Littérature du Siècle des Lumières


Cours 1
À la (re)découverte du 18e siècle
Présentation : Quand commence et s’achève le dix-huitième siècle ? Qu’est-ce que les Lumières ? Quels sont lieux où sont débattues les idées ? Comment celles-ci sont-elles diffusées ? Qui dirige la censure et comment fonctionne-t-elle ? Qui sont les écrivains du dix-huitième siècle ? C’est à ces questions qu’on s’appliquera à répondre dans ce cours à la découverte ou plutôt à la redécouverte du dix-huitième siècle.

Objectifs : Définir les conditions de la production littéraire, l’origine et le statut des écrivains au dix-huitième siècle.



Texte d’étude 1 : « Sur le commerce », par Voltaire, 1734.

Parmi les nations européennes, il en est une que le polygraphe Voltaire (1694-1778) admire tout particulièrement, c’est l’Angleterre. Dans ses Lettres philosophiques ou lettres anglaises, il en fait l’éloge en soulignant les avantages que la France aurait à s’inspirer du système anglais, notamment sur le plan du commerce.

« Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour; de là s'est formée la grandeur de l'Etat; c'est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales, par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre; la postérité apprendra peut-être avec surprise qu'une petite île, qui n'a de soi-même qu'un peu de plomb, de l'étain, de la terre à foulon, et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer en 1723 trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l'une devant Gibraltar conquise et conservée par ses armes, l'autre à Porto-Bello pour ôter au roi d'Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la Baltique pour empêcher les puissances du nord de se battre […].En France, est marquis qui veut; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser, et un nom en ac ou en ille, peut dire : Un homme comme moi, un homme de ma qualité, et mépriser souverainement un négociant. Le négociant entend lui-même parler si souvent avec dédain de sa profession qu’il est assez sot pour en rougir ; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »

Voltaire, « Sur le commerce » [in] Lettres philosophiques ou lettres anglaises, 1734.



Texte d’étude 2 : « Tenir café dans un salon », lettre de Madame d’Epinay à Monsieur de Lubières, février 1765.

Au dix-huitième siècle, les cafés, salons et clubs figurent parmi les principaux lieux de rencontres et d’échange d’idées. Les salons ont la particularité d’être tenus par des femmes. L’un des plus recherchés par les écrivains et philosophes est celui de Madame d’Epinay. Dans une lettre à son ami le philosophe de Lubières, elle raconte dans le détail comment il lui arrive de transformer son salon en café.

« Le jour indiqué pour tenir café, on place dans la salle destinée à cet usage plusieurs petites tables de deux, de trois ou de quatre places, au plus ; les unes sont garnies de cartes, jetons, échecs, damiers, trictracs, etc. ; les autres de bière, vin, orgeat et limonade. La maîtresse de la maison qui tient le café est vêtue à l’anglaise : robe simple, courte, tablier de mousseline, fichu pointu et petit chapeau ; elle a devant elle une table longue en forme de comptoir, sur laquelle on trouve des oranges, des biscuits, des brochures, et tous les papiers publics. La tablette de la cheminée est garnie de liqueurs ; les valets sont tous en vestes blanches et en bonnets blancs ; on les appelle garçons, ainsi que dans les cafés publics ; on n’en admet aucun d’étranger ; la maîtresse de maison ne se lève pour personne ; chacun se place où il veut et à la table qui lui plaît […]. »

Madame d’Epinay, Lettre à Monsieur de Lubières, février 1765.



Texte d’étude 3 : Le salon de Mademoiselle de Lespinasse vu par Jean-François Marmontel, 1800.

Le salon de Julie de Lespinasse est, avec celui de Madame d’Epinay, l’un des plus prisés de la capitale. Rien d’étonnant à cela, pour le philosophe et écrivain Jean-François Marmontel, pour qui la personnalité et l’intelligence de Julie de Lespinasse y sont pour beaucoup.

« [Le salon de Mademoiselle de Lespinasse] était formé de gens qui n’étaient point liés ensemble. Elle les avait pris ça et là dans le monde, mais si bien assortis que lorsqu’ils étaient là, ils s’y trouvaient en harmonie comme les cordes d’un instrument monté par une habile main […]. Nos esprits et nos caractères lui étaient si bien connus, que pour les mettre en jeu, elle n’avait qu’un mot à dire. Nulle part la conversation n’était plus vive, plus brillante, ni mieux réglée que chez elle […]. La continuelle activité de son âme se communiquait à nos esprits, mais avec mesure ; son imagination en était le mobile, sa raison, le régulateur. Et remarquez bien que les têtes qu’elle remuait à son gré n’étaient ni faibles, ni légères ; les Condillac et les Turgot étaient du nombre ; d’Alembert était auprès d’elle comme un simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée, et de la donner à débattre à des hommes de cette classe ; son talent de la discuter elle-même, et, comme eux, avec précision, quelquefois avec éloquence ; son talent d’amener de nouvelles idées et de varier l’entretien, toujours avec l’aisance et la facilité d’une fée qui, d’un coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantements ; ce talent, dis-je, n’était pas celui d’une femme vulgaire […]. »

Jean-François Marmontel, Mémoires, 1800.



Texte d’étude 4 : Le club de l’Entresol vu par le Marquis d’Argenson, 1825.

Alors que le salon et le café son très « français », le club est hérité de la tradition anglaise. L’un des plus fréquentés et des plus actifs en termes d’échange d’idées est assurément celui de l’Entresol que décrit dans ses Mémoires le marquis Antoine Paulmy d’Argenson.

« C’était une espèce de Club à l’Anglaise, ou de société entièrement libre composée de gens qui aimaient à raisonner sur ce qui se passait, pouvaient se réunir et dire leur avis sans crainte d’être compromis, parce qu’ils se connaissaient tous les uns les autres, et savaient avec qui et devant qui ils parlaient […]. En tout temps on y trouvait des gazettes de France, de Hollande et même les papiers anglais. En un mot, c’était un café d’honnêtes gens. J’y allais régulièrement et j’y ai vu des personnes très considérables qui avaient les premiers emplois au-dedans et au-dehors du royaume. »

Marquis d’Argenson, Mémoires, 1825.



Texte d’étude 5 : Lettre à un premier commis, par Voltaire, 1733.

En France, c’est le directeur de la Librairie qui donne ou non l’autorisation à un auteur de publier son ouvrage. Les idées philosophiques étant jugées subversives par le pouvoir, nombreux sont les auteurs contraints de publier leurs textes dans des pays plus libéraux comme la Hollande. Dans sa Lettre à un premier commis du 20 juin 1733, Voltaire met en garde le directeur de la Librairie contre les effets d’une censure trop dure.

« Puisque vous êtes, monsieur, à portée de rendre service aux belles-lettres, ne rognez pas de si près les ailes à nos écrivains, et ne faites pas des volailles de basse-cour de ceux qui, en prenant l’essor, pourraient devenir des aigles ; une liberté honnête élève l’esprit, et l’esclavage le fait ramper. S’il y avait une inquisition littéraire à Rome, nous n’aurions aujourd’hui ni Horace, ni Juvénal, ni les œuvres philosophiques de Cicéron. Si Milton, Dryden, Pope et Locke n’avaient pas été libres, l’Angleterre n’aurait eu ni des poètes, ni des philosophes : il y a je ne sais quoi de turc à proscrire l’imprimerie, et c’est la proscrire que la trop gêner. Contentez-vous de réprimer sévèrement les libelles diffamatoires, parce que ce sont des crimes ; mais tandis qu’on débite hardiment des recueils de ces infâmes Calottes, et tant d’autres productions qui méritent l’horreur et le mépris, souffrez au moins que Bayle entre en France, et que celui qui fait tant d’honneur à sa patrie n’y soit pas de contrebande. »

Voltaire, Lettre à un premier commis, 20 juin 1733.



Document : « L’origine et le statut des écrivains au dix-huitième siècle », par Robert Darnton, 1985.

 « Bien que 70% des écrivains soient issus du tiers état, rares sont ceux qui peuvent être considérés comme des « bourgeois » au sens étroit du terme – c’est-à-dire des capitalistes vivant du commerce et de l’industrie. Ils ne comptent qu’un seule commerçant, J.-H. Oursel, fils d’un imprimeur, et aucun industriel. Leurs pères, dont 156 peuvent être identifiés, ont quelque rapport avec le domaine des affaires – 11 sont marchands. Mais la littérature prospère moins dans les milieux du commerce que dans l’administration royale et les professions libérales. 10% des écrivains sont médecins ou avocats ; 9% occupent des postes administratifs secondaires ; et 16% appartiennent à l’appareil de l’État, si l’on tient compte des magistrats, des parlements et des tribunaux. Pour les pères, le groupe le plus important, 22, appartient aux bas échelons de l’administration ; tout de suite après, viennent les avocats, 19. Après avoir étudié ces statistiques et lu des centaines de notices biographiques, on a l’impression que, derrière de nombreuses carrières littéraires, se profile un bureaucrate royal, ambitieux et subtil. La littérature française doit beaucoup aux commis, à l’homme de loi et à l’abbé. Antoine-François Prévost incarne cette dernière espèce. Ce fils d’avocat, devenu officier de justice dans le bailliage de Hesdin, reprend ses fonctions d’abbé à maintes reprises […]. Pourtant, certains vivent de leur activité littéraire et en font parfois un métier. 36% sont journalistes, précepteurs, bibliothécaires, secrétaires, acteurs ou bénéficient du revenu d’une sinécure offerte par un protecteur. C’est là le « gagne-pain » de la République des Lettres, souvent dispensé par la protection des grands […]. À un échelon inférieur, la population littéraire contient une proportion surprenante – 6% de boutiquiers, d’artisans et de petits employés. Elle compte à la fois des maîtres artisans –un imprimeur, un graveur, un peintre émailleur- et des ouvriers relativement humbles –un bourrelier, un relieur, un portier et deux laquais. »

Robert Darnton, Le Grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Robert Laffont, 1985.



Biblio express
Argenson, Antoine Paulmy d’, Mémoires [in] Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations ».
Epinay, Louise d’, Lettre à Monsieur de Lubières, février 1765 [in] Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations ».
Marmontel, Jean-François, Mémoires, dans Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations ».
Voltaire, « Sur le commerce » [in] Lettres philosophiques ou lettres anglaises, Paris, Garnier, 2006., « Classiques Garnier ».
Voltaire, Lettre à un premier commis, 20 juin 1733 [in] Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations ».
Darnton, Robert, Le Grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Robert Laffont, 1985.





Cours 2
Les modèles étrangers et le cosmopolitisme
Présentation : Les années 1685-1715 sont marquées par de nombreux bouleversements politiques et religieux, en France, mais aussi dans toute l’Europe. Les transformations que connaissent l’Angleterre, la Hollande ou les États allemands vont trouver un large écho en France grâce à de fortes individualités : Spinoza, Leibniz, Bayle, Fontenelle… Comment les modèles étrangers, le cosmopolitisme, les voyages et la vogue de l’ailleurs vont-ils influencer la France ? C’est à cette question et à d’autres que l’on va s’appliquer à répondre dans ce cours.

Objectifs : Mettre en évidence l’influence des modèles étrangers, du cosmopolitisme, des voyages et de la vogue de l’ailleurs sur la pensée et la littérature française du début du dix-huitième siècle.



Texte d’étude 1 : « Sur la liberté de pensée », par Baruch Spinoza, 1670.

Philosophe hollandais, Baruch Spinoza (1632-1677) est notamment l’auteur du Traité théologico-politique, dans lequel il s’applique à dissocier la religion de la sphère politique. Il a exercé une grande influence sur les penseurs français du début du dix-huitième siècle, comme Pierre Bayle, jusqu’aux Révolutionnaires.

« Quel que soit donc le droit du souverain sur toute chose, quels que soient ses titres à interpréter le droit civil et la religion, jamais cependant il ne pourra faire que les hommes ne jugent pas les choses avec leur esprit et n’en soient pas affectés de telle ou telle manière. Il est bien vrai que le gouvernement peut à bon droit considérer comme ennemis ceux qui ne partagent pas sans restriction ses sentiments ; mais nous n’en sommes plus à discuter des droits du gouvernement, nous cherchons maintenant à déterminer ce qui est le plus utile. J’accorde bien que l’État a le droit de gouverner avec la plus excessive violence, et d’envoyer, pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort ; mais tout le monde niera qu’un gouvernement qui prend conseil de la saine raison puisse accomplir de pareils actes. Il y a plus : comme le souverain ne saurait prendre ces mesures violentes sans mettre l’État tout entier dans le plus grand péril, nous pouvons lui refuser la puissance absolue, et conséquemment le droit absolu de faire ces choses et autres semblables, car nous avons montré que les droits du souverain se mesurent sur sa puissance. »

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, chap. XX.



Texte d’étude 2 : Pensées diverses sur la comète […], par Pierre Bayle, 1682.

Dans la lignée de Baruch Spinoza, Pierre Bayle (1646-1706) s’est appliqué dans ses œuvres, ses Pensées diverses sur la comète et le Dictionnaire philosophique et critique, à dénoncer les préjugés et superstitions sur lesquels repose le catholicisme, ainsi que le fanatisme religieux et ses tragiques conséquences.

« S’il est vrai qu’il n’a jamais paru de Comète qui n’ait été suivie de beaucoup de malheurs, cela vient uniquement de la condition des choses de ce monde, qui les rend sujettes à une infinité de changements, et […] on pourrait à coup sûr attribuer la même influence à tout ce qu’on voudrait, au mariage d’un Roi ou à la naissance d’un Prince, parce qu’il est certain que jamais un Roi ne s’est marié ou n’est venu au monde sans qu’il soit arrivé de très grands malheurs en quelque lieu de la terre. En un mot, il est aussi probable, vu les trains ordinaires du monde, qu’après quelque année que ce soit qu’il vous plaira de désigner, il arrivera de grandes calamités sur la terre, ou en un lieu, ou en un autre, qu’il est probable qu’à quelque heure du jour que ce soit qu’un Bourgeois de Paris regarde par sa fenêtre sur le pont Saint-Michel, par exemple, il voit passer des gens dans la rue. » 

Pierre Bayle, Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680, 1682.



Texte d’étude 3 : « Histoire de la dent d’or », Histoire des oracles, par Bernard le Bovier de Fontenelle, 1800.

Comme Pierre Bayle, Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757) a dénoncé avec ironie mais fermeté les préjugés, idées reçues et superstitions de son temps dans divers écrits parmi lesquels figurent ses Entretiens sur la pluralité des mondes et l’Histoire des oracles.

« Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux Démons, mais aussi tout cela est-il bien vrai ? Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point. Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici. En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux […]. »

Bernard le Bovier de Fontenelle, « Histoire de la dent d’or », Histoire des oracles, 1687.



Texte d’étude 4 : Mémoires et aventures d’un homme de qualité, par Antoine Prévost d’Exiles, 1729.

Avant d’être l’auteur de sa monumentale Histoire générale des voyages, Antoine Prévost d’Exiles (1697-1763) a composé quelques romans, dont les Mémoires et aventures d’un homme de qualité, dans lequel il livre un éloge appuyé de l’Angleterre.

« Heureuse île ! dis-je au marquis, trop heureux habitants, s’ils sentent bien les avantages de leur climat et de leur situation ! Que leur manque-t-il de ce qui peut rendre la vie agréable et commode ? Prenons-les du côté de la nature : la chaleur de leurs étés n’est point excessive, ni le froid de leurs hivers immodéré. Leurs terres produisent abondamment ce qui suffit pour leur usage. Ils pourraient se passer des biens de leurs voisins ; cependant, ils ajoutent à leurs propres biens ce qui se trouve de plus rare et de plus précieux dans tous les pays du monde. Il semble qu’ils aient mis tout l’univers à contribution. Londres est aujourd’hui une sorte de centre, où les richesses du monde entier viennent aboutir par les lignes du commerce. Elles se distribuent avec proportion dans toutes les parties de l’île. Ce n’est point la force, ni l’autorité, ni la naissance qui règlent cette distribution. Chacun y participe autant qu’il en est capable, et qu’il sait les attirer vers lui par son industrie, ses soins et son travail. Sont-ils moins heureux dans l’ordre moral ? Ils ont su conserver leur liberté contre toutes les atteintes de la tyrannie. Elle est établie sur des fondements qui paraissent inébranlables. Leurs lois sont sages et d’une explication facile. Vous n’en trouverez pas une qui ne se rapporte au bien public ; et chez eux le bien public n’est point un vain nom, qui serve de masque à l’injustice et à la violence de ceux qui ont l’autorité en main : chacun y connaît l’étendue de ses droits ; le peuple a les siens, dans lesquels il sait se conserver, comme les grands ont leurs bornes au-delà desquelles ils n’osent rient entreprendre. La religion n’y est pas moins libre […]. »

Antoine Prévost d’Exiles, Mémoires et aventures d’un homme de qualité, 1729, ch.XII.



Texte d’étude 5 : “Histoire du Sultan des Indes”, Les Mille et Une nuits, 1704.

C’est en 1704 qu’Antoine Galland fait paraître sa traduction des Mille et Une nuits. L’ouvrage, qui se compose des contes narrés par Shéhérazade à son maître pour échapper à la mort, connait dès sa parution un immense succès. Il va exercer une influence considérable sur la pensée et la littérature française en lançant la mode de l’Orient romanesque, qui va inspirer Montesquieu, Voltaire, Diderot…

« C’était un de ces génies qui sont malins, malfaisants, et ennemis mortels des hommes : il était noir et hideux, avait la forme d’un géant d’une hauteur prodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre où étaient les deux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ils se trouvaient, se crurent perdus. Cependant le génie s’assit auprès de la caisse ; et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étaient attachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dame très-richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés ; et la regardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté, charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bien que je dorme quelques moments près de vous ; le sommeil, dont je me sens accablé, m’a fait venir en cet endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela, il laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame ; ensuite, ayant allongé ses pieds, qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas à s’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir le rivage […]. »

Anonyme,  “Histoire du Sultan des Indes”, Les Mille et Une nuits, 1704, I, trad. Antoine Galland.



Texte d’étude 6 : Robinson Crusoé, par Daniel Defoe, 1719.

C’est en s’inspirant des mésaventures advenues à un marin étant demeuré naufragé deux années durant dans une petite île de l’archipel des Juan Fernandez, que Daniel Defoe (1660-1731) compose Robinson Crusoé, récit de l’adaptation et de la survie d’un naufragé sur une île durant près de trente ans. Dans cet extrait, c’est à l’ingéniosité et à la ténacité de Robinson que rend hommage Daniel Defoe.

« J’avais songé depuis longtemps à n’importe quel moyen de me façonner quelques vases de terre dont j’avais un besoin extrême mais je ne savais pas comment y parvenir. Néanmoins, considérant la chaleur du climat, je ne doutais pas que si je pouvais découvrir de l’argile, je pourrais fabriquer un pot qui, séché au soleil, serait assez dur et assez fort pour être manié et contenir des choses sèches. Je m’y pris de façon maladroite pour modeler cette glaise et je fis de nombreux vases difformes, bizarres et ridicules. Pour les avoir exposés trop tôt, certains se fêlèrent à l’ardeur du soleil ; d’autres tombèrent en pièces seulement en les bougeant. Je ne pus fabriquer, en deux mois environ, que deux grandes jarres de terre grotesques. Mais tout cela ne répondait point encore à mes fins, qui étaient d’avoir un pot pour contenir un liquide et aller au feu, ce qu’aucun de ceux que j’avais n’aurait pu faire. Au bout de quelque temps, il arriva que, ayant fait un assez grand feu pour rôtir de la viande, au moment où je la retirais étant cuite, je trouvai dans le foyer un tesson d’un de mes pots de terre cuit dur comme une pierre et rouge comme une tuile. Je fus agréablement surpris de voir cela, et je me dis qu’assurément ma poterie pourrait se faire cuire en son entier, puisqu’elle cuisait bien en morceaux. »

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719.



Document 1 : « Le siècle des voyages », par Daniel Mornet, 1947.

« [Le dix-huitième siècle] est d’abord le siècle des voyages : Voltaire visite l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse et, plus ou moins, la Hollande. Montesquieu voyage trois and en Allemagne, Suisse, Italie, Angleterre. Rousseau ira, sans le désirer d’ailleurs, et de mauvais gré, en Italie, en Allemagne, en Angleterre. Diderot visite l’Allemagne, la Hollande, la Russie. Beaumarchais court l’intrigue à travers l’Europe, d’Espagne en Angleterre ou en Autriche. Bernardin de Saint-Pierre est à peu près un « dromomane », chassé par son humeur inquiète à travers toute l’Europe. Chénier connaît l’Angleterre et l’Italie. Pour ceux qui ne voyagent pas ou qui ne peuvent pas aller assez loin, toute une littérature multiplie les voyages documentaires et pittoresques. C’est la collection, poursuivie pendant plus de soixante-dix ans, des Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères. C’est, en vingt et un volumes, publiés en vingt-cinq ans, l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost, qui lui valut plus de lecteurs et plus d’argent que ses romans […]. C’est aussi bien l’époque où l’on reprend les grands ouvrages maritimes de découvertes qui passionnent l’opinion publique. On lit avidement le Voyage autour du monde de l’amiral Anson, les explorations de Cook ou de Bougainville […]. » 

Daniel Mornet, La Pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1947.



Document 2 : « L’impact des voyages », par Paul Hazard, 1931.

« Il est parfaitement exact d’affirmer que toutes les idées vitales, celle de propriété, celle de liberté, celle de justice, ont été remises en discussion par l’exemple du lointain. D’abord, parce qu’au lieu de réduire spontanément les différences à un archétype universel, on a constaté l’existence du particulier, de l’irréductible, de l’individuel. Ensuite, parce qu’aux opinions reçues, on peut opposer des faits d’expérience, mis sans peine à la portée des penseurs. Aux preuves dont on avait besoin quand on voulait contredire tel dogme, telle croyance chrétienne, et qu’il fallait aller chercher péniblement dans les réserves de l’Antiquité, vinrent s’ajouter des preuves nouvelles, fraîches et brillantes : les voici rapportées par les voyageurs et désormais sous la main […]. De toutes les leçons que donne l’espace, la plus neuve peut-être fut celle de la relativité. La perspective changea. Des concepts qui paraissaient transcendants ne firent plus que dépendre de la diversité des lieux ; des pratiques fondées en raison ne furent plus que coutumières ; et inversement, des habitudes qu’on tenait pour extravagantes semblèrent logiques, une fois expliquées par leur origine et par leur milieu […]. »

Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935.



Biblio express
Corpus
Anonyme,  “Histoire du Sultan des Indes”, Les Mille et Une nuits (1704), Paris, Flammarion, 2004, “GF”. Traduction par Antoine Galland. Édition établie par Jean-Paul Sermain.
Bayle, Pierre, Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680 (1682), Paris, Flammarion, 2007, “GF”. Édition établie par Joyce et Hubert Bost.
Defoe, Daniel, Robinson Crusoe (1719), London, Penguin Books, 1994, « Penguin Popular Classics ».
Fontenelle, Bernard le Bovier de, « Histoire de la dent d’or », Histoire des oracles (1687), Paris, STFM, 1971. Édition établie par Louis Maigron.
Prévost d’Exiles, Antoine, Mémoires et aventures d’un homme de qualité (1729), Paris, Desjonquères, 1998, « Dix-huitième siècle ». Édition établie par Jean Sgard.
Spinoza, Baruch, Traité théologico-politique (1670), Paris, Flammarion, 1997, « GF ».
Etudes
Hazard, Paul, La Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935.
Mornet, Daniel, La Pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1947.





Cours 3
Les Lettres persanes, par Montesquieu

Présentation : En 1721, c’est sans nom d’auteur que paraissent les Lettres persanes, la correspondance échangée entre deux persans visitant l’Europe, et plus particulièrement la France, et leurs correspondants demeurés en Perse. Quel regard leur auteur, Montesquieu, porte-il sur la France de Louis XIV, à travers le regard d’Usbek ? Quel regard pose-t-il également sur la société persane ? Qu’est-ce qui alimente la fiction ? C’est à ces questions et à quelques autres qu’on va s’appliquer à répondre dans le cadre de ce cours.

Objectifs : Caractériser le regard porté par Montesquieu sur la France de Louis XIV et sur la Perse ; analyser la manière dont fonctionne le roman épistolaire ; caractériser les outils de la satire…



Texte d’étude 1 : Lettre première : « Usbek à son ami Rustan, à Ispahan »

Dans cette lettre sur laquelle s’ouvre la correspondance, Usbelk revient sur le séjour qu’il a fait à Colm et à Tauris en compagnie de son ami Rica. Il revient sur les raisons de leur voyage et s’interroge sur ce qu’on en dit à Ispahan.

Usbek à son ami Rustan. À Ispahan.
«  Nous n’avons séjourné qu’un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin, et hier, vingt-cinquième jour de notre départ d’Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.
Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse.
Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous n’avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connoissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.
Mande-moi ce que l’on dit de notre voyage ; ne me flatte point : je ne compte pas sur un grand nombre d’approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron, où je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. sois assuré qu’en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle. »
De Tauris, le 15 de la lune de Saphar, 1711.

Montesquieu, « Usbek à son ami Rustan. À Ispahan », dans Lettres persanes, 1721, Lettre première.



Texte d’étude 2 : Lettre 2 : « Usbek au premier eunuque noir. À son sérail d’Ispahan »

Dans cette lettre, Usbek fait une série de recommandations au Premier Eunuque noir de son harem, concernant les libertés et divertissements pouvant être accordées aux femmes.

Usbek au premier eunuque noir. À son sérail d’Ispahan. 
« Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t’ai confié ce que j’avais dans le monde de plus cher : tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales, qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose, et jouit d’une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu’elle chancelle. Si les femmes que tu gardes vouloient sortir de leur devoir, tu leur en ferois perdre l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.
Tu leur commandes, et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail ; tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.
Souviens-toi toujours du néant d’où je t’ai fait sortir, lorsque tu étois le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place, et te confier les délices de mon cœur : tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour ; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents ; trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses ; persuade-leur de s’assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener ; mais fais faire main-basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté, qui est l’image de la netteté de l’âme ; parle-leur quelquefois de moi. Je voudrois les revoir, dans ce lieu charmant qu’elles embellissent. Adieu. »
De Tauris, le 18 de la lune de Saphar, 1711.

Montesquieu, « Usbek au premier eunuque noir. À son sérail d’Ispahan », dans Lettres persanes, par Montesquieu, 1721, Lettre 2.



Texte d’étude 3 : Lettre 30 : « Rica à Ibben, à Smyrne ».

Cette lettre, sans doute l’une des plus célèbres des Lettres persanes, montre la curiosité qui s’est emparée des Parisiens pour les Persans, à l’occasion de la présence dans la capitale de Usbek et de Rica.

Rica à Ibben, à Smyrne
« Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! Je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
         Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: "Ah! ah! monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan ?" »
À Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712

Montesquieu, « Rica à Ibben, à Smyrne », dans Lettres persanes, 1721, Lettre 30.



Texte d’étude 4 : Lettre 37 : « Usbek à Ibben, à Smyrne »

Dans cette lettre, Montesquieu se livre, via le regard d’Usbek, à un portrait sans concession de Louis XIV, fustigeant sa magnificence et les contradictions de son caractère.

Usbek à Ibben, à Smyrne
 « Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il fait cas de la politique orientale.
    J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
    Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
    Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables. »
    A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713.

Montesquieu, « Usbek à Ibben, à Smyrne », dans Lettres persanes, 1721, Lettre 37.



Texte d’étude 5 : Lettre 83 : « Usbek à Rhédi, à Venise ».

La religion n’échappe pas aux regards des Persans, ni à la critique de Montesquieu, pour qui la justice est innée à l’homme et indépendante de Dieu.

Usbek à Rhédi, à Venise.
« S'il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu'il soit juste: car, s'il ne l'était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres. La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses: ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme. Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports; souvent même lorsqu'ils les voient, ils s'en éloignent; et leur intérêt est toujours ce qu'ils voient le mieux. La justice élève sa voix; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu'ils ont intérêt à les commettre, et qu'ils aiment mieux se satisfaire que les autres. C'est toujours par un retour sur eux-mêmes qu'ils agissent: nul n'est mauvais gratuitement; il faut qu'il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d'intérêt. Mais il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste : dès qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut nécessairement qu'il la suive ; car, comme il n'a besoin de rien, et qu'il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt. Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité. Voilà, Rhédi, ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines; et quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même. […]. »
De Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.

Montesquieu, « Usbek à Rhédi, à Venise », dans Lettres persanes, 1721, Lettre 83.



Texte d’étude 6 : Lettre 161 : « Roxane à Usbek, à Paris ».

Cette lettre est la dernière du recueil. Roxane y exprime ses véritables sentiments pour Usbek.

Roxane à Usbek, à Paris
« Oui, je t'ai trompé; j'ai séduit tes eunuques; je me suis jouée de ta jalousie; et j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs. Je vais mourir; le poison va couler dans mes veines: car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus? Je meurs; mais mon ombre s'envole bien accompagnée: je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus beau sang du monde. Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs? Non: j'ai pu vivre dans la servitude; mais j'ai toujours été libre: j'ai réformé tes lois sur celles de la nature; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance. Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t'ai fait; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paraître fidèle; de ce que j'ai lâchement gardé dans mon coeur ce que j'aurais dû faire paraître à toute la terre; enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies. Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour: si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine. Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un coeur comme le mien t'était soumis. Nous étions tous deux heureux; tu me croyais trompée, et je te trompais. Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu'après t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage? Mais c'en est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne; la plume me tombe des mains; je sens affaiblir jusqu'à ma haine; je me meurs. »
Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab 1, 1720.

Montesquieu, « Roxane à Usbek, à Paris », dans Lettres persanes, 1721, Lettre 161.



Document 1 : « Montesquieu », par Jean Starobinski, 1953.

« L’étonnement de Rica et d’Usbek oblige les Français à s’étonner à leur tour. Ces usages, ces coutumes, ces croyances paraissent insensés aux visiteurs orientaux ; mais quel est pour nous leur sens et leur raison ? Leur fondement est-il solide ? la relativité du sens et du non-sens éclate à nos yeux. Et prendre conscience de cette relativité, c’est rompre nos chaînes, c’est cesser d’être dupe. Le possible s’ouvre à nous : ce qui est disposés ainsi pourrait l’être autrement. Tout ce que nous respections, tout ce qui réclamait notre foi, devient l’objet d’une connaissance détachée et désormais libre. Le préjugé qui nous asservissait a dévoilé sa vraie nature : imaginaire, c’est-à-dire nulle aux yeux de la raison. Nous allons enfin pouvoir juger clairement : le jour commence, nous nous éveillons et les songes anciens n’obscurcissent plus notre vue. Ayant dégagé de nous-mêmes ce qu’il y a de plus clair, de plus libre et de plus inaltérable, nous serons ce regard, rien que ce regard, pour nous faire spectateurs de ce qui fut notre lourde gravité, notre vaniteuse et sotte futilité. Une réflexion devient possible, dans laquelle notre civilisation se voit de loin, comme si elle était brusquement devenue étrangère à elle-même. Ayant découvert que les autres civilisations et les autres croyances sont, au même degré, légitimes, elle est devenue à son tour une autre pour elle-même […]. » 

Jean Starobinski, Montesquieu, Paris, Éditions du Seuil, 1953.



Document 2 : « Une révolution sociologique ? », par Roger Caillois, 1949.

« J’appelle ici révolution sociologique la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. L’examinant alors comme on ferait d’une société d’Indiens ou de Papous, il faut se retenir sans cesse d’en trouver natures les usages et les lois. Il s’agit d’oser considérer comme extraordinaires et difficiles à entendre ces institutions, ces habitudes, ces mœurs, auxquelles on est si bien accoutumé dès sa naissance et qu’on respecte si fort et si spontanément qu’on n’imagine pas la plupart du temps qu’elles pourraient être autrement. Il faut une puissante imagination pour tenter une telle conversion et beaucoup de ténacité pour s’y maintenir […]. »

Roger Caillois, “Préface”, dans Montesquieu, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1949, « Bibliothèque de la Pléiade ».


Biblio express
Corpus
Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Le Livre de Poche, 2001, « Classiques de poche ». Edition établie par Paul Vernière et Catherine Volpilhac-Auger.
Études
Benrekassa, Georges, « Le parcours idéologique des Lettres persanes : figures de la socialité et discours politique », dans Le Concentrique et l’Excentrique, Paris, Payot, 1980, p.305-325.
Delon, Michel, « Un monde d’eunuques », dans Europe, n°574, 1977, p.79-88.
Mercier, Roger, « Le roman dans les Lettres persanes : structure et signification », dans Revue des Sciences Humaines, n°107, 1962, p.345-356.
Perrin-Naffakh, Anne-Marie, « Cohérence stylistique et diversité énonciative dans les Lettres persanes », dans La Fortune de Montesquieu, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995, p.305-316.
Schneider, Jean-Paul, « Les jeux du sens dans les Lettres persanes. Temps du roman et temps de l’histoire », dans Revue Montesquieu, n°4, 2000, p.127-159.
Starobinski, Jean, Montesquieu par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1994.






Cours 4
Le renouveau de la comédie
Présentation : Le dix-septième siècle a été marqué, sur le plan du théâtre, par les tragi-comédies de Pierre Corneille, les tragédies de Jean Racine et les comédies de Molière. À l’avènement du dix-huitième siècle, les thèmes et l’esthétique des pièces qui avaient fait le succès de ce dernier, font place à des comédies novatrices sur le plan des thèmes, de la langue et du ton employé. Dans quel sens peut-on parler d’un renouveau de la comédie au début du dix-huitième siècle ? Quels sont les auteurs qui traduisent ce renouveau ? Quelles sont les caractéristiques de leurs œuvres ? C’est à ces questions qu’on va s’appliquer à répondre dans le cadre de ce cours.
 Objectifs : Définir en quoi consiste le renouveau de la comédie au début du dix-huitième siècle  ; présenter les auteurs qui symbolisent ce renouveau ; caractériser ce renouveau dans leurs œuvres.



Texte d’étude 1 : Le Légataire universel, IV, 6, par Jean-François Regnard, 1708.

Le théâtre de Jean-François Regnard (1655-1709) se caractérise par sa verve, son insolence et son irrévérence. Dans Le Légataire universel, Crispin, déguisé en Géronte qui tarde à mourir, dicte son testament, dans lequel il s’attribue ainsi qu’à Lisette, un legs fort généreux.

« Crispin -. Non, mon neveu, je veux que mon enterrement
Se fasse à peu de frais et fort modestement.
Il fait trop cher mourir ce serait conscience.
Jamais, de mon vivant, je n’aimai la dépense ;
Je puis être enterré fort bien pour un écu.

Lisette (à part) -. Le pauvre malheureux meurt comme il a vécu.

M. Gaspard, notaire -. C’est à vous, maintenant, s’il vous plaît, de nous dire
Les legs qu’au testament vous voulez faire écrire.

Crispin -. C’est à quoi nous allons nous employer dans peu.
Je nomme, j’institue Éraste, mon neveu,
Que j’aime tendrement, pour mon seul légataire,
Unique, universel.

Éraste (affectant de pleurer) -. Ô douleur trop amère !

Crispin -. Lui laissant tout mon bien, meubles, propres, acquêts,
Vaisselle, argent comptant, contrats, maisons, billets ;
Déshéritant, en tant que besoin pourrait être,
Parents, nièces, neveux, nés aussi bien qu’à naître,
Et même tous bâtards, à qui Dieu fasse paix,
S’il s’en trouvait aucuns au jour de mon décès.

Lisette (affectant de la douleur)-. Ce discours me fend l’âme. Hélas ! mon pauvre maître,
Il faudra donc vous voir pour jamais disparaître !

Éraste (de même) -. Les biens que vous m’offrez n’ont pour moi nuls appas,
S’il faut les acheter avec votre trépas.

Crispin -. Item, je donne et lègue à Lisette présente…

Lisette (de même) -. Ah !

Crispin -. Qui depuis cinq ans me tient lieu de servante,
Pour épouser Crispin en légitime nœud
Non autrement…

Lisette (tombant comme évanouie) -. Ah ! Ah !

Crispin -. Soutiens-la, mon neveu.
Et, pour récompenser l’affection, le zèle
Que de tous temps, pour moi, j’ai reconnus en elle…

Lisette (affectant de pleurer) -. Le bon maître, grands dieux, que je vais perdre là !

Crispin -. Deux mille écus comptant en espèce.

Lisette (de même) -. Ah ! Ah ! Ah !

Éraste (à part) -. Deux mille écus ! Je crois que le pendard se moque.

Lisette (de même) -. Je n’y puis résister, la douleur me suffoque…
(à part) Il avait bien promis de ne pas m’oublier.

Éraste (bas) -. Le fripon m’a joué d’un tour de son métier.
(Haut à Crispin) Je crois que voilà tout ce que vous voulez dire.

Crispin -. J’ai trois ou quatre mots à faire écrire.
Item. Je laisse et lègue à Crispin…

Éraste (bas) -. À Crispin !
Je crois qu’il perd l’esprit. Quel est son dessein ?

Crispin -. Pour les bons et loyaux services…

Éraste (bas) -. Ah ! le traître !

Crispin -. Qu’il a toujours rendus et doit rendre à son maître…

Éraste -. Vous ne connaissez pas, mon oncle, ce Crispin :
C’est un mauvais valet, ivrogne, libertin,
Méritant peu le bien que vous voulez lui faire.

Crispin -. Je suis persuadé du contraire ;
Je connais ce Crispin mille fois mieux que vous.
Je lui veux donc léguer, en dépit des jaloux…

Éraste (à part) -. Le chien !

Crispin -. Quinze cents francs de rentes viagères,
Pour avoir souvenir de moi dans ses prières.

Éraste (à part) -. Ah ! Quelle trahison !

Crispin -. Trouvez-vous, mon neveu,
Le présent malhonnête, et que ce soit trop peu ?

Éraste -. Comment ! Quinze cents francs !

Crispin -. Oui ; sans laquelle clause,
Le présent testament sera nul, et pour cause.

Éraste -. Pour un valet, mon oncle, a-t-on fait un tel legs ?
Vous n’y pensez donc pas ?

Crispin -. Je sais ce que je fais,
Et je n’ai point l’esprit si faible et si débile.

Lisette -. Mais…

Crispin -. Si vous me fâchez, j’en laisserai deux mille. »

Jean-François Regnard, Le Légataire universel, IV, 6, 1708.



Texte d’étude 2 : Turcaret, II, 4, par Alain-René Lesage, 1709.

Dans Turcaret, sa comédie qui a connu le plus grand succès, Alain-René Lesage (1668-1747) s’en prend avec virulence et cynisme aux financiers et aux affairistes, en dénonçant le règne de l’argent. Grâce à l’aide du valet Frontin, la Baronne déposséder Turcaret de son bien en révélant au grand jour ses malversations financières. Dans cette scène, la Baronne fait engager Frontin par Turcaret.

Frontin. - Je viens de la part de mon maître et de la mienne, Madame, vous donner le bonjour.

La Baronne, d'un air froid. - Je vous en suis obligée, Frontin.

Frontin. - Et Mademoiselle Marine veut bien aussi qu'on prenne la liberté de la saluer.

Marine, d'un air brusque. - Bonjour et bon an.

Frontin, présentant un billet à la Baronne. - Ce billet que Monsieur le Chevalier vous écrit, vous instruira, Madame, de certaine aventure...

Marine, bas à la Baronne. - Ne le recevez pas.

La Baronne, prenant le billet. - Cela n'engage à rien. Marine, voyons, voyons ce qu'il me demande.

Marine. - Sotte curiosité !

La Baronne, lit. - Je viens de recevoir le portrait d'une comtesse, je vous l'envoie et vous le sacrifie. Mais vous ne devez point me tenir compte de ce sacrifice, ma chère Baronne. Je suis si occupé, si possédé de vos charmes, que je n'ai pas la liberté de vous être infidèle. Pardonnez, mon adorable, si je ne vous en dis pas davantage, j'ai l'esprit dans un accablement mortel. J'ai perdu cette nuit tout mon argent, et Frontin vous dira le reste.

Marine. - Puisqu'il a perdu tout son argent, je ne vois pas qu'il y ait du reste à cela.

Frontin. - Pardonnez-moi ; outre les deux cents pistoles que Madame eut la bonté de lui prêter hier, et le peu d'argent qu'il avait d'ailleurs, il a encore perdu mille écus sur sa parole : voilà le reste. Oh diable il n'y a pas un mot inutile dans les billets de mon maître.

La Baronne. - Où est le portrait ?

Frontin, donnant le portrait. - Le voici.

La Baronne. - Il ne m'a point parlé de cette comtesse-là, Frontin.

Frontin. - C'est une conquête, Madame, que nous avons faite sans y penser. Nous rencontrâmes l'autre jour cette comtesse dans un lansquenet.

Marine. - Une comtesse de lansquenet.

Frontin. - Elle agaça mon maître, il répondit pour rire à ses minauderies. Elle, qui aime le sérieux, a pris la chose fort sérieusement. Elle nous a ce matin envoyé son portrait. Nous ne savons pas seulement son nom.

Marine. - Je vais parier que cette comtesse-là est quelque dame normande. Toute sa famille bourgeoise se cotise pour lui faire tenir à Paris une petite pension, que les caprices du jeu augmentent ou diminuent.

Frontin. - C'est ce que nous ignorons.

Marine. - Ho que non ! Vous ne l'ignorez pas. Peste, vous n'êtes pas gens à faire sottement des sacrifices. Vous en connaissez bien le prix.

Frontin. - Savez-vous bien, Madame, que cette dernière nuit a pensé être une nuit éternelle pour Monsieur le Chevalier ? En arrivant au logis, il se jette dans un fauteuil, il commence par se rappeler les plus malheureux coups du jeu, assaisonnant ses réflexions d'épithètes et d'apostrophes énergiques.

La Baronne, regardant le portrait. - Tu as vu cette comtesse, Frontin ? N'est-elle pas plus belle que son portrait ?

Alain-René Lesage, Turcaret, I, 2, 1709.



Texte d’étude 3 : Le Glorieux, V, 5, par Philippe Néricault Destouches, 1732.

Parmi toutes les pièces que Philippe Néricault Destouches (1680-1754)  a composées,  Le Curieux impénitent, L’Ingrat, L’Irrésolu, Le Médisant…, celle qui a connu le plus grand succès demeure sans doute Le Glorieux, satire de l’aristo-cratie sur le déclin. 

M. Josse, à Lisimon. Il lit. – À vous présentement, Monsieur, Messire Antoine
Lisimon…

Le comte, d’un air surpris. – Antoine ?

Lisimon. – Oui.

Le comte. – Quoi ! C’est là votre nom ?
Antoine ? Est-il possible ?

Lisimon. – Eh ! Parbleu, pourquoi non ?

Le comte. – Ce nom est bien bourgeois.

Lisimon. – Mais pas plus que les autres ;
Je crois que mon patron valait bien tous les vôtres.

Le comte, d’un air dédaigneux. – Passons. Vos titres ? C’est le point
Dont il s’agit ici.

Lisimon. – Qui, moi ? Je n’en ai point.

Le comte. – Comment donc ? Vous n’avez aucune seigneurie ?

Lisimon. – Ah ! je me souviens d’une. Écrivez, je vous prie.
(Il dicte). Antoine Lisimon, écuyer.

Le comte. – Rien de plus ?

Lisimon. – Et seigneur suzerain… d’un million d’écus.

Le comte. – Vous vous moquez, je crois ? L’argent est-il un titre ?

Lisimon -. Plus brillant que les tiens. Et j’ai dans mon pupitre
Des billets au porteur dont je fais plus de cas
Que de vieux parchemins, nourriture des rats.

Philippe Néricault Destouches, Le Glorieux, V, 5, 1732.



Texte d’étude 4 : La Double Inconstance, III, 8, par Pierre Carlet de Marivaux, 1723.

Pierre Carlet de Marivaux est sans doute l’auteur dont les œuvres caractérisent le mieux le renouveau de la comédie au début du dix-huitième siècle, en jouant sur la frontière fragile qui sépare la réalité des apparences, les sentiments réels des sentiments feints. La Double Inconstance constitue un éloquent exemple du chassé-croisé amoureux auquel se livrent les personnages, chassé-croisé dont Marivaux est passé maître.  

Flaminia. - En vérité, le Prince a raison ; ces petites personnes-là font l’amour d’une manière à ne pouvoir y résister. Voici l’autre. À quoi rêvez-vous, belle Silvia ?

Silvia. - Je rêve à moi, et je n’y entends rien.

Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible ?

Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien ? Cela s’est passé.

Flaminia. - Vous n’êtes guère vindicative.

Silvia. - J’aimais Arlequin, n’est-ce pas ?

Flaminia. - Il me le semblait.

Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l’aime plus.

Flaminia. - Ce n’est pas un si grand malheur.

Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu’y ferais-je ? Lorsque je l’ai aimé, c’était un amour qui m’était venu ; à cette heure je ne l’aime plus, c’est un amour qui s’en est allé ; il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même, je ne crois pas être blâmable.

Flaminia, les premiers mots à part. - Rions un moment. Je le pense à peu près de même.

Silvia, vivement. - Qu’appelez-vous à peu près ? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est : voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non.

Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc ?

Silvia. - Je m’emporte à propos ; je vous consulte bonnement et vous allez me répondre des à-peu-près qui me chicanent !

Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n’êtes que louable ? Mais n’est-ce pas cet officier que vous aimez ?

Silvia. - Eh, qui donc ? Pourtant je n’y consens pas encore, à l’aimer : mais à la fin, il faudra bien y venir ; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu’on lui fait, dame, cela lasse ; il vaut mieux ne lui en plus faire.

Flaminia. - Oh ! vous allez le charmer ; il mourra de joie.

Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c’est encore pis.

Flaminia. - Il n’y a pas de comparaison.

Silvia. - Je l’attends ; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant quelquefois j’ai peur qu’Arlequin ne s’afflige trop, qu’en dites-vous ? Mais ne me rendez pas scrupuleuse.

Flaminia. - Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l’apaiser.

Silvia, avec un petit air d’inquiétude. - De l’apaiser ! Diantre, il est donc bien facile de m’oublier à ce compte ? Est-ce qu’il a fait quelque maîtresse, ici ?

Flaminia. - Lui, vous oublier ! J’aurais donc perdu l’esprit si je vous le disais ; vous serez trop heureuse s’il ne se désespère pas.

Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela ; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir.

Flaminia. - Et s’il ne vous aime plus, que diriez-vous ?

Silvia. - S’il ne m’aime plus, vous n’avez qu’à garder votre nouvelle.

Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée ; que vous faut-il donc ?

Silvia. - Hom ! vous qui riez, je vous voudrais bien voir à ma place.

Flaminia. - Votre amant vous cherche ; croyez-moi, finissez avec lui, sans vous inquiéter du reste.

Pierre Carlet de Marivaux, La Double Inconstance, III, 8, 1723.



Document : La Répétition ou l’Amour puni, par Jean Anouilh, 1947.

Dans La Répétition ou l’Amour puni, Jean Anouilh met en scène des comédiens amateurs qui, en répétant La Double inconstance, se laissent lentement mais sûrement envahir par les sentiments des personnages qu’ils incarnent. Jean Anouilh reprenant le thème cher à Marivaux du « théâtre dans le théâtre ».

« La Double Inconstance est une pièce terrible. Je vous supplie de ne pas oublier que Silvia et Arlequin s’aiment sincèrement. Le Prince désire Silvia, peut-être l’aime-t-il aussi ? Pourquoi toujours refuser aux Princes le droit d’aimer aussi fort, aussi simplement qu’Arlequin ? Tous les personnages de sa cour vont se conjurer pour détruire l’amour d’Arlequin et de Silvia. Enlever Silvia à Arlequin par la force, pour le compte du Prince, ce ne serait rien : ils vont faire en sorte que Silvia aimera le prince et qu’Arlequin aimera Flaminia et qu’ils oublieront leur amour. C’est proprement l’histoire élégante et gracieuse d’un crime  […]. » 

Jean Anouilh, La Répétition ou l’Amour puni, I, Paris, Éditions de La Table Ronde, 1950.



Biblio express
Anouilh, Jean, La Répétition ou l’Amour puni, Paris, Éditions de La Table Ronde, 1950.
Destouches, Philippe Néricault, Le Glorieux (1732), Paris, Nabu Press, 2012.
Lesage, Alain-René, Turcaret (1709), Paris, Le Livre de Poche, 1999, « Le Livre de Poche Classique ».
Marivaux, Pierre Carlet de, La Double Inconstance (1723), Paris, Flammarion, 1999, « GF ». Édition établie par Christophe Martin.
Regnard, Jean-François, Le Légataire universel (1708), Paris, Bordas, 1965. Édition établie par Claude-Henri Frèches.






Cours 5
La Fausse suivante, par Marivaux
Présentation : En composant La Fausse suivante, Marivaux fait le choix de la prose contre la versification et celui de la petite pièce contre la grande comédie. Reposant sur une composition serrée, l’action de cette pièce respecte les règles de la dramaturgie classique dans le sens où son intrigue est resserrée, concentrée sur une seule journée, et circonscrite en un unique lieu, La Fausse suivante ou le fourbe puni figure parmi les « petites pièces » de Marivaux. Créée le 8 juillet 1724, cette pièce est jouée à treize reprises jusqu’au 10 août. Les rôles principaux sont tenus par les comédiens attitrés de Marivaux. Silvia joue le rôle du Chevalier, Luigi Riccoboni, celui de Lélio, et Flaminia, celui de la comtesse. Comme l’ont noté de nombreux observateurs, la comédie de Marivaux s’intitule La Fausse Suivante et non pas Le Faux Chevalier. Quelle en est l’intrigue ? En quoi est-ce une comédie ? De qui ou de quoi rit-on ? En quoi consiste le comique chez Marivaux ?

Objectifs : Revenir sur la genèse de la pièce ; présenter l’intrigue ; définir ce qu’est la « machine matrimoniale » chez Marivaux ; analyser les jeux de l’être et du paraître.



Texte d’étude 1 : Marivaux, La Fausse suivante, Acte I, Scène 1.

Le valet Frontin, qui doit s’acquitter d’une tache pour sa maîtresse dans la capitale, rencontre son ami Trivelin, valet tout comme lui, qui doit le remplacer le temps de son absence. La tirade de Trivelin inspirera à Beaumarchais le monologue tenu par Figaro dans la scène 3 de l’acte V du Mariage de Figaro.

Scène première
Frontin, Trivelin

Frontin. - Je pense que voilà le seigneur Trivelin ; c'est lui-même. Eh ! comment te portes-tu, mon cher ami ?

Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent ? Je t'ai vu dans un petit négoce qui t'allait bientôt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quitté ?

Frontin. - Je suis culbuté, mon enfant ; mais toi-même, comment la fortune t'a-t-elle traité depuis que je ne t'ai vu ?

Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mérite.

Frontin. - Cela veut dire très mal ?

Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation : c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrâces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit ; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'être. Voilà ma façon de penser.

Frontin. – Diantre ! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable ; mais je n'aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste ! que tu es avancé ! Tu méprises déjà les biens de ce monde!

Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n'est peut-être qu'un beau verbiage ; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien ; j'en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le cœur de l'homme est un grand fripon !

Frontin. – Hélas ! Je ne saurais nier cette vérité-là, sans blesser ma conscience.

Trivelin. - Je ne la dirais pas à tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane.

Frontin. – Eh ! Dis-moi, mon ami : qu'est-ce que c'est que ce paquet-là que tu portes ?

Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions.

Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain.

Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j'ai fait d'efforts pour arriver à un état fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune ; je fis trêve avec les miens, pour n'avoir rien à me reprocher. Était-il question d'avoir de l'honneur ? J'en avais. Fallait-il être fourbe ? J'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise ; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes ? Comment se mettre à l'abri de ces fléaux-là ?

Frontin. - Cela est vrai.

Trivelin. - Que te dirai-je enfin ? Tantôt maître, tantôt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût; traité poliment sous une figure, menacé d'étrivières sous une autre ; changeant à propos de métier, d'habit, de caractère, de mœurs ; risquant beaucoup, réussissant peu ; libertin dans le fond, réglé dans la forme ; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j'ai tâté de tout ; je dois partout ; mes créanciers sont de deux espèces : les uns ne savent pas que je leur dois ; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logé partout, sur le pavé; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites ; enfin, mon ami, après quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste ; voilà ce que le monde m'a laissé, l'ingrat ! Après ce que j'ai fait pour lui ! Tous ses présents ne valent pas une pistole !

Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton récit qui m'a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos ; j'ai un parti à te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'où sors-tu à présent ?

Marivaux, La Fausse suivante, 1724. Acte I, Scène 1.



Texte d’étude 2 : Marivaux, La Fausse suivante, Acte I, Scène 3.

Dans cette courte scène, le Chevalier précise quelles sont ses intentions à l’égard de Lélio.

Le Chevalier, seule. - Je regarde le moment où j'ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maîtresse, et que je ne dépends plus de personne. L'aventure où je me suis mise ne surprendra point ma sœur ; elle sait la singularité de mes sentiments. J'ai du bien ; il s'agit de le donner avec ma main et mon cœur ; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne.

Marivaux, La Fausse suivante, 1724. Acte I, Scène 3.



Texte d’étude 3 : Marivaux, La Fausse suivante, Acte I, Scène 7.

Lélio pense avoir trouvé dans le Chevalier un allié. Aussi lui confie-t-il ses conceptions de l’amour et du mariage, et projette-t-il de le faire entrer dans ses plans…

Scène 7
Lélio, Le Chevalier
[…]
Lélio. - Tu es beau et bien fait ; devine à quel dessein je t'ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments ? C'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune.

Le Chevalier. - J'exauce ta prière. A présent, dis-moi la fortune que je vais faire.

Lélio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver à la conquête de sa main par celle de son cœur.

Le Chevalier. - Tu badines : ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse ?

Lélio - Non ; je l'aimais ces jours passés, mais j'ai trouvé à propos de ne plus l'aimer.

Le Chevalier. - Quoi ! Lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon ? Tu lui dis : va-t-en, et il s'en va ? Mais, mon ami, tu as un cœur impayable

Lélio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable ; je devais l'épouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux à faire ; mais dernièrement, pendant que j'étais à ma terre, on m'a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente ; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh ! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnêtement tenir bon contre un calcul si raisonnable ? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai ? Tu ne me réponds rien !

Le Chevalier. - Eh ! Que diantre veux-tu que je réponde à une règle d'arithmétique ? Il n'y a qu'à savoir compter pour voir que tu as raison.

Lélio. - C'est cela même.

Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse là-dedans ? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse ? Il s'agit d'être infidèle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire : Madame, comptez vous-même, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-être qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmétique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide : cela pourrait arrêter un poltron ; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-là l'amuse ; il écoute, s’excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence très profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat.

Lélio. - Oh ! parbleu ! de ces titres-là, j'en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'à cette politesse-là ; mais il y a une petite épine qui m'arrête : c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prêté dix mille écus, dont elle a mon billet.

Le Chevalier. – Ah ! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là ; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu ! Celui d'infidèle n'expose qu'à des reproches, l'autre à des assignations ; cela est différent, et je n'ai point de recette pour ton mal.

Lélio. – Patience ! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'épouser; elle n'attend plus que l'arrivée de son frère ; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la même somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre ; m'entends-tu ?

Le Chevalier, à part. – Ah ! l'honnête homme ! (Haut.) Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c'est : si je donne de l'amour à la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t'épouser ; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle ; n'est-ce pas cela ?

Lélio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées […].

Marivaux, La Fausse suivante, Acte I, scène 7, 1724.



Texte d’étude 4 : Marivaux, La Fausse suivante, Acte II, Scène 2.

La Comtesse, humiliée, signifie à Lélio ce qu’il représentait pour elle, ce qu’elle attendait de lui. Au vu de l’échange qu’elle vient d’avoir avec lui, elle sait désormais à quoi s’en tenir.

Scène 2
Lélio, la Comtesse
[…]
La Comtesse. - Oh ! je n'y saurais tenir ; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi ! le portrait est flatteur ! Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous connaissais pas ; vous m'avez trompée. Je vous passerais de la jalousie ; je ne parle pas de la vôtre, elle n'est pas supportable ; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n'est pas délicatesse chez vous ; c'est mauvaise humeur naturelle, c'est précisément caractère. Oh ! Ce n'est pas là la jalousie que je vous demandais ; je voulais une inquiétude douce, qui a sa source dans un cœur timide et bien touché, et qui n'est qu'une louable méfiance de soi-même ; avec cette jalousie-là, Monsieur, on ne dit point d'invectives aux personnes que l'on aime ; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques ; on craint seulement de n'être pas toujours aimé, parce qu'on ne croit pas être digne de l'être. Mais cela vous passe ; ces sentiments-là ne sont pas du ressort d'une âme comme la vôtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou pur artifice ; vous soupçonnez injurieusement ; vous manquez d'estime ; de respect, de soumission ; vous vous appuyez sur un dédit ; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio ! Des soupçons ! Et vous appelez cela de l'amour ! C'est un amour à faire peur. Adieu […].

Marivaux, La Fausse suivante, 1724. Acte II, Scène 2.



Texte d’étude 5 : Marivaux, La Fausse suivante, Acte III, Scène 9.

Lélio pense être parvenu à ses fins, mais le Chevalier décide de révéler sa véritable identité et de confondre le fourbe.

Scène 9
Lélio, La Comtesse, Le Chevalier

La Comtesse. - Lélio, mon frère ne viendra pas si tôt. Ainsi, il n'est plus question de l'attendre, et nous finirons quand vous voudrez.

Le Chevalier, bas à Lélio. - Courage; encore une impertinence, et puis c'est tout.
Lélio. - Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement ? Je ne trouve plus mon cœur dans sa situation ordinaire.

La Comtesse. - Comment donc! expliquez-vous ; ne m'aimez-vous plus ?

Lélio. - Je ne dis pas cela tout à fait; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon cœur.

La Comtesse. - Et que signifie donc ce grand étalage de trans-ports que vous venez de me faire ? Qu'est devenu votre désespoir ? N'était-ce qu'une passion de théâtre ? Il semblait que vous alliez mourir, si je n'y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame; je n'en puis plus, je souffre...

Lélio. - Ma foi, Madame, c'est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez.

La Comtesse. - Vous êtes un excellent comédien ; et le dédit, qu'en ferons-nous, Monsieur ?

Lélio. - Nous le tiendrons, Madame ; j'aurai l'honneur de vous épouser.  

La Comtesse. - Quoi donc ! vous m'épouserez, et vous ne m'aimez plus !

Lélio. - Cela n'y fait de rien, Madame ; cela ne doit pas vous arrêter.

La Comtesse. - Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous.

Lélio. - Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter ?
 La Comtesse. - Qu'entends-je, Lélio ? Où est la probité ?

Le Chevalier. - Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles ; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misérable dédit vous brouille ensemble; tenez, ne vous gênez plus ni l'un ni l'autre; le voilà rompu. Ha, ha, ha.

Lélio. - Ah, fourbe !

Le Chevalier. - Ha, ha, ha, consolez-vous, Lélio ; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente; ha, ha! On vous a écrit qu'elle était belle ; on vous a trompé, car la voilà ; mon visage est l'original du sien.

La Comtesse. Ah juste ciel !

Le Chevalier. - Ma métamorphose n'est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chère Comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j'avais pu vous tenir compagnie ; voilà bien de l'amour de perdu ; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée; je vous conterai le joli petit tour qu'on voulait vous jouer.

La Comtesse. - Je n'en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même.

Le Chevalier. - Consolez-vous : vous perdez d'aimables espérances, je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance ; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légèreté, et cela mérite un peu de correction. A votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l'avez donnée de bon cœur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent.
  
Trivelin et Arlequin. - Grand merci !

Trivelin. - Voici les musiciens qui viennent vous donner la fête qu'ils ont promise.

Le Chevalier. - Voyez-la, puisque vous êtes ici. Vous partirez après; ce sera toujours autant de pris.

 Marivaux, La Fausse suivante, 1724. Acte III, Scène 9.



Biblio express
Corpus
Marivaux, La Fausse suivante ou le Fourbe puni, Paris, Le Livre de Poche, 1991, « Théâtre de Poche ». Édition établie par Pierre Malandain.
Études
Deguy, Michel, Marivaux ou la machine matrimoniale, Paris, Gallimard, 1973, « TEL ».
Moraud, Yves, « Le discours de la séduction dans le théâtre de Marivaux » [in] L’Information littéraire, n°3, 1987, p.107-113.
Rousset, Jean, « Marivaux ou la structure du double registre » [in] Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1992, p.45-64.
Tomlinson, Robert, « Erotisme et politique dans La Fausse Suivante de Marivaux » [in] Stanford French Review, Spring 1985, p.17-31.