Représentations de l'altérité et de l'ailleurs (1)


Cours 1
Introduction
Présentation : Qu’est-ce qu’être autre ? Qui est l’autre ? Pour qui ? Qu’est-ce qu’un ailleurs ? Qu’est-ce que l’ailleurs ? C’est par rapport à soi, par rapport à qui on est, par rapport à la manière dont on se définit qu’un individu, un groupe, une communauté construit un ou plusieurs autres. Du côté du soi : ceux qui présentent des ressemblances. Du côté de l’autre : ceux qui présentent des différences ; ou identité contre altérité. Selon le nombre et la nature des différences, l’autre ou les autres seront donc proches ou éloignés, et l’altérité sera minime ou extrême. De manière assez similaire, c’est par rapport au connu qu’un individu, un groupe, une communauté construit un ou plusieurs ailleurs.





Cours 2,
Montaigne, « Des Cannibales », Essais, I, 31.
Présentation : En 1562, à Rouen, Michel Eyquem, seigneur de Montaigne rencontre trois « sauvages » brésiliens à l’occasion de leur présentation au jeune roi Charles IX. Grâce à un traducteur, Montaigne a l’occasion de s’entretenir avec eux et de se documenter sur quelques-unes de leurs mœurs et coutumes.

Objectifs : montrer comment, tout en livrant une réflexion sur l’autre brésilien, Montaigne développe en retour une réflexion pleine d’acuité sur les Européens.  

Extrait 1 : « Quand le roi Pyrrhus passa en Italie, après qu’il eut reconnu l’ordonnance de l’armée que les Romains lui envoyaient au-devant : “ Je ne sais, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais la disposition de cette armée que je vois, n’est aucunement barbare. ” Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur pays et Philippe, voyant d’un tertre l’ordre et distribution du camp romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se faut garder de s’attarder aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voix de la raison, non par la voix commune ».

Extrait 2 :« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant réchargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée.
Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises, “Le lierre pousse mieux spontanément, l’arboulier croit plus beau dans les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans aucun art. ”
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière ».

Extrait 3 :  « Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de leçon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience, en ces nations, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine.
C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes.
Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection : “ des hommes fraîchement formés par les dieux. ”
“ Voilà les premières règles que la Nature donna. ” »

Extrait 4 :  « Pour revenir à notre histoire, il s’en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours, pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent une contenance gaie ; ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette épreuve ; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce trait : qu’ils viennent hardiment tous et s’assemblent pour dîner de lui ; car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps. “ Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fous que vous êtes ; vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s’y tient encore : savourez-les bien, vous y trouverez le goût & votre propre chair.” Invention qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourants, et qui représentent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur faisant la moue.
De, vrai, ils ne cessent jusques au dernier soupir de les braver et défier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voilà des hommes bien sauvages ; car, ou il faut qu’ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons ; il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre ».

Extrait 5 : « Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissé piper au désir de la nouvelleté et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que le feu roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville. Après cela, quelqu’un en demanda leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisisse plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.
Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir.
Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me montra une espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en une telle espace, ce pouvait, être quatre ou cinq mille hommes ; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.
Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! »

Montaigne, « Des Cannibales », Essais, I, 31, 1580



Biblio express
Corpus
Montaigne, Des Cannibales, Paris, Gallimard, 2008, « Folioplus ». Edition établie par Christine Bénévent.
Études
Lestringant, Frank, Le Brésil de Montaigne. Le Nouveau monde des « Essais » (1580-1592), Paris, Chandeigne, 2005, « Magellane ».
Voir aussi…
LÉry, Jean de, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Paris, Le Livre de Poche, 2000, « Classiques de poche ». Edition établie par Frank Lestringant.





Cours 3
Descartes, Discours de la méthode, « Première partie »
Présentation : C’est en 1637 que René Descartes publie Le Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences comme introduction à trois traités scientifiques formant une mise en application de sa méthode : La Dioptrique, Les Météores et La Géométrie. Les textes qui suivent sont tirés de la première partie de ce texte qui a rapidement été publié indépen-damment des traités auxquels il servait d’introduction.

Objectifs : montrer le rôle des voyages et de la rencontre avec les autres dans la méthode cartésienne.  

Extrait 1 : « J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance ; et, pourcequ’on me persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avois un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me sembloit n’avoir fait autre profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avois découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j’étois en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe, où je pensois qu’il devoit y avoir de savants hommes, s’il y en avoit en aucun endroit de la terre. J’y avois appris tout ce que les autres y apprenoient ; et même, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignoit, j’avois parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savois les jugements que les autres faisoient de moi ; et je ne voyois point qu’on m’estimât inférieur à mes condisciples, bien qu’il y en eut déjà entre eux quelques uns qu’on destinoit à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me sembloit aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu’ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu’il n’y avoit aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu’on m’avoit auparavant fait espérer ».

Extrait 2 :« Mais je croyois avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pratiquoient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne [128] changent ni n’augmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances, d’où vient que le reste ne paroit pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces ».

Extrait 3 :  « C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai [131] entièrement l’étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourroit trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi— même dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentoient que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut— être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j’avois toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que pendant que je ne faisois que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y [132] trouvois guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquois quasi autant de diversité que j’avois fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirois étoit que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenois à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avoit été persuadé que par l’exemple et par la coutume : et ainsi je me délivrois peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devois suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres ».

Descartes, « Première partie », Discours de la méthode, 1637



Biblio express
Corpus
Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, 2008, « Folioplus ». Edition établie par Florian Nicodème.
Études
Gueroult, Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, Aubier, 1991, 2 tomes.
Voir aussi…
Beyssade, Jean-Marie, « Sur le Discours de la méthode » [in] Etudes sur Descartes, Paris, Editions du Seuil, 2001, « Points Essais », p.27-82.





Cours 4
Diderot, « Les Adieux du vieillard », Supplément au voyage de Bougainville
Présentation : C’est en 1637 que René Descartes publie Le Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences comme introduction à trois traités scientifiques formant une mise en application de sa méthode : La Dioptrique, Les Météores et La Géométrie. Les textes qui suivent sont tirés de la première partie de ce texte qui a rapidement été publié indépendamment des traités auxquels il servait d’introduction.

Objectifs : montrer le rôle des voyages et de la rencontre avec les autres dans la méthode cartésienne.  

Extrait 1 : « J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance ; et, pourcequ’on me persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avois un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me sembloit n’avoir fait autre profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avois découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j’étois en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe, où je pensois qu’il devoit y avoir de savants hommes, s’il y en avoit en aucun endroit de la terre. J’y avois appris tout ce que les autres y apprenoient ; et même, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignoit, j’avois parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savois les jugements que les autres faisoient de moi ; et je ne voyois point qu’on m’estimât inférieur à mes condisciples, bien qu’il y en eut déjà entre eux quelques uns qu’on destinoit à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me sembloit aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu’ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu’il n’y avoit aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu’on m’avoit auparavant fait espérer ».

Extrait 2 :« Mais je croyois avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pratiquoient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne [128] changent ni n’augmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances, d’où vient que le reste ne paroit pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces ».

Extrait 3 :  « C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai [131] entièrement l’étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourroit trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi— même dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentoient que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut— être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j’avois toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que pendant que je ne faisois que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y [132] trouvois guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquois quasi autant de diversité que j’avois fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirois étoit que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenois à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avoit été persuadé que par l’exemple et par la coutume : et ainsi je me délivrois peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devois suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres ».

Descartes, « Première partie », Discours de la méthode, 1637



Biblio express
Corpus
Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, 2008, « Folioplus ». Edition établie par Florian Nicodème.
Études
Gueroult, Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, Aubier, 1991, 2 tomes.
Voir aussi…
Beyssade, Jean-Marie, « Sur le Discours de la méthode » [in] Etudes sur Descartes, Paris, Editions du Seuil, 2001, « Points Essais », p.27-82.





Cours 7
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
Présentation : C’est en réponse à une question posée par l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle », que Jean-Jacques Rousseau rédige son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Par-delà les origines et les fondements de l’inégalité, Rousseau s’interroge sur la nature humaine, sur les liens existant entre l’homme et l’état de nature, sur ce qui fait que « bien que la nature a fait l’homme heureux et bon », les hommes soient si dépravés et malheureux.

Objectifs : analyser la réflexion développée par Rousseau sur la nature humaine ; mettre en évidence les enjeux du discours ; analyser le rôle des notes.  


Extrait : « C’est une chose extrêmement remarquable que depuis tant d’années que les Européens se tourmentent pour amener les sauvages des diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils n’aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l’invincible répugnance qu’ils ont à prendre nos mœurs et vivre à notre manière. Si ces pauvres sauvages sont aussi malheureux qu’on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation ou d’apprendre à vivre heureux parmi nous ; tandis qu’on lit en mille endroits que des Français et d’autres Européens se sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entière, sans pouvoir plus quitter une si étrange manière de vivre, et qu’on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes et innocents qu’ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? Si l’on répond qu’ils n’ont pas assez de lumières pour juger sainement de leur état et du nôtre, je répliquerai que l’estimation du bonheur est moins l’affaire de la raison que du sentiment. D’ailleurs cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore ; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d’esprit où il faudrait être pour concevoir le goût que trouvent les sauvages à leur manière de vivre que des idées des sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations il leur est aisé de voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets, savoir, pour soi les commodités de la vie, et la considération parmi les autres. Mais le moyen pour nous d’imaginer la sorte de plaisir qu’un sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton et sans se soucier de l’apprendre ?
On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres et dans d’autres villes ; on s’est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses et tous nos arts les plus utiles et les plus curieux ; tout cela n’a jamais excité chez eux qu’une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise. Je me souviens entre autres de l’histoire d’un chef de quelques Américains septentrionaux qu’on mena à la cour d’Angleterre il y a une trentaine d’années. On lui fit passer mille choses devant les yeux pour chercher à lui faire quelque présent qui pût lui plaire, sans qu’on trouvât rien dont il parut se soucier. Nos armes lui semblaient lourdes et incommodes, nos souliers lui blessaient les pieds, nos habits le gênaient, il rebutait tout ; enfin on s’aperçut qu’ayant pris une couverture de laine, il semblait prendre plaisir à s’en envelopper les épaules ; vous conviendrez, au moins, lui dit-on aussitôt, de l’utilité de ce meuble ? Oui, répondit-il, cela me paraît presque aussi bon qu’une peau de bête. Encore n’eût-il pas dit cela s’il eût porté l’une et l’autre à la pluie.
Peut-être me dira-t-on que c’est l’habitude qui, attachant chacun à sa manière de vivre, empêche les sauvages de sentir ce qu’il y a de bon dans la nôtre. Et sur ce pied-là il doit paraître au moins fort extraordinaire que l’habitude ait plus de force pour maintenir les sauvages dans le goût de leur misère que les Européens dans la jouissance de leur félicité. Mais pour faire à cette dernière objection une réponse à laquelle il n’y ait pas un mot à répliquer, sans alléguer tous les jeunes sauvages qu’on s’est vainement efforcé de civiliser ; sans parler des Groenlandais et des habitants de l’Islande, qu’on a tenté d’élever et nourrir en Danemark, et que la tristesse et le désespoir ont tous fait périr, soit de langueur, soit dans la mer où ils avaient tenté de regagner leur pays à la nage ; je me contenterai de citer un seul exemple bien attesté, et que je donne à examiner aux admirateurs de la police européenne.
« Tous les efforts des missionnaires hollandais du cap de Bonne-Espérance n’ont jamais été capables de convertir un seul Hottentot. Van der Stel, gouverneur du Cap, en ayant pris un dès l’enfance, le fit élever dans les principes de la religion chrétienne et dans la pratique des usages de l’Europe. On le vêtit richement, on lui fit apprendre plusieurs langues et ses progrès répondirent fort bien aux soins qu’on prit pour son éducation. Le gouverneur, espérant beaucoup de son esprit, l’envoya aux Indes avec un commissaire général qui l’employa utilement aux affaires de la Compagnie. Il revint au Cap après la mort du commissaire. Peu de jours après son retour, dans une visite qu’il rendit à quelques Hottentots de ses parents, il prit le parti de se dépouiller de sa parure européenne pour se revêtir d’une peau de brebis. Il retourna au fort, dans ce nouvel ajustement, chargé d’un paquet qui contenait ses anciens habits, et les présentant au gouverneur il lui tint ce discours (voy. le frontispice). « Ayez la bonté, monsieur, de faire attention que je renonce pour toujours à cet appareil. Je renonce aussi pour toute ma vie à la religion chrétienne, ma résolution est de vivre et mourir dans la religion, les manières et les usages de mes ancêtres. L’unique grâce que je vous demande est de me laisser le collier et le coutelas que je porte. Je les garderai pour l’amour de vous. » Aussitôt, sans attendre la réponse de Van der Stel, il se déroba par la fuite et jamais on ne le revit au Cap. » (Histoire des Voyages, tome 5, p. 175) ».

Rousseau, « Note 16 », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755



Biblio express
Corpus
Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fon-dements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 2006, « Folioplus Philosophie ». Dossier par Heidi Barre-Merand et Lecture d’image par Bertrand Leclair.
Études
Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau : la transpa-rence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, « Tel ».
Voir aussi…
Adam, Antoine, Le Mouvement des idées philosophiques dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1967.





Cours 8
Montesquieu, Lettres persanes
Présentation : Charles-Louis de Secondat de La Brède, baron de Montesquieu, juriste et philosophe des Lumières est l’auteur d’une œuvre satirique visant à dénoncer les travers de la société : Les Lettres persanes (1721) ainsi que d’une œuvre essentielle portant sur le droit et ses fondements : De l’Esprit des lois (1748). Les Lettres persanes sont un roman épistolaire. Plusieurs lettres consistent en la condamnation d’un dysfonctionnement ou travers de la société ou au développement d’une réflexion sur les lettres et les arts.

Objectifs : analyser le renversement du regard mis en œuvre dans les Lettres persanes.  

Extrait 1. Lettre 30. Rica au même, à Smyrne.
« Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait ; si j’étais aux spectacles, je trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : "Il faut avouer qu’il a l’air bien persan." Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu.
Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique : car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche. Mais, si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : "Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

De Paris, le 6 de la lune de Chalval 1712.

Extrait 2. Lettre 37. Usbek à Ibben, à Smyrne.
« Le roi de France est vieux. Nous n’avons point d’exemple dans nos histoires d’un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu’il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son État. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux, tant il fait cas de la politique orientale.
J’ai étudié son caractère, et j’y ai trouvé des contradictions qu’il m’est impossible de résoudre. Par exemple, il a un ministre qui n’a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts ; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer à la rigueur ; quoiqu’il fuie le tumulte des villes, et qu’il se communique peu, il n’est occupé, depuis le matin jusques au soir, qu’à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu’il aurait sujet de le craindre à la tête d’une armée ennemie. Il n’est, je crois, jamais arrivé qu’à lui d’être, en même temps, comblé de plus de richesses qu’un prince n’en saurait espérer, et accablé d’une pauvreté qu’un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces, et, sans examiner si celui qu’il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel : aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes se renversent ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables. »

De Paris, le 7 de la lune de Maharram 1713.

Extrait3. Lettre 74. Usbek à Rica, à ***.
« Il y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me dit: Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris; je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représentent le mieux.
     Que cela veut-il dire, monsieur? est-ce qu'il est plus poli, plus affable qu'un autre? Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah! J'entends; il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur tous ceux qui l'approchent; si cela est, je n'ai faire d'y aller; je prends déjà condamnation, et je la lui passe tout entière.
    Il fallut pourtant marcher; et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me laisser de l'admirer. Ah! bon Dieu! dis-je en moi-même, si lorsque j'étais à la course de la Perse, je représentais ainsi, je représentais un grand sot! Il aurait fallu, Usbek, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance; ils savaient bien que nous étions au-dessus d'eux; et s'ils l'avaient ignoré, nos bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N'ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables: nous nous communiquions aux plus petits; au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvaient sensibles; ils ne voyaient que notre coeur au-dessus d'eux; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lorsqu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques; lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étrangers; lorsque enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n'étions descendus; nous ramenions la fierté sur notre visage; et l'on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien. »
    De Paris, le 10 de la lune de Saphar, 1715.

 
 
Biblio express
Corpus
Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Gallimard, 2003, « Folio ». Préface par Jean Starobinski.
Études
Starobinski, Jean, Montesquieu par lui-même, Paris, Edi-tions du Seuil, 1994.
Voir aussi…
Benrekassa, Georges, Le Concentrique et l’Excentrique. Marges des Lumières, Paris, Payot, 1980.


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