque de Racine ou le monologue de Rodrigue (I,6) dans Le Cid de Corneille. « Le caractère lyrique du monologue, observe Jacques Schérer, donne encore naissance à une autre forme : l’invocation. » Il n’est en effet pas rare que des personnages s’adressent à des objets ou à des abstractions qu’ils personnifient. Conséquence : « Les auteurs, poursuit Jacques Schérer, obtiennent ainsi un effet de grandeur poétique, en même temps qu’ils peuvent, par cette forme d’écriture spéciale au monologue, parvenir à une analyse psychologique plus précise ; en outre, grâce à cette sorte de dialogue qui s’établit entre l’abstraction ou le sentiment personnifié et le héros solitaire, le mouvement s’introduit dans la scène qui risquait d’en manquer. »



Sur le plan énonciatif, le monologue est une convention. Rien de plus singulier en effet que de parler tout haut et tout seul. Aussi est-ce la raison pour laquelle les dramaturges l’ont utilisé sans en abuser, justifiant son emploi par la situation de trouble extrême dans laquelle se trouve le personnage qui y a recours. Une des particularités du monologue est enfin de donner à entendre un dialogue « voire une polyphonie, observe Jacques Scherer, quand le « je » se dédouble ou se décompose en différentes instances énonciatives, soit pour donner plus de vie à la scène, plus d’intensité dramatique au dilemme, soit pour exprimer les tourments d’un être divisé. » Dans L’Univers du théâtre, Patrice Pavis note que « plus que le dialogue peut-être, le monologue peut contribuer à révéler le personnage de l’intérieur, à faire mesurer la distance séparant les intentions, les tropismes, la pensée en gestation de la parole. »



Texte d’étude : Jean Racine, Andromaque, 1667, V, 1.

Jean Racine (1639-1699) rencontre le succès dès sa première tragédie, La Thébaïde, et s’impose comme le rival de Pierre Corneille (1606-1684). Ses tragédies –Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bérénice (1670), Iphigénie (1674), Phèdre (1677)… - dans lesquelles la passion agit comme une force destructrice, l’ont élevé au rang de grand maître de la tragédie classique. Dans ce monologue, il y a délibération, comme souvent, mais ici, la décision a été prise dans le sens où Hermione a déjà donné l’ordre d’exécuter Pyrrhus.


Andromaque, 1667, V, 1
Hermione - Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?
Le cruel ! de quel oeil il m'a congédiée :
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée !
L'ai-je vu s'attendrir, se troubler un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et, pour comble d'ennui,
Mon coeur, mon lâche coeur s'intéresse pour lui !
Je tremble au seul penser du coup qui le menace !
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce !
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage :
Il croit que, toujours faible, et d'un coeur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat, cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisque enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir...
À le vouloir ? Eh quoi ! c'est donc moi qui l'ordonne ?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ?
Ce prince, dont mon coeur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
À qui même en secret je m'étais destinée
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée ;
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre ? Ah ! devant qu'il expire...

Jean Racine, Andromaque, Paris, Gallimard, 2001, « La Bibliothèque Gallimard », p144-145.



Biblio express
Corpus
Racine, Jean, Andromaque, Paris, Gallimard, 2001, « La Bibliothèque Gallimard ».
(Entre autres choix…)
Ouvrages
Barthes, Roland, Sur Racine, Paris, Editions du Seuil, 1963.
Delmas, Christian, La Tragédie de l’âge classique, 1553-1770, Paris, Editions du Seuil, 1994.
Gauthier, Philippe, Dictionnaire des œuvres littéraires, Paris, Bordas, 1994.
Rohou, Jean, La Tragédie classique, Paris, SEDES, 1996.
Schérer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1959.





Cours 5
Le récit de voyage
Sans doute l’un des plus anciens genres littéraires, le récit de voyage est une construction topographique ; il se présente d’abord sous la forme d’un itinéraire, d’un catalogue de lieux auxquels sont associés des informations ou anecdotes. « A supposer que l’ordre adopté suive la chronologie du périple, observe Philippe Antoine, et que le récit soit exclusivement singulatif, il est clair que la vitesse du récit est soumise à de fréquentes variations […]. L’écriture hiérarchise les faits, sélectionne les souvenirs, réduit ou amplifie le vécu. » Et c’est parce qu’il revêt ou combine diverses formes –la prose et la poésie, l’aventure et l’inventaire, la réalité et la fiction…- qu’il  s’inscrit au carrefour des genres. « Le récit de voyage comme genre littéraire, interroge Patrice Soler, loin de résoudre, justement, les tensions, ne les entretient-il pas, rendant toujours problématique sa cohésion ? » (Soler, p.342)

De Lucien à Claude Lévi-Strauss
L’un des plus anciens récits de voyage est L’Histoire vraie de Lucien. Récit de voyages et d’aventures merveilleuses, parodie des l’Odyssée d’Homère et des Enquêtes d’Hérodote, ses composantes sont celles qu’on retrouvera dans maints récits de voyage par la suite : itinéraire, choses lues, choses vues, choses inventées…
L’un des plus célèbres récits de voyage du Moyen Age est Le Livre des Merveilles –aussi connu sous le titre Le Devisement du monde-, le récit de ses voyages en Asie que Marco Polo (1254-1324) a dicté à l’érudit Rusticello de Pise. Les témoignages de voyageurs ayant sillonné l’Europe ou l’Asie sont précieux dans le sens où ils comportent tous, aux côtés des choses lues et entendues, des choses vues sur des régions méconnues. Mais le type de récit de voyage dominant à cette époque est le récit de pèlerinage. Au Moyen Age et à la Renaissance, c’est à la fois le récit d’un individu, le compte rendu d’un voyage spirituel et une enquête ethnographique.
Selon Normand Doiron, « en tant que mode de déplacement possédant des caractères spécifiques, le voyage n’existe pas en France avant le seizième siècle. Il se développe dans le contexte des grands bouleversements intellectuels et religieux de la première Renaissance. » A la Renaissance, comme le lieu rhétorique auquel sont associés des images, des représentations, des clichés, le lieu topographique devient une « réserve » de connaissances et d’anecdotes ayant pour fins d’instruire mais aussi de divertir. Le Journal de voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne de Montaigne tient à la fois du « bloc-notes », du « mémoire » et du « registre » pour reprendre des termes employés par Patrice Soler. Montaigne, parti faire des cures, y rend en effet compte de ses haltes, fait mention des traitements qu’il suit, compare les eaux qu’il boit… Autre expérience, autre mode d’écriture, avec Jean de Léry qui alterne « aventure et inventaire » dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil. Avec les voyageurs et les Humanistes, le monde devient un livre dont chaque relation fait figure de chapitre. « Le récit de voyage, écrit Patrice Soler, est une reconnaissance de lieux, couverts d’écriture par les livres lus, relus et projetés sur le récit par le voyageur. Chaque destination secrète ses propres codes. Ce que l’on appelle « la seconde main », citation, reprise de clichés, réemploi du déjà-écrit, triomphe donc, comme une loi du genre. » (Soler, 350) La fin du seizième siècle est marquée par un retour du récit de pèlerinage.
C’est vers 1630 que le récit de voyage est reconnu comme genre littéraire, un courtisan observant que « tout le monde se mêle aujourd’hui de faire des voyages. » Les récits de voyage publiés au dix-septième siècle vont principalement être le fait de diplomates envoyés en ambassade en Orient ou en Asie, comme le Chevalier de Chaumont ; de religieux chargés de répandre la parole divine et d’inciter des contrées entières à se convertir au catholicisme, comme l’abbé de Choisy, et de marchands, désireux de négocier au meilleur prix étoffes et épices. Au dix-septième siècle, les lecteurs sont aussi invités à découvrir des ailleurs inattendus comme les Etats et Empires de la Lune et Les Etats et empires du Soleil de L’Autre monde de Savinien Cyrano de Bergerac. Le voyage fictif revêt une dimension philosophique qu’on va retrouver dans nombre de contes du siècle suivant, avec Micromégas, Zadig, Candide et L’Ingénu de Voltaire et le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot pour ne citer que quelques textes parmi les plus emblématiques.
Le dix-huitième siècle voit triompher les voyages d’exploration avec la publication des grands voyages de circumnavigation de James Cook et de Louis-Antoine de Bougainville, ou le récit de l’exploration de l’intérieur de l’Afrique australe de François Levaillant, ainsi que les voyages scientifiques, tels ceux effectués en Amérique du Sud par Alexander von Humboldt et Aimé Bonpland, qui rapportent de leurs expéditions des centaines de variétés de plantes et de roches, des milliers de croquis, et une relation circonstanciée.
Au dix-neuvième siècle, le genre connaît de notables évolutions avec Flaubert, Nerval et Chateaubriand. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand est d’abord l’occasion pour son auteur de réunir les matériaux nécessaires à la composition de son roman Les Martyrs. Mais son écriture n’est pas sans évoquer celle des Mémoires. Ne prie-t-il d’ailleurs pas son lecteur « de regarder cet Itinéraire moins comme un voyage que comme des Mémoires d’une année de [sa] vie. » Nerval insère des contes d’inspiration orientale dans le récit de son voyage en Orient faisant ainsi dialoguer ces contes et le Voyage en Orient. Chez Gautier, le voyage fait figure de point de départ. De nombreux passages de Militona trouvent leur point d’ancrage dans des notes prises sur le vif figurant dans le Voyage en Espagne. « Des liens étroits vont unir les contes et le journal de bord, écrit Gérald Schaeffer, le mythe du créateur et de la création, forgé par l’intermédiaire des relations établies entre les divers récits imaginaires, impose au récit de voyage un plan déterminé par l’esprit du créateur, et non plus par les caprices du hasard. » Voyage spirituel, quête initiatique, nostalgie des ruines : le voyage romantique se développe. En mêlant poèmes en prose, lettres, tableaux, observations… les récits de voyage de Chateaubriand, Flaubert et Nerval renouvèlent considérablement le genre.
Au vingtième siècle, les grands récits de voyage sont l’œuvre d’aventuriers –comme Henry de Monfreid-, d’écrivains –comme Paul Morand et André Gide- et de journalistes –comme Albert Londres-. Ils ont principalement pour cadre des contrées méconnues, sauvages ou inexplorées, comme l’intérieur de l’Afrique. Le voyage se fait aussi introspectif comme c’est le cas avec le superbe Voyage en Grande Garabagne de Henri Michaux ou Molloy de Samuel Beckett, et remise en question du sens même du voyage avec le célèbre « Je hais les voyages et les explorateurs » sur lequel s’ouvre Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss.

Identité, ailleurs et altérité
La « découverte » des Amériques par Christophe Colomb change radicalement la perception que les savants et lettrés ont du monde. Désormais, celui-ci ne se limite plus aux « trois mondes » qu’étaient l’Europe, l’Asie et l’Afrique, mais s’augmente d’un quatrième.
Dans les Caraïbes, Colomb rencontre des hommes, des animaux et des plantes inconnus. Les hommes et les femmes vivent nus, ils ne connaissent pas Dieu… Comment est-ce possible ? Comme la nature est généreuse, que les hommes vivent avec elle en harmonie, les Européens se demandent s’ils n’ont tout simplement pas atteint le paradis terrestre. « La rencontre de l’Indien, écrit Philippe Pottier, est tellement bouleversante qu’il faudra d’ailleurs s’interroger même su sa véritable nature : homme ou animal ? Ou homme encore dans l’Eden ? […] Pour les Indiens la même interrogation fondamentale sur la nature de ces nouveaux venus, ces hommes blancs, débouchera sur une problématique inversée : hommes et dieux ? » (Pottier, 2002, p.1) La Controverse de Valladolid posera beaucoup de questions sans pouvoir apporter de réponses définitives à toutes… Au tournant des quinzième et seizième siècle, l’Amérique remet donc en cause un certain nombre de certitudes. Comme l’explique Marie-Christine Gomez-Géraud, c’est dès le seizième siècle que se construit « un modèle de l’homme des antipodes, susceptible de renvoyer au lecteur d’Europe le miroir de ses propres faiblesse. » C’est ainsi que procède Montagne dans deux de ses textes les plus polémiques : « Des Cannibales » et « Des Coches ».
Au dix-septième siècle, parallèlement aux relations de voyage paraissent de plus en plus d’ouvrages scientifiques traitant des caractères des nations et visant à organiser de manière rationnelle le savoir sur le monde. C’est ce que tente par exemple de faire le Hollandais Olfert Dapper dans sa Description de l’Afrique (1676). Grâce aux rééditions, aux traductions et aux plagiats, cette somme connaît une remarquable fortune à la fin du dix-septième siècle et encore au dix-huitième siècle, où elle va servir de sources à de nombreux philosophes : Voltaire, Diderot…
Il est assez étonnant de constater que c’est la stupéfaction que l’on retrouve par rapport à deux mondes différents dans les récits de Colomb dans les Amériques et dans ceux de Bougainville et Cook, pour les îles du Pacifique Sud. C’est à ce moment que le mythe du Bon sauvage, né au seizième siècle, connaît un renouveau sous la plume des philosophes : avec L’Ingénu chez Voltaire, les Dialogues curieux de Lahontan ou encore le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot. Comme l’écrit Philippe Pottier : « Que l’Indien soit le noble sauvage qui prouve si bien les théories des philosophes […], ou l’ignoble sauvage, qui justifie, par sa sauvagerie, ses mœurs dégradées, son immoralité, toutes les conquêtes, toutes les conversions forcées, l’autre tombe à pic et est immédiatement instrumentalisé. » (Pottier, 2002, p.3)
« L’altérité, poursuit Philippe Pottier, par les différences qu’elle montre ou les concordances qu’elle révèle, établit le bien-fondé de la démarche du découvreur. Car il ne suffit pas de découvrir d’autres espaces, d’autres hommes, d’autres mondes, il faut savoir qu’en faire. Puisque nous sommes venus là, nous avons quelque chose à y faire. Et ce que nous avons à y faire, c’est civiliser ces autres hommes qui, bons ou mauvais, nobles ou ignobles, n’en sont pas moins des sauvages. » (Pottier, 2002, p.3)
C’est cette volonté de civiliser à tout prix qui va en grande partie servir à justifier les entreprises coloniales des grandes nations européennes au dix-neuvième siècle, lesquelles vont entre autre donner lieu au partage de l’Afrique lors de la Conférence de Berlin de 1881. Elle va s’accompagner d’une relecture du monde à laquelle vont se livrer historiens et anthropologues, qui va être à l’origine d’essais tels que L’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, venant conforter le bien fondé de cette mission civilisatrice.
Au vingtième siècle, de justificatifs aux entreprises coloniales et à l’affirmation de la supériorité de la race blanche, les essais et récits de voyage vont davantage se présenter comme de réelles tentatives de compréhension de l’autre avec des des historiens comme Jacques Soustelle au Mexique, des ethnologues comme Michel Leiris en Afrique, ou des voyageurs comme Nicolas Bouvier en Asie. L’une des œuvres parmi les plus marquantes demeure sans doute celle de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions » écrit-il dans Tristes Tropiques. Amertume, désillusion… la déception serait-elle finalement au bout du voyage ?

Récit de voyage et intertextualité
Quels que soient la destination, les points de passage ou l’itinéraire emprunté, les voyageurs manquent rarement de convoquer leurs lectures. Aussi l’intertextualité est-elle rapidement devenue une composante clé du récit de voyage. Les textes convoqués par les auteurs sont de nature diverse. Les plus anciens sont la Bible et les épopées homériques, mais les voyageurs puisent également dans les récits de voyage de leurs prédécesseurs ou dans le domaine de la fiction. Ainsi Maurice Barrès part-il en Grèce sur les traces de Chateaubriand et en Italie sur celles de Fabrice del Dongo, le héros de Stendhal !


Le récit de voyage est un genre protéiforme. Entre réalité et fiction, le cœur du voyageur balance souvent… Le genre du voyage a également servi de profonde source d’inspiration à de nombreux dessinateurs parmi lesquels Hergé, le père de Tintin, reporter au Petit Vingtième, et Hugo Pratt, le père de Corto Maltese, marin au long cours, allant toujours par les mers et les routes, en perpétuelle quête de trésors.



Texte d’étude : Relation d’un voyage à la côte des Cafres, par Guillaume de Laujardière

Guillaume de Laujardière embarque pour les Indes en 1686. Descendu à terre à bord d’une chaloupe avec quelques compagnons au large des côtes du Natal, il va demeurer parmi les Cafres une année durant avant d’être recueilli par un navire qui va le ramener en Europe. La Relation d’un voyage à la côte des Cafres, le récit de cette étonnante aventure, vraisemblablement rédigé au cours des semaines ayant suivi le retour du naufragé, a longtemps circulé sous la forme de manuscrits. Dans cet extrait, le narrateur rapporte une des plus étranges aventures qui lui soient advenues durant son séjour…

« Relation d’un voyage à la côte des Cafres »
Les femmes pareillement y ont un fort grand air de modestie. Dès qu’elles voient un homme, elles se couvrent si bien avec leur peau, qu’on ne leur voit presque que le blanc des yeux. Mais quoique devant le monde elles affectent de paraître fort sages et fort retirées, néanmoins, dans le particulier, ce n’est plus la même chose. On jugera de leur humeur par ce qui m’arriva un jour avec les filles du roi.
        J’étais allé visiter les Hollandais qui logeaient chez lui. Il fallait pour y aller traverser une petite rivière qui n’était pas loin de son habitation. Comme j’en approchai, je vis cinq femmes qui s’y baignaient. Dès qu’elles m’aperçurent, craignant que ce ne fut quelque autre ou que je ne fusse accompagné, elles coururent à leur peau et s’en couvrirent avec promptitude. Mais, alors qu’elles me reconnurent et qu’elles me virent seul, elles les laissèrent et se jetèrent sur moi. Elles m’eurent bientôt dessaisi de la mienne, ma ceinture fut mise en pièces. Enfin elles me mirent aussi bien qu’elles dans le même état que l’ont dépeint nos premiers parents. Après cela, elles me firent mille caresses, me reprochèrent d’avoir abandonné leur habitation, me louèrent sur ma beauté, vantèrent mon teint qui approchait très fort du leur, mes yeux si joliment enfoncés dans la tête, mon petit nez retroussé, ma bouche si bien fendue et mes lèvres si relevées qui sympathisaient tant avec les leurs. Elles ajoutèrent que, pour peu que mes cheveux fussent un peu plus crêpés, il n’y aurait pas un Macosse aussi joli que moi, que j’étais bien plus beau que ces autres Blancs avec leur couleur jaune et leurs cheveux blonds ; en un mot, je me vis bientôt travesti en un nouvel Adonis par ces dames cafres. Mais elles n’étaient pas des Vénus pour moi. Je faisais cependant ce que je pouvais pour m’arracher de leurs mains. En voyant qu’elles ne voulaient pas me rendre ma peau, je courus aux leurs, en pris une et me mis à courir de toute ma force vers leur habitation. Je rencontrai à quelques pas de là une des femmes du roi qui, me voyant cette peau sur les épaules, me demanda où je l’avais prise. Je lui contai toute mon aventure. Elle me défendit d’en parler à personne et me dit de lui rendre cette peau, et que je me donnasse bien garde de paraître ainsi devant le roi, qu’elle m’en voulait donner une autre, et que je l’attendisse dans le même endroit. »

Guillaume Chenu de Chalezac, sieur de Laujardière, Relation… [in] Fureur et Barbarie…, Paris, Cosmopole, 2003, p.120-121.



Biblio express
Corpus
Laujardière, Guillaume de, Relation d’un voyage à la côte des Cafres [in] Lanni, Dominique, Fureur et Barbarie…, Paris, Cosmopole, 2003, p.120-121.
Ouvrages
Antoine, Philippe,  Gomez-Geraud, Marie-Christine,   dirs., Roman et récit de voyage, Paris, PUPS, 2001, « Imago mundi ».
Gomez-Geraud, Marie-Christine,   dir., Les Modèles du récit de voyage. Littérales, Paris X-Nanterre, n°7, 1990.
Linon-Chipon, Sophie, Magri-Mourgues, Véronique, Moussa, Sarga, dirs., Miroirs de textes. Récits de voyage et intertextualité, Nice, Publications de la Faculté de Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 1998.
Montalbetti, Christine, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, 1997, « Ecriture ».
Moureau, François, dir., Métamorphoses du voyage à l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1986.
Pottier, Philippe, « Altérité. De l’Indien au tahitien : toujours l’autre, encore nous », CIRAP, mai 2002, p.1-7.





Cours 6
Le conte et la nouvelle de Boccace à Diderot
L’un des plus anciens contes serait les Deux Frères, un conte égyptien remontant au treizième siècle avant notre ère. Dans l’Antiquité latine, figurent un certain nombre d’histoires brèves mêlant réalisme, merveilleux et burlesque dans L’Ane d’or d’Apulée qui date du deuxième siècle. Le Moyen Age est particulièrement riche en récits brefs qu’on peut regrouper en quatre genres versifiés : les lais –des chants lyriques-, les fabliaux –contes à rire-, les isopets ou ysopets –recueils de contes mettant en scène des animaux- et enfin les contes pieux –des textes moralisateurs-. C’est au quatorzième siècle que le « dit » remplace tout à la fois le lais, le fabliau et le conte pieux, et à la même époque qu’apparaît la nouvelle, dont l’histoire va croiser, recouper et parfois se confondre avec l’histoire du conte pour mieux affirmer sa singularité.

Aux sources de la nouvelle : le Décaméron de Boccace
C’est dans les années 1349-1351 que paraît le Décaméron de Boccace. Construit sous la forme du récit cadre qui voit plusieurs individus conter chacun tour à tour une ou plusieurs histoires mettant en scène des faits vrais ou vraisemblables advenus à des personnages réels ou connus, le Décaméron va exercer une grande influence sur de nombreux auteurs de la Renaissance, comme Marguerite de Navarre, auteur de L’Heptaméron.
Si le genre de la nouvelle oscille du sérieux au plaisant au seizième, il va connaître une évolution notable à l’avènement du dix-septième siècle avec la publication par Cervantès de ses Nouvelles exemplaires (1613). Cervantès renouvelle le genre en apportant trois changements essentiels : il supprime le récit cadre, commence ses nouvelles in medias res, et développe une intrigue multipliant les péripéties. « Sous l’influence espagnole, écrivent M.-C. Thomine-Bichard et S. Cadinot, la nouvelle-fabliau finit par disparaître de l’horizon littéraire du siècle de Louis XIV ; elle ne retrouva vitalité que sous la forme du conte en vers, genre poétique mineur pratiqué par La Fontaine, et plus tard par Voltaire, puis Musset. » (M.-C. Thomine-Bichard et S. Cadinot, « Le récit bref », 2001, p.92)
Au dix-septième siècle et du fait de son caractère réaliste, la nouvelle se voit définie comme un « petit roman » par des auteurs comme Segrais et Sorel. Dans ses Nouvelles françaises (1623), Sorel développe ainsi des intrigues complexes à multiples rebondissement mettant en scène de petites gens et écrites dans un style dépouillé. Ce n’est donc pas la brièveté qui caractérise principalement le genre ; La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette est alors définie comme une nouvelle et non comme un roman. La fin du siècle est marquée par le retour du conte dans une veine spécifique : celle du conte de fées dans lequel va notamment s’illustrer Charles Perrault avec les adaptations de récits populaires qu’il va réunir et publier sous le titre d’Histoires ou Contes des temps passés (1697). Mais le succès de ces contes va être bref et très vite, il va céder la place à un autre type de contes, celui du conte oriental.

Galland et les Mille et une nuits
C’est à l’avènement du dix-huitième siècle qu’Antoine Galland publie sa traduction des contes des Mille et une nuits (1704). Cette publication est décisive : elle va exercer une influence à l’échelle européenne durant tout le siècle et inspirer des auteurs aussi différents que le Comte de Caylus, auteur des Contes orientaux (1743), Voltaire, auteur de Zadig (1747) ou William Beckford, auteur de Vathek, conte oriental.

La tradition du conte en vers
Si le lectorat contemporain cantonne en général le conte à la prose, nombre de contes sont écrits en vers, s’inscrivant dans une longue tradition qui remonte aux écrivains italiens Boccace (1313-1375) auteur du Décaméron (1348) et L’Arioste (1474-1533) auteur du Roland furieux (1516)  et de Satires, dont le continuateur français le plus illustre est au XVIIe siècle Jean  de La Fontaine (1621-1695). Dans leurs contes, Boccace et L’Arioste ont mis en vers des jeux de séduction, des histoires de cocuages et d’adultères, ridiculisant les maris, et des histoires tournant en dérision les barbons ou les ecclésiastiques, du moine paillard et du simple curé aux plus hauts dignitaires de l’église. En France, La Fontaine s’est brillamment illustré dans ce genre avec ses Contes et nouvelles mis en vers (1665-1674) qui ont connu un grand succès au XVIIIe. Si Voltaire les juge pleins « d’esprit, de grâces, de finesse », il déplore qu’« ils roulent presque toujours sur le même sujet. » Avec des contes comme Le Cocuage, Le Cadenas ou La Mule du Pape, Voltaire renoue avec cette tradition à une époque où les réformes consécutives au Concile de Trente pèsent lourdement sur la liberté d’expression, ce qui lui permet à la fois de se livrer à un exercice de style et de mener sa « croisade » anticatholique.

Conte et philosophie
Au XVIIIe siècle, le genre du conte philosophique, en alliant sur le mode comique la brièveté du conte et la portée instructive de l’essai, va connaître une remarquable fortune et participer activement au combat mené par les philosophes contre la tyrannie, l’intolérance et les injustices… Ces contes sont dits « philosophiques » par les thématiques ou les réflexions abordées mais également par les questions mêmes qu’ils posent sur la philosophie et ses limites. Tous les contes des Lumières ne sont pas des contes philosophiques ou ne développent pas une quelconque philosophie de même que la philosophie n’a pas pour unique mode d’expression la forme du conte.

Les sous-genres du conte
On distingue au XVIIIe siècle divers types de contes héritiers de plusieurs traditions : le conte réaliste, qui se fonde principalement sur l’observation du réel et place l’intrigue dans un cadre spatio-temporel connu et existant (Diderot, Les Deux amis de Bourbonne) ; le conte merveilleux, localisé dans un cadre spatio-temporel incertain, dominé par le surnaturel, et dont le conte de fées est l’une des variantes les plus prisées ; le conte galant ou libertin, dont l’intrigue consiste en une histoire d’adultère, et dont le conte licencieux est l’expression la plus poussée ; le conte philosophique ; le conte oriental, qui a pour cadre un Orient de fantaisie ; le conte moral, qui a pour finalité de délivrer une leçon ; le conte fantastique que Todorov définit comme « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel », et qui, mêlant habilement le réel et l’irréel, empêche le lecteur de pouvoir se prononcer entre les deux.

Le mélange des registres
On parle de registres pour définir les effets que l’auteur cherche à produire sur le lecteur. Le registre comique a pour fonction de déclencher le rire ou un sourire amusé. Il est fréquemment la résultante d’un décalage, d’un quiproquo, d’un trait de caractère, d’une situation, de répétitions… Le registre tragique exprime la douleur qui naît de la confrontation à des forces supérieures ou de l’impuissance éprouvée face à une adversité. Le registre pathétique (du grec pathos : souffrance) traduit une sympathie, une émotion, une compassion naissant de la confrontation à une situation ou un spectacle douloureux. Le registre lyrique vise à exprimer des sentiments profonds par la convocation récurrente de la première personne, le recours au champ lexical des sentiments, à une ponctuation fortement marquée, à des figures de style expressives et imagées (anaphores, comparaisons, métaphores, hyperboles…) Dans La Reine de Golconde, Boufflers mêle allègrement ces registres.

L’insertion du réel dans la fiction
La fiction connaît une remarquable évolution au XVIIIe siècle. Cette évolution est notamment marquée par une forte insertion du réel dans la fiction. Au cadre oriental et au cadre antique, les auteurs de fiction préfèrent les provinces françaises, la petite bourgeoisie ou les gens du peuple et un fort ancrage dans la vie quotidienne. Les conteurs et romanciers accordent désormais un intérêt tout particulier à tout ce à quoi se trouvent confrontés leurs contemporains. Les Deux amis de Bourbonne de Diderot illustre cette mutation : qu’il s’agisse des éléments relatifs au contexte français : le tirage au sort des miliciens, la misère dans les campagnes, la contrebande, la bataille d’Hastenbeck, ou des personnes ayant réellement existé, tels le président Coleau, le subdélégué Aubert, ou encore Fourmont.

Contestation et renouvellement des
conventions du conte
Avec Ceci n’est pas un conte, Diderot n’a de cesse d’interroger, de contester et de renouveler les conventions du conte, et cela, dès le titre. En intitulant son conte Ceci n’est pas un conte, Diderot questionne la nature même du genre en suggérant au lecteur de s’interroger sur ce qu’est un conte. Cela se poursuit avec la reprise, après un paragraphe faisant office d’entrée en matière, du titre du conte : « Ceci n’est pas un conte », typographiquement mis en évidence, et le récit de l’histoire de Tanié et de Madame Reymer, avec l’interruption permanente du narrateur par son interlocuteur, qui consiste en commentaires, dénégations, mots d’humeur, puis le récit par l’interlocuteur de l’histoire de Gardeil et de Mademoiselle de la Chaux, entrecoupée, cette fois-ci, par les remarques et observations du narrateur. Au sein de cet échange, chacun des locuteurs prend plaisir à mettre en scène le dialogue de ceux dont ils content les infortunes. Ultime contestation des conventions du conte : le conte traditionnel a pour finalité de conduire à la formulation d’une morale. Celle à laquelle parviennent les deux locuteurs a pour fonction d’inviter le lecteur à faire fi de ses préjugés et à ne pas se laisser aller à des jugements hâtifs.



Le recueil des Soirées de mélancolie de Loaisel de Tréogate traduit l’apparition d’une sensibilité nouvelle. Tendresse, mélancolie, douleur, culte de la nature, exaltation du moi : ce sont-là quelques-unes des principales caractéristiques de cette mouvance dans laquelle s’est inscrit Jean-Jacques Rousseau avec Julie ou la Nouvelle Héloïse dès 1761 et dont les œuvres les plus significatives, dues principalement à Madame de Staël et Benjamin Constant, vont paraître entre 1780 et 1820. C’est parce que ces années correspondent à une période d’instabilité et de bouleversements sur le plan politique –avec la Révolution, le Consulat, l’Empire et la Restauration- et à une période de recherches formelles et esthétiques qui annoncent le grand roman des années 1830 et le romantisme, que les critiques vont donner à cette mouvance et à cette sensibilité nouvelles le nom, quelque peu impropre, de préromantisme. Parce qu’il est anachronique –aucun auteur lui étant rattaché n’ayant jamais fait usage de ce terme– qu’un certain nombre de traits caractérisant le romantisme n’apparaissent pas dans les œuvres qu’il réunit –comme, notamment, la volonté de rompre avec les Lumières– et qu’il opère une coupure trop nette entre la raison et les passions, ce terme a fait l’objet de vifs débats et contestations.



Texte d’étude : Diderot, Ceci n’est pas un conte, 1772.

Touche à tout de génie, Diderot (1713-1784) s’est essayé à tous les genres : la pensée, le drame, le roman, l’essai, le conte, avec une prédilection pour le dialogue philosophique. Dans ses œuvres, il n’a eu de cesse de contester et de renouveler les conventions des genres : du roman dans Jacques le fataliste et son maître, du conte dans Ceci n’est pas un conte

Ceci n’est pas un conte
Lorsqu´on fait un conte, c´est à quelqu´un qui l´écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà pourquoi j´ai introduit dans le récit qu´on va lire, et qui n´est pas un conte ou qui est un mauvais conte, si vous vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur; et je commence.

" Et vous concluez de là ?
 - Qu´un sujet aussi intéressant devait mettre toutes les têtes en l´air, défrayer pendant un mois tous les cercles de la ville ; y être tourné et retourné jusqu´à l´insipidité ; fournir à mille disputes, à vingt brochures au moins, et à quelques centaines de pièces de vers pour et contre ; et qu´en dépit de toute la finesse, de toutes les connaissances, de tout l´esprit de l´auteur, puisque son ouvrage n´a excité aucune fermentation violente, il est médiocre, et très médiocre.
- Mais il me semble que nous lui devons pourtant une soirée assez agréable, et que cette lecture a amené...
- Quoi ? une litanie d´historiettes usées qu´on se décochait de part et d´autre, et qui ne disaient qu´une chose connue de toute éternité, c´est que l´homme et la femme sont deux bêtes très malfaisantes.
 - Cependant l´épidémie vous a gagné, et vous avez payé votre écot tout comme un autre.
- C´est que bon gré, mal gré qu´on en ait, on se prête au ton donné ; qu´en entrant dans une société, on arrange à la porte d´un appartement jusqu´à sa physionomie sur celles qu´on voit ; qu´on contrefait le plaisant quand on est triste ; le triste quand on serait tenté d´être plaisant ; qu´on ne veut être étranger à quoi que ce soit ; que le littérateur politique ; que le politique métaphysique; que le métaphysicien moralise ; que le moraliste parle finance ; le financier, belles-lettres ou géométrie ; que, plutôt que d´écouter ou se taire, chacun bavarde de ce qu´il ignore, et que tous s´ennuient par sotte vanité ou par politesse.
- Vous avez de l´humeur.
- A mon ordinaire.
- Et je crois qu´il est à propos que je réserve mon historiette pour un moment plus favorable.
- C´est-à-dire que vous attendrez que je n´y sois pas.
- Ce n´est pas cela.
- Ou que vous craignez que je n´aie moins d´indulgence pour vous, tête à tête, que je n´en aurais pour un indifférent en société.
- Ce n´est pas cela.
- Ayez donc pour agréable de me dire ce que c´est.
- C´est que mon historiette ne prouve pas plus que celles qui vous ont excédé.
- Eh ! dites toujours.
- Non, non, vous en savez assez.
- Savez-vous que de toutes les manières qu´ils ont de me faire enrager, la vôtre m´est la plus antipathique ?
- Et quelle est la mienne ?
- Celle d´être prié de la chose que vous mourez de faire. Eh bien ! mon ami, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien vous satisfaire.
- Me satisfaire !
- Commencez, pour Dieu, commencez.
- Je tâcherai d´être court.
- Cela n´en sera pas plus mal. "
Ici, un peu par malice, je toussai, je crachai, je développai lentement mon mouchoir, je me mouchai, j´ouvris ma tabatière, je pris une prise de tabac, et j´entendais mon homme qui disait entre ses dents : " Si l´histoire est courte, les préliminaires sont longs. " Il me prit envie d´appeler un domestique sous prétexte de quelque commission ; mais je n´en fis rien, et je dis :

CECI N´EST PAS UN CONTE

" Il faut avouer qu´il y a des hommes bien bons et des femmes bien méchantes. »

Denis Diderot, Ceci n’est pas un conte [in] Ceci n’est pas un conte et autres contes excentriques du XVIIIe siècle, Paris, Magnard, 2009, « Classiques & Contemporains ». Edition établie par Dominique Lanni, p.73-75.



Biblio express…
Diderot, Denis, Ceci n’est pas un conte [in] Ceci n’est pas un conte et autres contes excentriques du XVIIIe siècle, Paris, Magnard, 2009, « Classiques & Contemporains ». Edition établie par Dominique Lanni.
Gaillard, Aurélia, Fables, mythes, contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Paris, Champion, 1996.
Godenne, René, Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Droz, 1970.
Scherer, Jacques, Le Cardinal et l’orang-outang. Essai sur les inversions et les distances dans la pensée de Diderot, Paris, SEDES, 1972.
Soler, Patrice, « Conte », Genres, formes, tons, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, « Premier cycle », p.69-85.
Thomine-Bichard, Marie-Claire et Cadinot, Sylvie, « Le récit bref », dans Mortier, Daniel, dir., Les Grands genres littéraires, Paris, Champion, 2001, « Unichamp-Essentiel », p.89-120.





Cours 7
Le biographique
On réunit sous l’appellation « biographique » des genres qui ont en commun de parler de parler du « moi » : la confession, le journal intime, la correspondance, l’autobiographie, l’autofiction, les mémoires… On fait remonter aux Confessions de Saint-Augustin les origines du genre biographique. A l’instar du récit de voyage, c’est un genre protéiforme qui se nourrit des autres genres desquels il est voisin mais également de genres auxquels il ne devrait a priori pas être lié puisque fondé sur un pacte de vérité noué avec le lecteur au seuil de l’ouvrage. Quels sont les points communs entre ces différents genres ? Qu’est-ce qui les différencie ? Qu’est-ce qui fait leur singularité ?

Le journal, l’autobiographie, l’autoportrait, les mémoires : typologie des différents genres ressortissant du biographique
Bien qu’ils aient de nombreux points en commun, les genres réunis sous l’appellation du biographique ont des spécificités marquées. Il ne s’agit pas ici de définir tous les genres regroupés sous cette étiquette mais seulement de présenter ceux qui ont donné le plus d’œuvres littéraires marquantes : le journal, l’autobiographie, l’autoportrait et les mémoires.
Le journal. Ce type de témoignage est écrit à la première personne. L’auteur, le narrateur et le protagoniste forment une même personne. Les événements dont l’auteur est le témoin ou auxquels il participe sont consignés au jour le jour. L’un des plus célèbres journaux du seizième siècle est le Journal de Pierre de l’Estoile.
L’autobiographie. Philippe Lejeune définit l’autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.» L’autobiographie est écrite à la première personne. L’auteur, le narrateur et le protagoniste ne forment qu’une seule et même personne. Les événements sont passés lorsque l’auteur entreprend d’en faire le récit : aussi le récit est-il toujours rétrospectif. L’auteur développe une réflexion approfondie sur son moi, sur son être profond, sur sa genèse et son épanouissement.
L’autoportrait. Ce genre est très proche de l’autobiographie. Ce qui les différencie fondamentalement est le projet qui sert de moteur à l’écriture. Alors que l’autobiographie vise à retracer une existence, l’autoportrait vise à livrer un portrait de l’auteur à un moment donné de sa vie : celui où il écrit. Les Essais de Michel de Montaigne et L’Age d’homme de Michel Leiris figurent parmi les autoportraits les plus emblématiques de la littérature française.
Les mémoires. L’auteur des mémoires est généralement un personnage qui a exercé un rôle public : prélat, diplomate, homme politique. L’auteur, acteur ou témoin de l’histoire, raconte les événements historiques auxquels il a participé ou assisté. Comme dans l’autobiographie, les événements sont passés lorsque l’auteur entreprend d’en faire le récit : aussi le récit est-il toujours rétrospectif. A la différence de ce qui se passe dans l’autobiographie en revanche, l’auteur ne développe pas une réflexion sur son être profond, mais livre un regard sans concession sur le monde auquel il a appartenu et sur l’histoire dont il a été un acteur ou un témoin.

Un genre « au carrefour des genres en prose » : les mémoires
L’expression est de Marc Fumaroli pour signifier que les mémoires occupent une place tout à fait particulière dans les genres ressortissant du biographique.
A l’âge classique, la hiérarchie des genres est très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. C’est la poésie et l’histoire qui sont au sommet des genres, suivis par le théâtre, la tragédie, genre noble, étant suivie de la comédie, genre bas, et tout à la fin viennent le roman et les contes.
On retrouve cette hiérarchie dans la production des auteurs. Ainsi Voltaire est-il d’abord connu et reconnu dans son siècle comme poète –il est l’auteur de ce long poème épique qu’est la Henriade-, tragédien –auteur notamment de Œdipe, Zaïre, Mahomet et Mérope- et comme historien –auteur d’une monumentale somme visant à retracer l’histoire de toutes les nations du monde : l’Essai sur les mœurs-.
C’est parce que les mémoires empruntent à chacun de ces genres : à l’autobiographie et à ses formes apparentées pour la manière dont le « moi » se révèle et se dévoile, à l’histoire pour le fond, au théâtre et au roman pour la forme, qu’on dit qu’ils se trouvent à la croisée des genres ou « au carrefour des genres en prose » suivant la très belle expression forgée par Marc Fumaroli.

Des mémoires exemplaires au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles : les Mémoires de Saint-Simon
Les Mémoires de Saint-Simon ne sont pas les seuls mémoires composés et publiés à l’âge classiques, loin de là. Les spécialistes du genre et de la période ont ainsi dénombré pas moins de quarante œuvres, de longueur inégale et de qualité variable.
Si les Mémoires du duc de Saint-Simon demeurent les plus illustres mémoires de l’âge classique, c’est d’abord parce qu’ils portent sur plus de trente années de la vie de la cour, qui incluent la fin du règne d’un de nos plus grands monarques, Louis XIV, et cette période si favorable aux arts qu’a été la Régence. En dépit d’erreurs, c’est un remarquable témoignage historique. C’est ensuite parce qu’il s’agit du témoignage personnel d’un écrivain qui sait observer et peindre. D’où des portraits vrais, vivants, saisis d’après nature, et des scènes mémorables. C’est enfin parce la dimension morale y occupe une place prépondérante. Ayant reçu un certain nombre de préceptes moraux et croyant en ces préceptes, Saint-Simon est sensible aux libertés que les courtisans prennent avec ce qui est pour lui un idéal, et il est d’autant plus sévères avec eux qu’ils ont reçu la même éducation et les mêmes préceptes ; d’où cette ironie et ce cynisme qui sont une caractéristique majeure de ses Mémoires.



Les œuvres rattachées au biographique sont des récits émanant d’une personnalité forte. La nature exacte de l’ouvrage dépend du projet de l’auteur, de sa relation au moi et au monde et du moment auquel il décide d’écrire. En dépit des classifications élaborées, il reste difficile de rattacher certaines œuvres à une catégorie générique précise. Mais c’est sans doute là la marque des plus grands textes qui ressortissent du biographique, qu’il s’agisse des Essais de Montaigne, des Confessions de Jean-Jacques Rousseau ou de L’Age d’homme de Michel Leiris.



Texte d’étude : Mémoires, par Saint-Simon, 1739-1750 (dates de composition)

Témoin de trois règnes successifs, Saint-Simon (1675-1755) entreprend de rédiger ses Mémoires en 1739. En brossant le portrait de nombre de ses contemporains, en mettant au jour les mécanismes des intrigues ayant rythmé durant des années la vie de la cour, Saint-Simon a été le grand mémorialiste du siècle de Louis XIV. S’il n’a jamais dissimulé l’admiration qu’il vouait au roi, il n’a pas manqué une occasion de dénoncer les dysfonctionnements de sa politique. Louis XIV s’est entouré de ministres entièrement dévoués à sa personne pour mieux régner. Le royaume en a pâti et c’est ce que Saint-Simon déplore dans ces lignes :

« […] ces champignons de nouveaux ministres tirés en un moment de la poussière, et placés au timon de l’Etat, ignorants également d’affaires et de cour, également enorgueillis et enivrés, incapables de résister, rarement même de se défier de ces sortes de souplesse, et qui ont la fatuité d’attribuer à leur mérite ce qui n’est prostitué qu’à la faveur. […] des hommes qui, tirés de la poussière et tout à coup portés à la plus sûre et la plus suprême puissance, étaient si accoutumés à régner en plein sous le nom du Roi, auquel ils osaient même substituer quelquefois le leur, en usage tranquille et sans contredit de faire et de défaire les fortunes, d’attaquer avec succès les plus hautes, d’être les maîtres des plus patrimoniales de tout le monde, de disposer avec toute autorité du dedans et du dehors de l’Etat, de dispenser à leur gré toute considération, tout châtiment, toute récompense, de décider de tout hardiment par un le Roi le veut, de sécurité entière même à l’égard de leurs confrères, de ce que qui que ce fût n’osait ouvrir la bouche au Roi de rien qui pût regarder leur personne, leur famille, ni leur administration, sous peine d’en devenir aussitôt la victime exemplaire pour quiconque l’eût hasardé, par conséquent en toute liberté de taire, de dire, de tourner toutes choses au Roi comme il leur convenait, en un mot rois d’effet, et presque de représentation […] »

Saint-Simon, Mémoires, Paris, Flammarion, 2001. Edition établie par Delphine de Garidel.



Biblio express
Corpus
Saint-Simon, Mémoires, Paris, Flammarion, 2001. Edition établie par Delphine de Garidel.
Ouvrages
Bastide, François-Régis, Saint-Simon par lui-même, Paris, Editions du Seuil, 1965, « Ecrivains de toujours ».
Coirault, Yves, L’Optique de Saint-Simon, Paris, Armand Colin, 1965.
Fumaroli, Marc, « Les Mémoires au carrefour des genres en prose », La Diplomatie de l’esprit de Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, 2001.
Hamburger, Kate, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986.
Van der Cruysse, Dirk, Le Portrait dans les Mémoires de Saint-Simon, Paris, Nizet, 1971.





Cours 8
Le poème en vers libres
Ayant considérablement évolué au fil des siècles, le poème est l’un des genres les plus protéiformes qui soit. Assujetti à des formes canoniques et inféodé à une poétique ou à l’inverse suivant la seule liberté du poète, c’est le genre qui a donné les productions les plus disparates. Paradoxalement, le poème en prose n’est pas né au dix-neuvième siècle. Bien que méconnues, des expérimentations ont été menées dès le dix-huitième siècle.  

La réglementation classique au dix-septième siècle
Contre les innovations des poètes de La Pléiade, les poètes de l’âge classique vont élaborer une réglementation dont les principales règles sont énoncées par Nicolas Boileau dans le Chant I de son Art poétique (1669). Pour Boileau et ses contemporains, la primauté doit être donnée à la raison, la clarté doit être privilégiée au détriment de l’hermétisme, les règles de la langue française doivent être respectées. Le poète doit recourir à un lexique noble. L’organisation syntaxique du poème doit se conformer à la métrique… Les poètes de l’âge classique se sont pliés à ces règles formelles contraignantes et se sont appliqués à les respecter. Cependant, cette formalisation extrême a logiquement conduit à une série de contestations dont l’émergence de la prose poétique au dix-huitième siècle est l’une des conséquences.

La prose poétique au dix-huitième siècle
Trop académique, trop formelle, la poésie va connaître une évolution décisive grâce aux traductions en prose de poème en vers qui se multiplient à l’avènement du dix-huitième siècle. Commentant ce phénomène, l’Abbé Prévost souligne en 1735 «  le succès d’un certain nombre de Traductions en Prose Poétique qui ont transmis dans notre langue, sans le recours de la Rime, toutes les beautés de la poésie étrangère. » (IAP, p.19) Jusqu’alors, auteurs et poéticiens opposaient poésie et prose. Avec ces traductions, cette opposition est rendue caduque. Ainsi que l’observe justement Gérard Dessons : « La traduction de vers métriques en prose non mesurée eut donc pour conséquence de révéler la poésie dont la prose était capable. » (IAP, p.19) Jusqu’alors, la notion de rythme était indissociée de la rime. Grâce à ces traductions, on va désormais associer davantage le rythme à la prose et concevoir que le rythme peut jouer un rôle prépondérant dans la prose. D’où l’apparition à la même époque d’œuvres en prose au rythme affirmé. C’est grâce à ces traductions et aux réflexions qu’elles ont nourries qu’ont été rendu possibles les expérimentations de poètes comme Aloysius Bertrand ou Charles Baudelaire au dix-neuvième siècle.

Le poème en prose
Grâce aux innovations des poètes du dix-huitième siècle, libéré du vers, le poème connaît une série d’évolutions qui président à l’apparition de formes nouvelles qui vont connaître une remarquable fortune tout au long du dix-neuvième siècle : le poème en prose et poème en vers libres.
C’est en 1842 que paraît le chef-d’œuvre posthume d’Aloysius Bertrand, « genre de prose tout nouveau », mélange de « divers procédés, nouveaux peut-être, d’harmonie et de couleur », Gaspard de la nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot. Si la trame de l’ouvrage se suit assez aisément d’un poème à l’autre, ce qu’Aloysius Bertrand a privilégié, ce sont les procédés qui participent au rythme de l’œuvre et relient les différentes strophes des poèmes les unes aux autres, tels les anaphores, les répétitions et les parallélismes.
C’est après avoir lu Gaspard de la nuit que Baudelaire décide « d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé [que Bertrand] avait appliqué à la peinture de la vie ancienne. » Ce dont il rêve, c’est d’une « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. » Cette œuvre, ce seront les Petits poèmes en prose.

Le poème en vers libres
Le poème versifié a conservé à évoluer donnant naissance à des poèmes de mètres et de longueur divers d’un poème à l’autre, mais réguliers au seine d’un même poème. C’est à la fin du dix-neuvième siècle qu’apparaît un nouveau type de poèmes composé en vers de mètres différents : le poème en vers libres. Dans « Le vers libre », Adolphe Retté écrit : « Cherche ton rythme aux empires profonds de ton âme […]. Car le rythme, c’est la vie elle-même […]. Il est l’enfant nouveau qui dira ton âme à toi et la dira librement, se moquant de la Rime riche et de la Rime rare, du nombre et de la quantité des syllabes. » (1893) Gustave Kahn, Jean Moréas, Jules Laforgue, Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck vont contribuer chacun à donner au poème en vers libres ses lettres de noblesse.



Texte d’étude : « Salomé » par Guillaume Apollinaire, 1905 et 1913.

C’est en 1905 que Guillaume Apollinaire fait paraître pour la première fois, après Flaubert, Huysmans, Mallarmé et Fargue, qui se sont intéressés à cette figure mythique, et avant de le reprendre en 1913 dans Alcools, son poème « Salomé », dédié à cette princesse qui exécuta pour son oncle Hérode Antipas une danse à l’issue de laquelle elle réclama la tête de Jean-Baptiste.



Salomé
Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste
Sire je danserais mieux que les séraphins
Ma mère dites-moi pourquoi vous êtes triste
En robe de comtesse à côté du Dauphin

Mon coeur battait battait très fort à sa parole
Quand je dansais dans le fenouil en écoutant
Et je brodais des lys sur une banderole
Destinée à flotter au bout de son bâton

Et pour qui voulez-vous qu'à présent je la brode
Son bâton refleurit sur les bords du Jourdain
Et tous les lys quand vos soldats ô roi Hérode
L'emmenèrent se sont flétris dans mon jardin

Venez tous avec moi là-bas sous les quinconces
          Ne pleure pas ô joli fou du roi
Prends cette tête au lieu de ta marotte et danse
N'y touchez pas son front ma mère est déjà froid

Sire marchez devant trabants marchez derrière
Nous creuserons un trou et l'y enterrerons
Nous planterons des fleurs et danserons en rond
Jusqu'à l'heure où j'aurai perdu ma jarretière
          Le roi sa tabatière
          L'infante son rosaire
          Le curé son bréviaire

Guillaume Apollinaire, « Salomé » [in] Alcools,
Paris, Gallimard, 1999, « La Bibliothèque Gallimard »
Edition établie par Henri Scepi, p.131-132



Biblio express
Corpus
Apollinaire, Guillaume, Alcools, Paris, Gallimard, 1999, « La Bibliothèque Gallimard ». Edition établie par Henri Scepi.
Ouvrages
Bernard, Suzanne, Le Poème en prose, de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959.
Cornulier, Benoît de, Théorie du vers, Paris, Editions du Seuil, 1982.
Cornulier, Benoît de, Art poétique : notions et problèmes de métrique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995.
Decaudin, Michel, La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française, 1895-1914, Genève, Slatkine, 1981.





Cours 10
Le roman contemporain
Si le roman est aujourd’hui un genre plébiscité il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque le terme apparaît au Moyen Age, c’est pour désigner les textes écrits en langue romane, qu’ils soient ou non narratifs. Non poétique et écrit en langue vulgaire, le roman apparaît donc très tôt comme un genre mineur par rapport à ces genres nobles que sont l’épopée et la tragédie, selon la hiérarchie des genres établie par Aristote. Au dix-septième siècle, le genre se cherche. Sont ainsi publiés des imitations des romans grecs et latins, des romans champêtres fleuves comme L’Astrée d’Honoré d’Urfé, mais aussi le premier roman psychologique : La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. Au dix-huitième, le genre est considéré comme frivole. Néanmoins, il donne lieu à d’intéressantes expérimentations. Au dix-neuvième siècle, les Romantiques, les Réalistes et les Naturalistes, en signant des œuvres ambitieuses, donnent au roman ses lettres de noblesse.

La Crise du roman
A la fin du dix-neuvième siècle, sous la houlette de Stéphane Mallarmé et des écrivains regroupés autour de lui, qui forment l’école symboliste, s’opère une critique du roman naturaliste. Selon ces écrivains, la littérature ne doit pas tenter de copier la réalité ou de la décrire de manière objective et scientifique, mais à l’inverse, la suggérer via le « sens mystérieux des aspects de l’existence. » Aussi est-ce la raison pour laquelle ils estiment que seule la poésie permet d’accéder au sublime.
Dans son Journal des Faux-Monnayeurs, qu’il rédige parallèlement à l’écriture de son roman, Gide, revenant sur l’école symboliste écrit : « Le grand grief contre elle, c’est le peu de curiosité qu’elle marqua devant la vie […]. La poésie devint pour eux un refuge ; la seule échappatoire aux hideuses réalités ; on s’y précipitait avec une ferveur désespérée. Désenchantant la vie de tout ce qu’ils estimaient n’être que leurre, doutant qu’elle valût la peine d’« être vécue », quoi d’étonnant s’ils n’apportèrent pas une éthique nouvelle […] »
La plupart des auteurs symbolistes s’illustrent dans la poésie, tels Stéphane Mallarmé, Jules Laforgue, Paul Valéry et Henri de Régnier, ou dans le théâtre, tels Paul Claudel et Maurice Maeterlinck. Rares sont ceux qui continuent d’écrire des romans. Parmi ceux-ci figurent Elémir Bourges, Antoine Villiers de l’Isle-Adam, Edouard Dujardin et Georges Rodenbach.
Le 1er février 1909 paraît le premier numéro de la N.R.F., revue ouverte à toutes les formes d’art, laquelle va faire une place au roman en publiant des œuvres des romanciers phares de l’époque : Jules Romains, Georges Duhamel, Pierre Drieu La Rochelle, Roger Martin du Gard et Marcel Proust.

Les mouvements Dada et surréaliste
Le mouvement Dada, apparu en France au début des années vingt, participe également à cette contestation de l’esthétique naturaliste du roman. Estimant que l’artiste doit se libérer des carcans de la tradition et des codes pour créer en toute liberté, les principaux représentants du mouvement, Tristan Tzara, Jean Arp et Georges Ribemont-Dessaignes, produisent des œuvres révolutionnaires en poésie et en peinture.
Avec Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, en rupture avec certains aspects du mouvement Dada, fondent un nouveau mouvement : le Surréalisme. Dans leur manifeste, Breton et Soupault le définissent comme « un automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. »
Inspirés par l’œuvre de Freud, fascinés par l’inconscient et adeptes de techniques d’écriture nouvelles, les Surréalistes ne révolutionnent pas le roman, ils le condamnent en rejetant tous ses fondements.

Le renouveau du roman : André Gide et les avant-gardes
C’est par l’intermédiaire de Jean Cocteau qu’André Gide rencontre les Surréalistes en 1919. En 1922, Breton publie quelques propos échangés avec Gide suite à la parution de ses Morceaux choisis quelques mois plus tôt. Ce dont Gide est convaincu et c’est ce qui l’a rapproché des Surréalistes, c’est que le roman, tel qu’il a existé jusqu’alors, ne peut plus être. Dans Les Faux-Monnayeurs, les allusions au mouvement Dada et aux surréalistes sont nombreuses, de même que les critiques développées à l’égard du roman réaliste et du roman naturaliste, dans le journal d’Edouard. Ce que traduisent Les Faux-Monnayeurs, c’est une crise de la représentation, dont se font l’écho les propos que note Gide dans son Journal à la date du 20 décembre 1924 : « C’est le sentiment de la réalité que je n’ai pas. Il me semble que nous nous agitons tous dans une parade fantastique et que ce que les autres appellent réalité, que leur monde extérieur n’a pas beaucoup plus d’existence que le monde des Faux-Monnayeurs ou des Thibault. »
Tout en refusant le réalisme, André Gide nourrit paradoxalement l’ambition de faire entrer le réel dans son entièreté dans son roman ainsi qu’il le note dans son Journal des Faux-Monnayeurs à la date du 17 juin 1919 : « Si touffu que je souhaite ce livre, je ne puis songer à tout y faire entrer. Et c’est pourtant ce désir qui m’embarrasse encore… » Gide parvient à concilier ce refus du réalisme et ce désir de totalité en « purge[ant] le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. » (LFM, p.84-85)



Tout en suivant avec intérêt les réalisations des mouvements d’avant-garde, André Gide a toujours veillé à conserver son indépendance. Dans les années vingt, le roman est un genre controversé, comme le confirment ces titres d’articles parus dans la presse : « A bas le roman », « Apologie pour le roman », « Les méfaits du roman », « Le roman en danger », « Défense du roman »… Remis en cause par les surréalistes et les férus de psychanalyse, le roman se voit concurrencé par les reportages, les récits de voyage, mais aussi par le cinéma.



Texte d’étude : André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925.

André Gide (1869-1951) se consacre très tôt à la littérature. Il fonde la Nouvelle Revue Française en 1909, voyage, en Afrique notamment. Ses œuvres –L’Immoraliste, La Symphonie pastorale, Les Faux-monnayeurs…- portent la marque de son déchirement entre ses valeurs morales et ses aspirations. Il a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1947. Ce texte est extrait des Faux-monnayeurs. Dans une lettre, Bernard explique à son père les raisons pour lesquelles il a choisi de rompre avec sa famille.

« Monsieur,
J’ai compris, à la suite de certaine découverte que j’ai faite par hasard cet après-midi, que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c’est pour moi un immense soulagement. En me sentant si peu d’amour pour vous, j’ai longtemps cru que j’étais un fils dénaturé ; je préfère savoir que je ne suis pas votre fils du tout. Peut-être estimez-vous que je vous dois la reconnaissance pour avoir été traité par vous comme un de vos enfants ; mais d’abord j’ai toujours senti entre eux et moi votre différence d’égards, et puis tout ce que vous en avez fait, je vous connais assez pour savoir que c’était par horreur du scandale, pour cacher une situation qui ne vous faisait pas beaucoup honneur – et enfin parce que vous ne pouviez pas faire autrement. Je préfère partir sans revoir ma mère, parce que je craindrais, en lui faisant mes adieux définitifs, de m’attendrir et aussi parce que devant moi, elle pourrait se sentir dans une fausse situation – ce qui me serait désagréable. Je doute que son affection pour moi soit bien vive ; comme j’étais le plus souvent en pension, elle n’a guère eu le temps de me connaître, et comme ma vue lui rappelait sans cesse quelque chose de sa vie qu’elle aurait voulu effacer, je pense qu’elle me verra partir avec soulagement et plaisir. Dites-lui, si vous en avez le courage, que je ne lui en veux pas de m’avoir fait bâtard ; qu’au contraire, je préfère ça à savoir que je suis né de vous. (Excusez-moi de parler ainsi ; mon intention n’est pas de vous écrire des insultes ; mais ce que j’en dis va vous permettre de me mépriser, et cela vous soulagera.)
Si vous désirez que je garde le silence sur les secrètes raisons qui m’ont fait quitter votre foyer, je vous prie de ne point chercher à m’y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter est irrévocable. Je ne sais ce qu’a pu vous coûter mon entretien jusqu’à ce jour ; je pouvais accepter de vivre à vos dépens tant que j’étais dans l’ignorance, mais il va sans dire que je préfère ne rien recevoir de vous à l’avenir. L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable et je crois que, si c’était à recommencer, je préfèrerais mourir de faim plutôt que de m’asseoir à votre table. Heureusement il me semble me souvenir d’avoir entendu dire que ma mère, quand elle vous a épousé, était plus riche que vous. Je suis donc libre de penser que je n’ai vécu qu’à sa charge. Je la remercie, la tiens quitte de tout le reste, et lui demande de m’oublier. Vous trouverez bien un moyen d’expliquer mon départ auprès de ceux qui pourraient s’en étonner. Je vous permets de me charger (mais je sais bien que vous n’attendrez pas ma permission pour le faire).
Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu’il me tarde de déshonorer.
Bernard Profitendieu

P.S. – Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, je l’espère pour vous. »

André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1959, chapitre 2.



Biblio express
Corpus
Gide, André, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 2008, « Folioplus ».
Gide, André, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 2002 [1927], « L’Imaginaire ».
Ouvrages
Auerbach, Erich, Mimésis, Paris, Gallimard, 1989 [1946], « Tel ».
Chartier, Pierre, Les Faux-Monnayeurs d’André Gide, Paris, Gallimard, 1991, « La Foliothèque».
Magny, Marie-Claude, Histoire du roman français depuis 1918, Paris, Editions du Seuil, 1950.
Raimond, Michel, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1968.





Cours 11
Le théâtre de l’absurde
C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que plusieurs auteurs aux origines et trajectoires différentes, le Roumain Eugène Ionesco, l’Irlandais Samuel Beckett, le Russe Arthur Adamov et le Français Jean Genet inaugurent en signant des œuvres qui déconcertent la critique spécialisée, la presse et le public –La Cantatrice chauve (1950), En Attendant Godot (1952), La Parodie (1947), Les Bonnes (1947), un théâtre marquant une rupture avec le théâtre tel qu’il a été pensé, écrit, mis en scène et joué jusqu’alors, notamment le théâtre très politique et très littéraire d’Albert Camus –Caligula (1944), de Jean-Paul Sartre –Les Mouches (1943), Huis clos (1944)-, Henry de Montherlant –La Reine morte (1942)- et Jean Giraudoux, le plus joué d’entre tous –La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), Electre (1937), Ondine (1939). C’est ce caractère déconcertant qui va conduire un critique à réunir sous la dénomination de « théâtre de l’absurde » ces auteurs et ceux qui vont s’inscrire dans la même veine. Bien que les intéressés estiment chacun n’avoir rien en commun les uns avec les autres, l’expression va rapidement s’imposer. Que les auteurs réunis sous cette étiquette aient un certain nombre de préoccupations communes en dépit d’esthétiques différentes n’est pas anodin.

Aux sources du théâtre de l’absurde : la prise de conscience d’un monde en ruines
Que ces pièces aient été écrites et créées au lendemain de la seconde guerre mondiale n’est pas anodin. La seconde guerre mondiale a mis en évidence de manière effroyable la remarquable capacité de l’homme à se détruire via le nombre de victimes, la découverte de l’horreur de la solution finale imaginée et mise en œuvre par les Nazis mais également via le choc de la destruction des villes de Hiroshima et de Nagazaki par la bombe atomique. La dictature de Franco en Espagne, le totalitarisme de Staline en URSS et la division d’un monde en deux blocs armés chacun de l’arme nucléaire laissent présager un avenir des plus sombres. Au début de la guerre, Ionesco écrivait dans son Journal « Si je pouvais me défaire de cette vie. La grâce et l’amour sont morts.  La guerre et ses lendemains ont laissé un monde en ruines. Autant que les villes, ce sont les êtres qui sont détruits. Et ils ont d’autant plus de mal à croire en l’humanité qu’une partie de leurs illusions est morte.

Des interrogations communes et des réalisations singulières
Perte des valeurs humaines, fin de la croyance en Dieu, prise de conscience de la bêtise et de la monstruosité de l’homme, prise de conscience de l’absurdité de l’existence, sentiment d’angoisse existentielle, sentiment de culpabilité… Ce sont là quelques-uns des thèmes autour desquels se sont retrouvés Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Jean Genet, Arthur Adamov, Jean Genet et d’autres dramaturges à leur suite, et qui leur ont valu d’être réuni sous une même étiquette. « On a dit que j’étais un écrivain de l’absurde ; il y a des mots comme ça qui courent les rues, c’est un mot à la mode qui ne le sera plus », écrit Ionesco dans Notes et contre-notes. Contrairement à ce qu’il pensait, le mot est resté.
L’absurde tel que le conçoivent ces auteurs n’a rien de commun avec la philosophie de l’absurde développée par Albert Camus dans son récit L’Etranger, dans Caligula et Le Malentendu, deux textes dramatiques, et dans son essai Le Mythe de Sisyphe. Leur conception de l’absurde diffère en effet par le traitement des thèmes, le questionnement quasi métaphysique et l’explosion du langage.
Comme l’observe justement Martine Cécillon, avec ces dramaturges, « le théâtre perd ses perspectives conventionnelles et s’inscrit alors dans les limites de son outil même : le langage. Il s’agit de montrer l’angoisse par les mots eux-mêmes et non plus par la fable dramatique : ce sont les « situations de langage » dont parle le critique Roland Barthes. » (Cécillon, 1998, p.7)
Car ce qui va aussi caractériser les expériences de ces auteurs, c’est leur conception du théâtre et le rôle prépondérant qu’ils vont accorder au langage. Tous ces auteurs sont animés par une même volonté de renouveler le langage dramatique, de lui conférer une nouvelle dimension et une nouvelle fonction : « Le véritable théâtre dit d’avant-garde ou révolutionnaire est celui qui, s’opposant audacieusement à son temps, se révèle comme inactuel, rejoint le fond commun comme universel […] et étant universel, peut être considéré comme classique […]. Le but est de retrouver, de dire la vérité oubliée », écrit Ionesco dans Notes et contre-notes.
Cette vérité, ces dramaturges vont la formuler chacun à leur manière. Dans des pièces comme La Cantatrice chauve (1950), Rhinocéros (1960) ou encore Le Roi se meurt (1962), Eugène Ionesco décline l’absurdité sous toutes ses formes : que ce soit dans la fable, dans les situations ou dans le langage, l’absurde est omni-présent pour dire la vacuité du monde et la vanité de l’existence humaine.
Bien que Samuel Beckett ait été très tôt associé à Eugène Ionesco, leurs univers sont très éloignés. Au centre de l’univers beckettien : l’angoisse existentielle dans un monde dénué de tout espoir que la parole s’évertue tant bien que mal à combler, dans des pièces comme En attendant Godot (1953), Fin de partie (1957), ou Oh, les beaux jours (1960).
Radicalement différent, plus intimement lié à l’actua-lité politique, le théâtre de Jean Genet est un théâtre du cérémonial. Que ce soit dans Les Bonnes (1947), Le Balcon (1956), Les Nègres (1959) ou Les Paravents (1961), le théâtre dans le théâtre et la représentation jouent un rôle prépondérant.

Un théâtre novateur servi par des metteurs en scène audacieux et talentueux
Les auteurs réunis sous l’étiquette « théâtre de l’ab-surde » n’auraient jamais connu le succès, ou n’auraient profité que des éclats nés des polémiques auxquelles la représentation de leurs pièces avaient donné lieu, si celles-ci n’avaient pas été montées par des metteurs en scène audacieux. Le nom de Nicolas Bataille est indissociable de La Cantatrice chauve ; depuis 1950, c’est toujours sa mise en scène de la pièce qui est jouée sans interruption au Théâtre de la Huchette. Le nom de Roger Blin reste associé à celui de Jean Genet. Le dramaturge s’est plaint avec force tapage des metteurs en scène qui ont monté ses différentes pièces.  Le seul qui ait trouvé grâce à ses yeux est Roger Blin, qui a entre autre mis en scène Les Bonnes et Les Nègres… C’est à cette même époque que ce sont imposés ces metteurs en scène qui ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de la dramaturgie au cours de la seconde moitié du vingtième siècle : Jean-Marie Serreau, Peter Brook, Jorge Lavelli, Giorgio Strehler…



A la suite d’Eugène Ionesco, de Samuel Beckett, de Jean Genet et d’Arthur Adamov, plusieurs auteurs se sont imposés dans les années soixante et soixante-dix en faisant de la dérision la clé de voûte de leur dramaturgie. On songe notamment à l’Espagnol Fernando Arrabal, aux Français Jacques Audiberti, Jean Tardieu, René de Obaldia. Animés comme leurs prédécesseurs par la volonté de dire l’absurdité du monde, ces auteurs se sont appliqués, chacun à leur manière, à rompre avec les conventions théâtrales et à investir la modernité via la singularité de leur imaginaire et de leur univers langagier.



Texte d’étude : La Cantatrice chauve, par Eugène Ionesco, 1950.

C’est en 1950 qu’est créée La Cantatrice chauve au Théâtre des Noctambules dans une mise en scène de Nicolas Bataille. Rompant avec les conventions théâtrales en jouant sur la vacuité du langage, La Cantatrice chauve et Ionesco vont très vite s’imposer aux yeux des critiques comme les représentants les plus emblématiques du « théâtre de l’absurde ». Cette scène est la dernière de la pièce.

La Cantatrice chauve
Scène 11 - Les mêmes, sans le pompier.
Mme Martin. - Je peux acheter un couteau de poche pour mon frère, mais vous ne pouvez acheter l'Irlande pour votre grand-père.
M. Smith. - On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l'électricité ou au charbon.
M. Martin. - Celui qui vend aujourd'hui un bœuf, demain aura un œuf.
Mme Martin. - Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.
M. Martin. - On peut s'asseoir sur la chaise, lorsque la chaise n'en a pas.
M. Smith. - II faut toujours penser à tout.
M. Martin. - Le plafond est en haut, le plancher est en bas.
Mme Smith. - Quand je dis oui, c'est une façon de parler.
Mme Martin. - A chacun son destin.
M. Smith. - Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !
Mme Smith. - Le maître d'école apprend à lire aux enfants, mais la chatte allaite ses petits quand ils sont petits.
Mme Martin. - Cependant que la vache nous donne ses queues.
M. Smith. - Quand je suis à la campagne, j'aime la solitude et le calme.
M. Martin. - Vous n'êtes pas encore assez vieux pour cela.
Mme Smith. - Benjamin Franklin avait raison : vous êtes
moins tranquille que lui.
Mme Martin. - Quels sont les sept jours de la semaine?
M. Smith. - Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday.
M. Martin. - Edward is a clerk; his sister Nancy is a
typist, and his brother William a shopassistant.
Mme Smith. - Drôle de famille !
Mme Martin. - J'aime mieux un oiseau dans un champ qu'une chaussette dans une brouette.
M. Smith. - Plutôt un filet dans un chalet, que du lait dans un palais.
M. Martin. - La maison d'un Anglais est son vrai palais.
Mme Smith. - Je ne sais pas assez d'espagnol pour me faire comprendre.
Mme Martin. - Je te donnerai les pantoufles de ma belle-mère si tu me donnes le cercueil de ton mari.
M. Smith. - Je cherche un prêtre monophysite pour le marier avec notre bonne.
M. Martin. - Le pain est un arbre tandis que le pain est aussi un arbre, et du chêne naît un chêne, tous les matins à l'aube.
Mme Smith. - Mon oncle vit à la campagne mais ça ne regarde pas la sage-femme.
M. Martin. - Le papier c'est pour écrire, le chat c'est pour le rat. Le fromage c'est pour griffer.
Mme Smith. - L'automobile va très vite, mais la cuisinière prépare mieux les plats.
M. Smith. - Ne soyez pas dindons, embrassez plutôt le conspirateur.
M. Martin. - Charity begins at home.
Mme Smith. - J'attends que l'aqueduc vienne me voir à mon moulin.
M. Martin. - On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre.
M. Smith. - A bas le cirage !
A la suite de cette dernière réplique de M. Smith, les autres se taisent un instant, stupéfaits. On sent qu'il y a un certain énervement. Les coups que frappe la pendule sont plus nerveux aussi. Les répliques qui suivent doivent être dites, d'abord, sur un ton glacial, hostile. L'hostilité et l’énervement iront en grandissant. A la fin de cette scène, les quatre personnages devront se trouver debout, tout près les uns des autres, criant leurs répliques, levant les poings, prêts à se jeter les uns sur les autres.
M. Martin. - On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir.
Mme Smith. - Oui, mais avec l'argent on peut acheter tout ce qu'on veut.
M. Martin. - J'aime mieux tuer un lapin que de chanter dans le jardin.
M. Smith. - Kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès.
Mme Smith. - Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade.
M. Martin. - Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades.
M. Smith. - Les chiens ont des puces, les chiens ont des puces.
Mme Martin. - Cactus, Coccyx ! coccus ! cocardard ! cochon !
Mme Smith. - Encaqueur, tu nous encaques.
M. Martin. - J'aime mieux pondre un œuf que voler un bœuf.
Mme Martin, ouvrant tout grand la bouche. - Ah! oh! ah! oh! laissez-moi grincer des dents.
M. Smith. - Caïman !
M. Martin. - Allons gifler Ulysse.
M. Smith. - Je m'en vais habiter ma Cagna dans mes cacaoyers.
Mme Martin. - Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao.
Mme Smith. - Les souris ont des sourcils, les sourcils n'ont pas de souris.
Mme Martin. - Touche pas ma babouche !
M. Martin. - Bouge pas la babouche !
M. Smith. - Touche la mouche, mouche pas la touche.
Mme Martin. - La mouche bouge.
Mme Smith. - Mouche ta bouche.
M. Martin. - Mouche le chasse-mouche, mouche le chasse-mouche.
M. Smith. - Escarmoucheur escarmouche !
Mme Martin. - Scaramouche !
Mme Smith. - Sainte-Nitouche !
M. Martin. - T'en as une couche !
M. Smith. - Tu m'embouches.
Mme Martin. - Sainte Nitouche touche ma cartouche.
Mme Smith. - N'y touchez pas, elle est brisée.
M. Martin. - Sully !
M. Smith. - Prudhomme !
Mme Martin, M. Smith. - François.
Mme Smith, M. Martin. - Coppée.
Mme Martin, M. Smith. - Coppée Sully!
Mme Smith, M. Martin. - Prudhomme François.
Mme Martin. - Espèces de glouglouteurs, espèces de glouglouteuses.
M. Martin. - Mariette, cul de marmite!
Mme Smith. - Khrishnamourti, Khrishnamourti, Khrishnamourti…
M. Smith. - Le pape dérape! Le pape n'a pas de soupape. La soupape a un pape.
Mme Martin. - Bazar, Balzac, Bazaine !
M. Martin. - Bizarre, beaux-arts, baisers !
M. Smith. - A, c, i, o, u, a, c, i, o, u, a, c, i, o, u, i !
Mme Martin. - B, c, d, f, g, 1, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !
M. Martin. - De l'ail à l'eau, du lait à l'ail !
Mme Smith, imitant le train. - Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff !
M. Smith. - C'est !
Mme Martin. - Pas !
M. Martin. - Par !
Mme Smith. - Là !
M. Smith. - C'est !
Mme Martin. - Par !
M. Martin. - Ici !
Mme Smith. - Ci !
Tous ensemble, au comble de la fureur, hurlent les uns aux oreilles des autres. La lumière s'est éteinte. Dans l'obscurité on entend sur un rythme de plus en plus rapide. - C'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici *!

Les paroles cessent brusquement. De nouveau, lumière. M. et Mme Martin sont assis comme les Smith au début de la pièce. La pièce recommence avec les Martin, qui disent exactement les répliques des Smith dans la première scène, tandis que le rideau se ferme doucement.

RIDEAU

Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, Scène 11, Paris, Gallimard, 1998, « La Bibliothèque Gallimard ». Edition établie par Martine Cécillon, p.100-108.



Biblio express
Corpus
Ionesco, Eugène, La Cantatrice chauve, Paris, Gallimard, 1998, « La Bibliothèque Gallimard ». Edition établie par Martine Cécillon.
Ouvrages
Corvin, Michel, Le Théâtre nouveau en France, Paris, PUF, 1995.
Ernot, Gilles, Lectures de Ionesco, Paris, L’Harmat-tan, 1996.
Esslin, Martin, Le Théâtre de l’absurde, Paris, Buchet-Chastel, 1963.
Jacquart, Emmanuel, Le Théâtre de dérision : Beckett, Ionesco, Adamov, Paris, Gallimard, 1994.
Plazy, Gilles, Eugène Ionesco, Paris, Julliard, 1994.





Cours 12
Le poème en prose
Sur le poème en prose, voir le cours 9 consacré au « Poème en vers libre » lequel contient un développement sur le « Poème en prose ».

Texte d’étude : « 14 juillet », par Francis Ponge, 1961.

Francis Ponge (1899-1988) est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes célébrant les choses du quotidien : « Le savon », « L’appareil téléphonique », « L’huître ». Son esthétique pourrait être résumée par le titre de l’un de ses plus fameux recueils  Le Parti pris des choses (1942). Ce texte est extrait du recueil Pièces qu’il a publié chez Gallimard en 1961.


« 14 Juillet »
« Tout un peuple accourut écrire cette journée sur l’album de l’histoire, sur le ciel de Paris.
D’abord c’est une pique, puis un drapeau tendu par le vent de l’assaut (d’aucuns y voient une baïonnette), puis – parmi d’autres piques, deux fléaux, un râteau – sur les rayures verticales du pantalon des sans-culottes un bonnet en signe de joie lancé en l’air.
Tout un peuple au matin le soleil dans le dos. Et quelque chose en l’air à cela qui préside, quelque chose de neuf, d’un peu vain, de candide : c’est l’odeur du bois blanc du faubourg Saint-Antoine, – et ce J a d’ailleurs la forme du rabot.
Le tout penche en avant dans l’écriture anglaise, mais à le prononcer ça commence comme Justice et finit comme ça y est, et ce ne sont pas au bout de leurs piques les têtes renfrognées de Launay et de Flesselles qui, à cette futaie de hautes lettres, à ce frémissant bois de peupliers à jamais remplaçant dans la mémoire des hommes les tours massives d’une prison, ôteront leur aspect joyeux.

Francis Ponge, Pièces [in] Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1999, « Bibliothèque de la Pléiade », p.718-719.



Biblio express…
Corpus
Ponge, Francis, Pièces [in] Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1999, « Bibliothèque de la Pléiade ».
Ouvrages et articles
Bernard, Suzanne, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours, Paris, Nizet, 1990.
Cabioc’h, Serge, « Ponge : l’écriture de l’histoire ou La mise en pièces (A propos d’une page exemplaire : « 14 juillet » [in] Paul-Laurent Assoun, Analyses et réflexions sur Ponge –Pièces. Les mots et les choses, Paris, Ellipses, 1990, p.175-183).
Genette, Gérard, Mimologiques (Voyage en Cratylie), Paris, Editions du Seuil, 1976.