Littératures francophones

Cours 1
Problèmes
et problématiques

Présentation : Qu’est-ce que la francophonie ? Qu’est-ce qu’un auteur francophone ? Qu’est-ce qu’une littérature francophones ? C’est à ces trois questions et à d’autres qu’on s’appliquera à répondre dans ce cours d’introduction pour poser les problèmes et problématiques que soulèvent les littératures francophones.

Objectifs : Définir ce que recouvrent les vocables « francophonie » et « francophone » ; mettre en évidence les problèmes et problématiques posés par les littératures et les auteurs francophones.



Texte d’étude 1 : La Chanson de Roland, anonyme, 1100.

Composée au onzième siècle et retraçant la trahison de Roland, neveu de Charlemagne, par Ganelon à Roncevaux, la Chanson de Roland est la plus ancienne et la plus connue des chansons de geste. Elle a également la particularité d’être le plus ancien texte littéraire français.

1
Charles le roi, le Grand, notre empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne.
Jusqu’à a mer il a conquis les terres hautes :
aucun château devant lui ne  résiste,
il n’est ni mur ni cité qui reste à forcer
sauf Saragosse, qui est sur une montagne.
Le roi Marsile la tient, qui n’aime pas Dieu ;
C’est Mahomet qu’il sert, Apollyon qu’il invoque ;
Il n’en peut mais : le malheur le frappera. »

Anonyme, La Chanson de Roland, Paris, Le Livre de Poche, 1990, « Lettres gothiques ». Traduction et édition établies par Ian Short, p.29.



Texte d’étude 2 : « Le terme francophone », Littératures francophones et théorie postcoloniale, par Jean-Marc Moura, 1999.

Universitaire enseignant à l’Université de Lille III-Charles de Gaulle, Jean-Marc Moura s’est spécialisé dans l’étude des théories postcoloniales et du postcolonialisme. Dans une note, il revient sur la naissance et l’évolution du champ sémantique du terme « francophone ».  

 « Le terme francophone, adjectif et substantif, est attesté, on le sait, en 1880, dans l’ouvrage du géographe Onésime Reclus, France, Algérie et colonies. Il signifie alors : « qui parle français » et désigne les habitants de langue française d’entités nationales ou régionales où le français n’est pas langue unique. Le mot entre dans le dictionnaire en 1930 (Supplément au Larousse du XXe siècle), mais demeure peu utilisé. Il ne se répand vraiment qu’après la Seconde Guerre mondiale. Le substantif francophonie, qui en est dérivé est attesté lui aussi en 1880 chez Reclus, désigne un ensemble ou une partie du monde francophone (la francophonie ; la francophonie suisse). Il est rarement utilisé avant 1962, lorsque la revue Esprit consacre un numéro au « Français langue vivante » qui s’intéresse à la francophonie. L.S. Senghor en propose alors une définition : « La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. » Le terme s’écarte ainsi de la notion géographique et linguistique de Reclus pour s’apparenter à celle de francité, désignant, par-delà la langue, l’esprit de la civilisation française, la Culture française. Les mots se sont chargés d’ambiguïtés selon les situations et les intentions. »

Jean-Marc Moura, « Introduction », Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, « Ecritures francophones », p.1-2.



Texte d’étude 3 : Octave Crémazie, « Lettre à M. l’abbé Casgrain du 29 janvier 1867 »

Poète québécois, Octave Crémazie (1827-1879) s’est fait connaître par des recueils de vers lyriques et patriotiques. Il s’est très tôt affirmé comme l’un des fervents défenseurs de la littérature « canadienne-française ». Cette lettre à l’Abbé Casgrain porte la marque et la ferveur de son engagement.

« Ne pouvant lutter avec la France pour la beauté de la forme, le Canada aurait pu conquérir sa place au milieu des littératures du vieux monde, si parmi ses enfants il s’était trouvé un écrivain capable d’initier, avant Fenimore Cooper, l’Europe à la grandiose nature de nos forêts, aux exploits légendaires de nos trappeurs et de nos voyageurs. Aujourd’hui, quand bien même un talent aussi puissant que celui de l’auteur du Dernier des Mohicans se révélerait parmi nous, ses œuvres ne produiraient aucune sensation en Europe, car il aurait l’irréparable tort d’arriver le second, c’est-à-dire trop tard. Je le répète, si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l’attention du vieux monde. Cette langue mâle et nerveuse, née dans les forêts de l’Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l’étranger. On se pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l’iroquois, tandis que l’on ne prend pas la peine de lire un livre écrit en français par un colon de Québec ou de Montréal. Depuis vingt ans, on publie chaque année, en France, des traductions de romans russes, scandinaves, roumains. Supposez ces mêmes livres écrits en français, ils ne trouveraient pas cinquante lecteurs. »

Octave Crémazie, « Lettre à M. l’Abbé Casgrain du 29 janvier 1867 », Œuvres complètes, Montréal, Beauchemin, 1896.



Texte d’étude 4 : « Lettre à Madame Strauss du 6 novembre 1908 », par Marcel Proust.

Marcel Proust (1871-1922), auteur de La Recherche du temps perdu, a également livré toute une série de réflexions théoriques sur la littérature dans sa correspondance et dans divers essais. Dans sa « Lettre à Madame Strauss du 6 novembre 1908 », il revient sur les relations que les écrivains entretiennent avec la langue française, qu’ils considèrent comme un patrimoine à défendre, estimant que la seule manière de défendre la langue française, c’est de l’attaquer.

« Les seules personnes qui défendent la langue française (comme L’Armée pendant l’Affaire Dreyfus), ce sont celles qui l’attaquent. Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son » […]. Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà. La correction en deçà, « émotion discrète », « bonhomie souriante », « année abominable entre toutes », cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer. Parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne « tient », on ne fait bonne figure, auprès des écrivains d’autrefois, qu’à condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique. Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck « tiennent » à côté de Bossuet. »

Marcel Proust, « Lettre à Madame Strauss du 6 novembre 1908 », Correspondance générale, Paris, Plon, 1936, VI, p.92-94.



Texte d’étude 5 : « Une sorte de fétichisme stérile » ? par Ahmadou Kourouma, 1970.

Issu d’une famille princière, Ahmadou Kourouma (1927-2003) est l’auteur de contes et nouvelles, d’une pièce de théâtre et de romans qui ont connu un immense succès et qui l’ont imposé comme l’un des plus importants romanciers africains francophones. Dans cet entretien, il revient sur la manière dont la langue française a selon lui été « fétichisée ».

« La langue française est entourée d’une grande dévotion. Objet d’une sorte de fétichisme stérile qui a hypothéqué jusqu’à ces derniers temps les travaux d’écrivains non français mais possédant en elle leur unique moyen d’expression. Lorsqu’on avance l’inexistence d’une tradition écrite, ce qui, entre parenthèses, n’est pas tout à fait vrai puisqu’il existe chez nous des manuscrits en langue africaine réalisés avec des caractères arabes et que l’Islam n’est pas une religion sans langue, on oublie de dire que plusieurs siècles de colonisation culturelle auraient pu tout de même créer cette tradition écrite. J’ai parlé de fétichisme de la langue et cela est vrai. On a voulu conserver la langue dans ses fortifications grammaticales et ses clichés. Bien parler français, un point c’est tout. Et aujourd’hui une critique française parfois complaisante est prête à crier à l’innovation esthétique ou je ne sais quoi d’autre lorsque paraît un livre africain. Tout cela parce que les petits noirs ont été tenus de « respecter » une langue qui ne correspondait en aucune façon à leur vision du monde. Oui, c’est le mot : un fétichisme, une sorte d’amour outrancier que les Français ont voué à leur langue. Je vous ferais remarquer que le colonisateur anglais n’avait pas les mêmes susceptibilités à propos de la langue, ce qui a donné naissance, au Nigéria par exemple, à une sorte de littérature anglo-africaine. Au fond, ce n’est pas l’alphabétisation qui est un problème. Alphabétiser les masses est relativement facile. C’est leur donner le moyen d’accorder la sensibilité à un outil d’expression. »

Ahmadou Kourouma, « Interview », Afrique littéraire et artistique, n°10, 1970, p.6-8.



Biblio express
Anonyme, La Chanson de Roland, Paris, Le Livre de Poche, 1990, « Lettres gothiques ». Traduction et édition établies par Ian Short, p.29.
Barrat, Jacques, « Que recouvre la notion de francophonie ? »,www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/francophonie/jacques-barrat.shtml
Crémazie, Octave, « Lettre à M. l’Abbé Casgrain du 29 janvier 1867 », Œuvres complètes, Montréal, Beauchemin, 1896.
Kourouma, Ahmadou, « Interview », Afrique littéraire et artistique, n°10, 1970, p.6-8.
Proust, Marcel, « Lettre à Madame Strauss du 6 novembre 1908 », Correspondance générale, Paris, Plon, 1936, VI, p.92-94.





Cours 2
De la naissance
à l’affirmation du français

Présentation : Pour bien comprendre les circonstances dans lesquelles les littératures francophones sont apparues et se sont épanouies, il est nécessaire de revenir sur la naissance et l’affirmation de la langue française. Quand le français est-il né ? Comment a-t-il été imposé ? Quand s’est-il affirmé en tant que langue administrative ? en tant que langue littéraire ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on va s’appliquer à répondre dans ce cours.

Objectifs : Revenir sur l’acte fondateur de la langue française ; retracer les principales temps de l’affirmation du français comme langue administrative et littéraire ; analyser quelques postures d’écrivains par rapport à la langue française.



Texte d’étude 1 : Louis le Germanique, Charles le Chauve, Serments de Strasbourg, 842.

Les serments prêtés entre Louis le Germanique, et Charles le Chauve pour sceller une alliance contre Lothaire Ier, prétendant au trône de Charlemagne, sont considérés comme l’un des plus anciens passages attestés en langue romane.

Le texte prononcé par Louis le Germanique est : « Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di in avant, in quant deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit. » Soit, en français : « Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d'aujourd'hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l'équité, à condition qu'il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles. »

Un extrait des Serments de Strasbourg

Les troupes de Charles le Chauve promettent « Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non lo tanit, si io returnar non l'int pois : ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig nun li iu er. » Soit, en français : « Si Louis observe le serment qu'il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de son côté, ne le maintient pas, si je ne puis l'en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j'en pourrai détourner, nous ne lui serons d'aucune aide contre Louis. »

Armand Gasté, Les Serments de Strasbourg. Etude historique, critique et philologique, Paris, Nabu Press, 2010.



Texte d’étude 2 : Anonyme, Aucassin et Nicolette, 12...

Texte anonyme, Aucassin et Nicolette est une chantefable du treizième siècle qui narre les tribulations de deux adolescents que tout sépare –Aucassin est le fils du comte de Beaucaire et Nicolette est la fille du roi de Carthage- et qui s’aiment. Avec la Chanson de Roland, c’est l’un des plus anciens textes composés en français, avec la particularité de narrer dans la langue d’oïl parlée dans le Nord, une histoire se vivant dans la langue d’oc parlée dans le Sud.

« Qui de vous veut entendre l'histoire de deux amants jeunes et beaux ? Il s'agit d'Aucassin et de Nicolette. Je vous dirai tout ce qu'Aucassin eut à endurer pour sa mie au teint de lis, et toutes les prouesses qu'il fit pour elle. Il n'y a nul homme, quelque triste qu'il soit, qui n'en serait charmé. Il n'y en a aucun, fût-il même au lit souffrant et malade, qui ne se trouvât guéri de l'entendre, tant le conte en est doux et touchant.
Le comte Bongars de Valence faisait depuis dix ans une guerre cruelle à Garins, comte de Beaucaire. Chaque jour, aux portes de sa ville, suivi de cent chevaliers et de mille sergents tant à pied qu'à cheval, il venait lui ravager sa terre et égorger ses hommes. Garins, vieux et débile, n'était plus en état d'aller combattre. Aucassin, son fils, l'eût remplacé avec gloire, s'il l'eût voulu. C'était un jeune homme grand et bien fait, beau comme le jour ; mais l'amour qui tout surmonte l'avait vaincu, et il était tellement occupé de sa mie, qu'il n'avait voulu jusqu'alors entendre parler ni de chevalerie ni de tournois.
Souvent son père et sa mère lui disaient : "Cher fils, prends un cheval et des armes, et va secourir nos hommes. Quand ils te verront à leur tête, ils défendront avec plus d'ardeur leurs murs, leurs biens et leurs jours. Mon père, répondait Aucassin, je vous ai déjà fait part de mes résolutions : que Dieu ne m'accorde jamais rien de ce que je lui demanderai, si l'on me voit ceindre l'épée, monter un cheval et me mêler dans un tournoi ou dans un combat, avant que vous ne m'ayez accordé Nicolette, Nicolette ma douce amie que j'aime tant […]. »

Anonyme, Aucassin et Nicolette, Paris, Flammarion, 2007, « Etonnants classiques ». Edition établie par Alexandre Micha.



Texte d’étude 3 : Edit ou ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539.

Texte législatif édicté par François Ier à Villers-Cotterêts en août 1539, l’édit ou ordonnance de Villers-Cotterêts est un texte composé de cent quatre-vingt-douze articles, qui vise à réformer la juridiction ecclésiastique, à réduire un certain nombre de prérogatives tenues par les villes et à rendre obligatoire la tenue des registres des baptêmes. Il est considéré comme l'acte fondateur de la primauté et de l'exclusivité de la langue française dans les documents régissant le fonctionnement du royaume.

« Art. 110. Que les arretz soient clers et entendibles. Et afin qu'il n'y ayt cause de doubter sur l'intelligence desdictz arretz. Nous voulons et ordonnons qu'ilz soient faictz et escriptz si clerement qu'il n'y ayt ne puisse avoir aulcune ambiguite ou incertitude, ne lieu a en demander interpretacion.

Art. 111. De prononcer et expedier tous actes en langaige françoys. Et pour ce que telles choses sont souventesfoys advenues sur l'intelligence des motz latins contenuz es dictz arretz. Nous voulons que doresenavant tous arretz ensemble toutes aultres procedeures, soient de nous cours souveraines ou aultres subalternes et inferieures, soient de registres, enquestes, contractz, commisions, sentences, testamens et aultres quelzconques actes et exploictz de justice ou qui en dependent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel francoys et non aultrement.

Art.110. Que les arrêts soient clairs et compréhensibles, et afin qu'il n'y ait pas de raison de douter sur le sens de ces arrêts, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et écrits si clairement qu'il ne puisse y avoir aucune ambiguïté ou incertitude, ni de raison d'en demander une explication.

Art.111. De dire et faire tous les actes en langue française. Et parce que de telles choses sont arrivées très souvent, à propos de la [mauvaise] compréhension des mots latins utilisés dans les arrêts, nous voulons que dorénavant tous les arrêts et autres procédures, que ce soit de nos cours souveraines ou autres, subalternes et inférieures, ou que ce soit sur les registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments et tous les autres actes et exploits de justice ou de droit, que tous ces actes soient dits, écrits et donnés aux parties en langue maternelle française, et pas autrement. »



Texte d’étude 4 : « Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les Louanges de la France », Deffence et illustration de la langue françoyse, par Joachim Du Bellay, 1549.

C’est en 1549 et pour inciter ses pairs à préférer l’usage de la langue française aux langues grecque et latine que le poète Joachim du Bellay (1522-1560) compose la Deffence et illustration de la langue françoyse, manifeste louant les qualités et la richesse du français. Le texte qui suit est tiré du dernier chapitre « Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les Louanges de la France ».

« Donc, s'il est ainsi que de notre temps les astres, comme d'un commun accord, ont par une heureuse influence conspiré en l'honneur et accroissement de notre langue, qui sera celui des savants qui n'y voudra mettre la main, y répandant de tous côtés les fleurs et fruits de ces riches cornes d'abondance grecque et latine ? ou, à tout le moins, qui ne louera et approuvera l'industrie des autres ? Mais qui sera celui qui la voudra blâmer ? Nul, s'il n'est vraiment ennemi du nom français. Ce prudent et vertueux Thémistocle Athénien montra bien que la, même loi naturelle, qui commande à chacun défendre le lieu de sa naissance, nous oblige aussi de garder la dignité de notre langue, quand il condamna à mort un héraut du roi de Perse, seulement pour avoir employé la langue attique aux commandements du barbare. La gloire du peuple romain n'est moindre (comme a dit quel qu'un) en l'amplification de son langage, que de ses limites. Car la plus haute excellence de leur république, voire du temps d'Auguste, n'était assez forte pour se défendre contre l'injure du temps, par le moyen de son Capitole, de ses thermes et magnifiques palais, sans le bénéfice de leur langue, pour laquelle seulement nous les louons, nous les admirons, nous les adorons. Sommes-nous donc moindres que les Grecs ou Romains, qui faisons si peu de cas de la nôtre ? »

Joachim du Bellay, « Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les Louanges de la France », Deffence et illustration de la langue françoyse, Paris, Didier, 1948. Edition établie par Henri Chamard.



Texte d’étude 5 : La Vie treshorrificque du grand Gargantua, par François Rabelais, 1535.

Médecin à l’Hôtel-Dieu de Lyon, François Rabelais (1483 ou 1494-1553) est l’auteur de récits mettant en scène des géants Pantagruel et Gargantua, dans une langue riche, comique et inventive, puisant autant dans la culture savante que dans la culture populaire ainsi que l’atteste cet extrait de La Vie treshorrificque du grand Gargantua.

Comment feut meu entre les fouaciers de Lerné, et ceux du pays de Gargantua le grand debat, dont furent faictes grosses guerres

« En cestuy temps, qui fut la saison de vendanges, au commencement de automne, les bergiers de la contrée estoient à guarder les vines et empescher que les estourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel temps les fouaciers de Lerné passoient le grand quarroy, menans dix ou douze charges de fouaces à la ville. Lesdictz bergiers les requirent courtoisement leurs en bailler pour leur argent, au pris du marché. Car notez que c'est viande celeste manger à desjeuner raisins avec fouace fraiche, mesmement des pineaulx, des fiers, des muscadeaulx, de la bicane, et des foyrars pour ceulx qui sont constipez de ventre, car ilz les font aller long comme un vouge, et souvent, cuidans peter, ilz se conchient, dont sont nommez les cuideurs des vendanges .  A leur requeste ne feurent aulcunement enclinez les fouaciers, mais (que pis est) les oultragerent grandement, les appelans trop diteulx, breschedens, plaisans rousseaulx, galliers, chienlictz, averlans, limes sourdes, faictneans, friandeaulx, bustarins, talvassiers, riennevaulx, rustres, challans, hapelopins, trainneguainnes, gentilz flocquetz, copieux, landores, malotruz, dendins, baugears, tezez, gaubregeux, gogueluz, claquedans, boyers d'etrons, bergiers de merde, et aultres telz epithetes diffamatoires, adjoustans que poinct à eulx n'apartenoit manger de ces belles fouaces, mais qu'ilz se debvoient contenter de gros pain ballé et de tourte […]. »

François Rabelais, La Vie treshorrificque du grand Gargantua [in] Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque de la Pléiade », Edition établie par Mireille Huchon, p.73-74.



Complément : La Fabrique de la langue de François Rabelais à Réjean Ducharme, par Lise Gauvin, 2004.

« L’évolution du français est un processus que Bernard Cerquiglini associe à celui de la créolisation, soit « la formation d’une langue maternelle par fusion d’éléments issus de plusieurs idiomes » : « Le proto-français du Xe siècle, qui va devenir l’ancien français de la littérature du Moyen Age, résulte de la créolisation du latin parlé, au contact du gaulois d’abord, de la langue germanique-franque ensuite, et surtout. » L’influence franque, qui se fait surtout sentir au nord de la Loire, dans la langue d’oïl, a comme conséquence que celle-ci s’éloigne davantage du latin que la langue d’oc ou les autres langues de même origine, comme l’italien. Ce qu’on appelle l’ancien français correspondrait donc à un idiome résultant en grande partie de l’évolution d’une langue d’oïl soumise très tôt à l’influence unifiante de Paris. Ce français ne serait dérivé ni des dialectes franco-normand ou franco-picard, ni même du francien, un dialecte dont l’existence est aujourd’hui mise en doute par les linguistes : « Le français, écrit Jacques Chaurand, ne provient en droite ligne ni du parler paysan ni de ceux qui étaient en usage dans les milieux incultes. Ce qui correspond à la prise de conscience médiévale, c’est le constat d’existence d’une langue qu’on appelle alors le françois, pour nous l’ancien français commun. Les dames de la Cour du roi Artus nous sont présentées par le poète champenois du XIIe siècle, Chrétien de Troyes, comme « bien parlant en langue françoise ». Cette langue regroupe « les participants de la communication littéraire, laquelle échappe à la société de cour, comme elle transcende l’émiettement infini de la société médiévale. » Si elle s’élabore principalement à Paris, elle sert aussi aux échanges entre les lettrés des diverses régions couvertes par la langue d’oïl. Elle sert enfin de matériau aux œuvres de la littérature médiévale, bien que celles-ci admettent, « plus largement qu’aux époques suivantes, des divergences dialectales ». La supériorité du français parisien est attestée au XIIIe siècle par un Jean de Meung qui écrit dans sa traduction de Boèce : « Si m’escuse de mon langage / rude, malostru et sauvage / car nés ne sui pas de Paris. »

Lise Gauvin, La Fabrique de la langue de François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Editions du Seuil, 2004, « Points Essai », p.19-21.



Biblio express
Anonyme, Aucassin et Nicolette, Paris, Flammarion, 2007, « Etonnants classiques ». Edition établie par Alexandre Micha.
Du Bellay, Joachim, « Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les Louanges de la France », Deffence et illustration de la langue françoyse, Paris, Didier, 1948. Edition établie par Henri Chamard.
Gasté, Armand, Les Serments de Strasbourg. Etude historique, critique et philologique, Paris, Nabu Press, 2010.
Gauvin, Lise, La Fabrique de la langue de François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Editions du Seuil, 2004, « Points Essai », p.19-21.
Rabelais, François, La Vie treshorrificque du grand Gargantua [in] Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque de la Pléiade », Edition établie par Mireille Huchon.





Cours 3
Les inventeurs du « bon usage »

Présentation : Si c’est dès 1529 que Geoffroy incite les grammairiens à dénoncer les « corrompeurs » du français, c’est au dix-septième siècle qu’avec Malherbe, l’Académie française, Vaugelas… vont apparaître des commentaires, traités, essais et écrits divers visant à définir ce qu’est le bon usage de la langue française. Quel est ce « bon usage » ? Qui l’emploie ? Quels sont les modèles ? Qui juge et sanctionne ? Autant de questions auxquelles on va s’appliquer à répondre dans ce cours.

Objectifs : Retracer les grandes étapes de la fixation du « bon usage » de la langue française ; définir le bon usage ; revenir sur quelques événements marquants de son histoire.



Texte d’étude 1 : Art poétique, par Nicolas Boileau, 1674.

Dans une série d’annotations sur les œuvres du poète Desportes, François Malherbe élève au rang de doctrine la recherche de la clarté et de la pureté de la langue française. Malherbe n’a pas écrit de traité, mais on mesure son influence dans ces vers composés par le poète Nicolas Boileau (1636-1711) dans son Art poétique.

« Enfin malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence :
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du Devoir.
Par ce sage Ecrivain la Langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encore de modèle.
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté. »

Nicolas Boileau, Art poétique, I, v.131-142, Paris, Flammarion, 1998, « GF ». Edition établie par Sylvain Menant.



Texte d’étude 2 : Statuts et règlements de l’Académie française, 1635.

Fondée en 1635 par le Cardinal de Richelieu dans le but de veiller à la clarté et à la pureté de la langue française et comprenant initialement vingt-sept membres, l’Académie française se voit confier la mission d’établir des règles dans ce sens dans trois articles de ses Statuts et règlements datant de la même année.

« 24. La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue, et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences.
25. Les meilleurs auteurs de la langue françoise seront distribués aux Académiciens pour observer tant les dictions que les phrases qui peuvent servir de règles générales, et en faire rapport à la Compagnie, qui jugera de leur travail et s’en servira aux occasions.
26. Il sera composé un Dictionnaire, une Grammaire, une Rhétorique et une Poétique sur les observations de l’Académie. »

Statuts et règlements de l’Académie française [in] Lise Gauvin, La Fabrique de la langue de François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Editions du Seuil, 2004, « Points Essai », p.88.



Texte d’étude 3 : Les Sentiments de l’Académie française touchant les Observations faites sur la tragi-comédie du Cid, par Jean Chapelain, 1637.

Si le Cid de Pierre Corneille figure aujourd’hui de manière incontestée parmi les chefs d’œuvre de l’âge classique, il n’en a pas été de même à sa création. Nombreux sont en effet ceux qui se sont élevés pour dénoncer les diverses fautes, licences et incorrections de l’auteur, jusque dans la langue, au point de donner lieu à un débat demeuré célèbre auquel on a donné le nom de « Querelle du Cid ». Parmi ceux qui ont fait entendre leur voix se trouve Jean Chapelain, auteur entre autres des Sentiments de l’Académie française touchant les Observations faites sur la tragi-comédie du Cid.

« Les mauvais exemples sont contagieux, même sur les théâtres ; les feintes représentations ne causent que trop de véritables crimes, et il y a grand péril à divertir le peuple par des plaisirs qui peuvent produire un jour des douleurs publiques. Il nous faut  bien garder d’accoutumer ni ses yeux ni ses oreilles à des actions qu’il doit ignorer, et de lui apprendre tantôt la cruauté et tantôt la perfidie, si nous ne lui en apprenons en même temps la punition et si au retour de ces spectacles il ne remporte du moins un peu de crainte parmi beaucoup de contentement. Sur ce fondement, nous disons que le sujet du Cid est défectueux en sa plus essentielle partie, pour ce qu’il manque de l’un et de l’autre vraisemblable, et de commun et de l’extraordinaire ; car, ni la bienséance des mœurs d’une fille introduite comme vertueuse n’y est gardée par le poète, lorsqu’elle se résout à épouser celui qui a tué son père, ni la fortune par un accident imprévu, et qui naisse de l’enchaînement des choses vraisemblables, n’en fait point le démêlement. Au contraire, la fille consent à ce mariage par la seule violence que lui fait son amour, et le dénouement de l’intrigue n’est fondé que sur l’injustice inopinée de Fernand (le roi), qui vient ordonner un mariage que par la raison il ne devait pas seulement proposer. Nous avouons bien que la vérité de cette aventure combat en faveur du poète, et le rend plus excusable que si c’était un sujet inventé ; mais nous maintenons que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour le théâtre, et qu’il en est de quelques unes comme de ces crimes énormes dont les juges font brûler les procès avec les criminels. Il y a des vérités monstrueuses ou qu’il faut supprimer pour le bien de la société, ou que si l’on ne les peut tenir cachées, il faut se  contenter de remarquer comme des choses étranges. C’est principalement en ces rencontres que le poète a le droit de préférer la vraisemblance à la vérité et de travailler plutôt sur un sujet feint et raisonnable que sur un véritable qui ne fût conforme à la raison. »

Jean Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française touchant les Observations faites sur la tragi-comédie du Cid [in] Armand Gasté, La Querelle du Cid, pièces et pamphlets publiés d’après les originaux, Genève, Slatkine Reprint, 1970.



Texte d’étude 4 : Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, par Vaugelas, 1647.

Claude Favre de Vaugelas (1585-1660) est l’auteur d’un ouvrage qui va rencontre un immense succès et faire autorité dans la pratique du français en fixant ce qui ressortit du bon usage et ce qui n’en ressortit pas : les Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire (1647). « Mon dessein, écrit-il dans sa Préface, n’est pas de réformer nostre langue, ny d’abolir des mots, ny d’en faire, mais seulement de monstrer le bon usage de ceux qui sont faits, et s’il est douteux ou inconnu, de l’esclaircir, et de le faire connaistre. »

« 1. Pour le mieux faire entendre, il est nécessaire d'expliquer ce que c'est que cet Usage, dont on parle tant, et que tout le monde appelle le Roi, ou le Tyran, l'arbitre, ou le maître des langues. Car si ce n'est autre chose, comme quelques-uns se l'imaginent, que la façon ordinaire de parler d'une nation dans le siège de son Empire, ceux qui y sont nés et élevés, n'auront qu'à parler le langage de leurs nourrices et de leurs domestiques, pour bien parler la langue de leur pays, et les Provinciaux et les Étrangers pour la bien savoir, n'auront aussi qu'à les imiter. Mais cette opinion choque tellement l'expérience générale, qu'elle se réfute d'elle-même, et je n'ai jamais pu comprendre, come un des plus célèbres Auteurs de notre temps a été infecté de cette erreur. 2. Il y a sans doute deux sortes d' Usages, un bon et un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses n'est pas le meilleur, et le bon au contraire est composé non pas de la pluralité, mais de l'élite des voix, et c'est véritablement celui que l'on le Maître des langues, celui qu'il faut suivre pour bien parler, et pour bien écrire en toutes sortes de styles, si vous en exceptez le satyrique, le comique, en sa propre et ancienne signification, et le burlesque, qui sont d'aussi peu d'étendue que peu de gens s'y adonnent. Voici donc comme on définit le bon Usage. 3. C'est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine parite des Auteurs du temps. Quand je dis la Cour, j'y comprends les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le Prince réside, qui par la communication qu'elles ont avec les gens de la Cour participent à sa politesse. Il est certain que la Cour est comme un magasin, d'où notre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées, et que l'Éloquence de la chaire, ni du barreau n'aurait pas les grâces qu'elle demande, si elle ne les empruntait presque toutes de la Cour. Je dis presque, parce que nous avons encore un grand nombre d'autres phrases, qui ne viennent pas de la Cour, mais qui sont prises de tous les meilleurs Auteurs grecs et latins, dont les dépouilles font une partie des richesses de notre langue, et peut-être ce qu'elle a de plus magnifique et de plus pompeux. »

Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, Genève, Droz, 1984. Edition établie par Zygmunt Marzys.



Complément : Les Inventeurs du bon usage, par Danielle Trudeau, 1992.

« Vaugelas n’a pas écrit les Remarques pour contraindre les classes populaires à parler comme les courtisans mais pour enseigner aux membres de l’élite sociale qu’ils pouvaient, s’ils y consacraient leurs efforts, se distinguer entre eux par leur pratique langagière au même degré qu’ils se distinguaient globalement du peuple par leurs habitudes protocolaires […]. Le bon usage est, comme le pouvoir, une chose qui s’incarne en certains individus mais qui ne leur est pas attachée. »

Danielle Trudeau, Les Inventeurs du bon usage, Paris, Editions de Minuit, 1992, « Arguments », p.173.



Biblio express
Boileau, Nicolas, Art poétique, I, v.131-142, Paris, Flammarion, 1998, « GF ». Edition établie par Sylvain Menant.
Chapelain, Jean, Les Sentiments de l’Académie française touchant les Observations faites sur la tragi-comédie du Cid [in] Armand Gasté, La Querelle du Cid, pièces et pamphlets publiés d’après les originaux, Genève, Slatkine Reprint, 1970.
Gauvin, Lise, La Fabrique de la langue de François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Editions du Seuil, 2004, « Points Essai », p.88.
Trudeau, Danielle, Les Inventeurs du bon usage, Paris, Editions de Minuit, 1992, « Arguments », p.173.
Vaugelas, Claude Favre de, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, Genève, Droz, 1984. Edition établie par Zygmunt Marzys.






« Quand l’Europe parlait français »

Présentation : Dans la continuité de leurs prédécesseurs du dix-septième siècle, les hommes de lettres du dix-huitième vont célébrer la langue française et ses génies. De nombreux travaux vont porter sur l’origine des langues mais ce sont la perfection et l’universalité de la langue française qui vont faire l’objet du plus grand nombre de débats et de productions. Pourquoi la langue française est-elle la plus pure, la plus exigeante, la plus parfaite des langues ( !) ? Pourquoi doit-elle être universelle ? C’est à ces questions que l’on va ici s’appliquer à répondre.

Objectifs : Analyser les regards portés par les écrivains et les savants sur la langue française ; identifier les raisons de la croyance en la perfection, en l’universalité et en la supériorité de la langue française.



Texte d’étude 1 : Le Siècle de Louis XIV, par Voltaire, 1751.

François-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) est aujourd’hui principalement connu pour ses contes et ses essais contre le fanatisme religieux et l’intolérance. Il est au dix-huitième siècle un historien renommé. Son Siècle de Louis XIV fait l’apologie du développement des arts et de l’épanouissement de la langue française grâce à ses génies sous le règne du plus grand des rois…

« Corneille s’était formé tout seul, mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et Euripide contribuèrent tour à tour à former Racine. Une ode qu’il composa à dix-huit ans pour le mariage du Roi lui attira un présent qu’il n’attendait pas et le détermina à la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine dans tous les ouvrages depuis son Alexandre est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai, qu’il parle au cœur ; et que l’autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions et y porta la douce harmonie de la Poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir et à s’exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés. » 

Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Le Livre de Poche, 2005, « Les Classiques de poche ». Edition établie par Jacqueline Hellegouarc’h et Sylvain Menant.



Texte d’étude 2 : Article « Langue », par Beauzée,  Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, 1765.

Dans son article « Langue » publié dans l’Encyclopédie dirigée par Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, le grammairien Beauzée (…) définit ce quoi consiste l’usage d’une langue, distingue la langue du langage, revient sur la question de l’origine des langues et sur les qualités respectives de chacune d’elles avant de conclure sur l’universalité de la langue française.

« Tout est usage dans les langues ; le matériel et la signification des mots, l’analogie et l’anomalie des terminaisons, la servitude ou la liberté des constructions, le purisme ou le barbarisme des ensembles. C’est une vérité sentie par tous ceux qui ont parlé de l’usage ; mais une vérité mal présentée, quand on a dit que l’usage était le tyran des langues […]. L’usage n’est […] pas le tyran des langues, il en est le législateur naturel, nécessaire, et exclusif ; les décisions en sont l’essence : et je dirais d’après cela, qu’une langue est la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix […]. Il n’y a point de langue qui n’ait toute la perfection possible et nécessaire à la nation qui la parle […]. [Cependant] si quelque autre langue que la latine devient jamais l’idiome commun des savants de l’Europe, la langue française doit avoir l’honneur de cette préférence : elle a déjà les suffrages de toutes les cours où on la parle presque comme à Versailles ; et il ne faut pas douter que ce goût universel ne soit dû autant aux richesses de notre littérature, qu’à l’influence de notre gouvernement sur la politique générale de l’Europe. »

 Beauzée, « Langue » [in] Sylvain Auroux, L’Encyclopédie : « grammaire » et « langue » au XVIIIe siècle,  Paris, Mame, 1973, p.95.



Texte d’étude 3 : L’Europe française, par Louis-Antoine Caraccioli, 1774.

Louis-Antoine Caraccioli (…) a été l’un des grands polygraphes du dix-huitième siècle. Romans, contes, poèmes, œuvres dramatiques… il s’est essayé à tous les genres. Son œuvre la plus connue reste L’Europe française, essai visant à célébrer le triomphe de la langue et des manières françaises dans toute l’Europe policée, comme le montre cet extrait.

« Oh ! Je respire. L’Europe est donc maintenant le plus agréable séjour de l’univers […]. Rien de plus avantageux que d’avoir franchi, par le moyen des chemins publics et des postes, l’intervalle immense qui séparait les Européens les uns des autres […]. Paris touche Pétersbourg, Rome, Constantinople et ce n’est plus qu’une seule et même famille qui habite différentes régions […]. On recherche de toutes parts tout ouvrage qui porte l’empreinte de la délicatesse et du génie, et l’on désire universellement qu’il soit écrit en français ; c’est la seule langue qu’on aime à parler, et qui deviendrait unique, si la plupart des Européens étaient consultés. Il n’y a plus de modes que celles qui sont françaises. L’Anglais a toutes les peines du monde à soutenir les siennes, qu’il ne conserve que par vanité. On s’habille à Vienne comme à Paris, et l’on se coiffe à Dresde comme à Lyon. L’emphase italienne, l’étiquette allemande, la morgue espagnole, ont fait place aux usages français. On n’aime plus ce qui gêne, et l’on sacrifie la hauteur de la naissance et du rang au plaisir de s’humaniser. L’Altesse comme l’Eminence, l’Excellence comme la Grandeur daignent rire avec des personnes qui n’ont ni titres, ni apanages, ni quartiers de noblesse à produire […]. Heureuse métamorphose qui a réformé les cœurs, en ne paraissant changer que les habits ! […] Il n’y a qu’une seule table chez tous les Grands de l’Europe, qu’une même manière de dîner […]. La politesse française n’a point trouvé de nation réfractaire quand elle s’est introduite chez les différents peuples. Il n’y a personne qui n’aime l’aisance et l’honnêteté […]. »

Louis-Antoine Caraccioli, L’Europe française [in] Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Paris, Le Livre de Poche, 2005, p.448-449.




Texte d’étude 4 : Discours sur l’universalité de la langue française, par Rivarol, 1783.

C’est en réponse à une question mise au concours par l’Académie de Berlin que Rivarol (…) compose son Discours sur l’universalité de la langue française dans lequel il s’applique à démontrer, outre l’universalité du français, sa supériorité sur les autres langues, du fait de sa clarté, comme l’atteste le passage qui suit.

« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action, et enfin l'objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; -voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots l'exigeaient ; et l'inversion a prévalu sur la terre, parce que l'homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison. Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l'ordre direct, comme s'il était tout raison, et on a beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu'il existe ; et c'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, hase éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations et suivent tous les caprices de l'harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés. »

Rivarol, Pensées diverses suivies de Discours sur l’universalité de la langue française, Paris, Desjonquères, 1998, « Dix-huitième siècle ». Edition établie par Sylvain Menant.



Texte d’étude 5 : Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, par l’abbé Grégoire, 17…

L’abbé Grégoire (…) est à l’origine de la vaste enquête sur les patois menée en France à la fin du dix-huitième siècle en vue de renforcer l’apprentissage du français. Son Rapport constitue une synthèse des enseignements tirés de cette enquête et rend bien compte de la volonté politique d’éclairer chaque citoyen par l’intermédiaire du français.

« Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que, pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations. Quoiqu’il y ait possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l’état politique du globe bannit l’espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques écrivains, est également hardie et chimérique. Une langue universelle est, dans son genre, ce que la pierre philosophale est en chimie. Mais au moins on peut uniformer le langage de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté. Sur le rapport de son Comité de salut public, la Convention nationale décréta, le 8 pluviôse, qu’il serait établi des instituteurs pour enseigner notre langue dans les départements où elle est le moins connue. Cette mesure, très salutaire, mais qui ne s’étend pas à tous ceux où l’on parle patois, doit être secondée par le zèle des citoyens. La voix douce de la persuasion peut accélérer l’époque où ces idiomes féodaux auront disparu. Un des moyens les plus efficaces peut-être pour électriser les citoyens, c’est de leur prouver que la connaissance et l’usage de la langue nationale importent à la conservation de la liberté […]. »

Abbé Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française [in] Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une Politique de la langue, Paris, Gallimard, 2002, « Folio Histoire », p.334-335.



Biblio express
Beauzée, « Langue » [in] Sylvain Auroux, L’Encyclopédie : « grammaire » et « langue » au XVIIIe siècle,  Paris, Mame, 1973.
Caraccioli, Louis-Antoine, L’Europe française [in] Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Paris, Le Livre de Poche, 2005.
Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française [in] Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une Politique de la langue, Paris, Gallimard, 2002, « Folio Histoire », p.334-335.
Rivarol, Pensées diverses suivies de Discours sur l’universalité de la langue française, Paris, Desjonquères, 1998, « Dix-huitième siècle ». Edition établie par Sylvain Menant.
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Le Livre de Poche, 2005, « Les Classiques de poche ». Edition établie par Jacqueline Hellegouarc’h et Sylvain Menant.