Cours 1
Introduction
Présentation : Quand commence et
s’achève le dix-septième siècle ? À quoi correspondent les notions d’âge
baroque, d’âge classique, de classicisme ? Quels règnes ont marqué ce
siècle ? Quelles querelles politiques, littéraires, religieuses l’ont
animé ? C’est à ces questions qu’on s’appliquera à répondre dans ce cours
à la découverte ou plutôt à la redécouverte du dix-septième siècle.
Objectifs : Définir les
conditions de la production littéraire au dix-septième siècle, ainsi que les
cadres chronologiques, religieux et intellectuels de la période.
Texte
d’étude 1 :
Britannicus, I, 1, par Jean Racine,
1669.
Dramaturge
et poète, Jean Racine (1639-1699) est considéré comme l’une des plus importants
auteurs de tragédies de la littérature du dix-septième siècle, pour la rigueur
de ses constructions dramatiques et l’efficacité de son écriture. Il est
notamment l’auteur de Phèdre, Bérénice, Bajazet, Iphigénie… Les
vers qui suivent constituent les premières répliques de Britannicus.
Acte premier
Scène I - Agrippine, Albine
Albine - Quoi ? tandis que
Néron s'abandonne au sommeil,
Faut−il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.
Agrippine - Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré.
L'impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.
Faut−il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.
Agrippine - Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré.
L'impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.
Jean Racine, Britannicus,
Paris, Gallimard, 1995, « Folio Théâtre ». Édition établie par
Georges Forestier.
Texte
d’étude 2 :
« Le Loup et l’Agneau », par Jean de La Fontaine, 1668.
Poète,
Jean de La Fontaine (1620-1695) est connu pour ses Fables, qui mettent principalement en scène des animaux dans des
histoires facétieuses dont une des finalités est de délivrer une morale. Il est
également l’auteur de contes en vers et en prose. Les Fables, qui ont été publiées en trois recueils entre 1668 et 1694,
sont une des œuvres majeures de la période classique.
« Le Loup et
l’Agneau »
La raison du plus fort est
toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux
attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis
le mange,
Sans autre forme de
procès.
Jean
de La Fontaine, « Le Loup et l’Agneau » [in] Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2002, « Les Classiques de
poche ». Édition établie par Jean-Charles Darmon.
Texte
d’étude 3 :
« Chacun alors se mit en train », par Etienne Martin Pinchesne, s.d.
Contrôleur
de la maison du roi, Etienne Martin Pinchesne (1616-1680) est surtout connu
comme le neveu d’un célèbre poète de l’époque, Vincent Voiture. Il est l’auteur
de pièces en vers burlesques ou libertines, qui reflètent un aspect méconnu de
la littérature du dix-septième siècle : celui de l’esprit de bohème
littéraire qui s’est opposé au classicisme.
Chacun alors se mit en
train,
L’un l’autre on se prit
par la main
Et d’une façon délectable
Comme l’on fit au dernier
jour
La troupe, en se levant de
table,
Dansa le branle tout
autour.
Ensuite, étant las de
baller,
Il fallut enfin s’en
aller,
Saouls et replets comme
des grives,
Par des chemins assez
glissants
Faisant, en postures
naïves,
Rire tant soit peu les
passants
Ce fut lors, si tu t’en
souviens,
Qu’étant aussi suivi des
miens,
Nous passions au coin de
la Halle
Et que l’on crut, en nous
voyant,
Voir passer une
Bacchanale,
Tant nos pas allaient
tournoyant.
Etienne
Martin Pinchesne, « Chacun alors se mit en train » [in] Xavier Darcos et Bernard Tartayre,
XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives &
confrontations », p.12.
Texte
d’étude 4 :
Paul Scarron, Le Roman comique, 1657.
Auteur
de nombreuses comédies inspirées de sujets espagnols, Paul Scarron (1610-1660)
est surtout connu pour son Roman comique,
œuvre burlesque qui marque un renouveau du roman au dix-septième siècle.
Le
soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son Char, ayant attrapé
le penchant du monde, roulait plus vite qu'il lie voulait. Si ses chevaux
eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restoit
du jour en moins d'un demi- quart d'heure mais, au lieu de tirer de toute leur
force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui
les faisait hannir et les avertissoit que la mer était proche, où l'on dit que
leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus
intelligiblement, il étoit entre cinq et six, quand une charrette entra dans
les halles du Mans. Cette charrette etoit attelée de quatre boeufs fort
maigres, conduits par une jument poulinière, dont le poulain allait et venoit à
l’entour de la charrette, comme à petit fou. qu'il etoit. La charette était
pleine de coffres, de malles, et de gros paquets de toiles peintes qui
faisaient comme une pyramide, au haut de laquelle paraissait une demoiselle,
habillée moitié ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d'habits
que riche de mine, marchait à côté de la charrette; il avait un grand emplâtre
sur le visage, qui lui couvroit un œil et la moitié de la joue, et portait un
grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et
corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle
pendaient par les pieds une poule et un oison, qui avaient bien la mine d'avoir
été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau il n'avait qu'un bonnet de
nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs; et cet habillement de
tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ebauché et auquel on
n'avoit pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de
grisette, ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une
epée qui était si longue qu'on ne s'en pouvoit aider adroitement sans
fourchette. Il partoit des chausses troussées à bas d'attache, comme celle des
comediens quand ils representent un héros de l'antiquité, et il avait, au lieu
de souliers, des brodequins à l'antique, que les boues avaient gâtés jusqu'à la
cheville du pied.
Paul
Scarron, Le Roman comique, Paris,
Flammarion, 1993, « GF ». Édition établie par Yves Giraud.
Texte
d’étude 4 :
Art poétique, par Nicolas Boileau,
1674.
Auteur
de satires et d’épîtres, historiographe du roi, Nicolas Boileau (1636-1711) est
l’auteur de diverses œuvres critiques parmi lesquelles figure son Art poétique, dans lequel il se livre
notamment à une critique des écrivains qui négligent leur art au profit de
larges rétributions.
Que les vers ne soient pas
votre éternel emploi ;
Cultivez vos amis, soyez
homme de foi :
C'est peu d'être agréable
et charmant dans un livre,
Il faut savoir encor et
converser et vivre.
Travaillez pour la gloire,
et qu'un sordide gain
Ne soit jamais l'objet
d'un illustre écrivain.
Je sais qu'un noble esprit
peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un
tribut légitime ;
Mais je ne puis souffrir
ces auteurs renommés,
Qui, dégoûtés de gloire et
d'argent affamés,
Mettent leur Apollon aux
gages d'un libraire
Et font d'un art divin un
métier mercenaire.
Nicolas Boileau, Art poétique, Paris, Flammarion, 1998,
« GF ». Édition établie par Sylvain Menant.
Document : « L’écrivain
professionnel », par Xavier Darcos et Bernard Tartayre, 1987.
« Le
développement des salons, l’apparition de la presse, l’intervention du pouvoir
sur les lettres : autant de facteurs bien différents qui ont, chacun à
leur manière, modifié la situation sociale de l’écrivain en l’obligeant à ne
plus vivre en « docte » reclus en son cabinet. Soucieux d’une audience
plus large, désireux de « plaire et toucher », l’écrivain se mêle à
la bonne société et tâche de tirer de sa plume des revenus décents.
Les
trois principales sources de gain sont les dédicaces, les pensions et les
droits d’auteur. L’usage de la dédicace, prétexte à flatter les Grands, est
rémunérateur. Corneille reçoit 200 pistoles du financier M. de Montauron pour
lui avoir dédié Cinna. Ce genre de
mécénat risque de transformer l’écrivain en domestique laudatif. Ainsi peut-on
dire qu’il « appartient » à son protecteur : Saint-Amant au Duc
de Retz, Voiture à Gaston d’Orléans, La Bruyère au Prince de Condé, La Fontaine
– et Molière à ses débuts – à Fouquet.
Mais
c’est Louis XIV qui, développant et organisant le mécénat officiel, crée une
véritable clientèle littéraire. Dès 1662, le roi charge Colbert de repérer les
meilleurs auteurs et de se les attacher. Aidé de Chapelain, qui devient ainsi
le juge tout-puissant du mérite des écrivains. Colbert fait dresser une liste
d’une centaine de « gens de lettres ». À l’été de 1663, le premier
état de gratifications se présente ainsi :
Auteurs
|
Livres
|
||
Mézeray
|
4000
|
Conrart
|
1500
|
Chapelain
|
3000
|
Gombauld
|
1200
|
Pierre
Corneille
|
2000
|
Cotin
|
1200
|
Ménage
|
2000
|
Molière
|
1000
|
Benserade
|
1500
|
Thomas
Corneille
|
1000
|
Huet
|
1500
|
Abbé
de Pure
|
1000
|
Perrault
|
1500
|
Quinault
|
800
|
Perrot
d’Ablancourt
|
1500
|
Racine
|
600
|
Cette
liste donne une idée de la notoriété respective des hommes de lettres de 1663,
mais aussi de leur soumission au roi. Mézeray est en effet historiographe du
roi, Chapelain sert de « ministre des lettres », etc. Ainsi, pendant
plus de trente ans, les auteurs vont être pensionnés. Les allocations annuelles
varient, mais les bons serviteurs sont bien payés. Racine, par exemple, passe à
800 livres en 1665, 1200 en 1667, 1500 en 1669, 2000 en 1678. En 1671,
l’ensemble des subventions royales s’élève à 100 500 livres. Ce n’est
qu’après 1690 que le total va sensiblement diminuer : les constructions
royales –Versailles en particulier – ont vidé les caisses. »
Xavier
Darcos et Bernard Tartayre, « L’écrivain professionnel » [in] XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1987,
« Perspectives & confrontations », p.15.
Biblio express
Boileau, Nicolas, Art poétique, Paris, Flammarion, 1998,
« GF ». Édition établie par Sylvain Menant.
La Fontaine, Jean de, « Le Loup et l’Agneau » [in] Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2002,
« Les Classiques de poche ». Édition établie par Jean-Charles Darmon.
Pinchesne, Etienne Martin, « Chacun alors se mit en
train » [in] Xavier Darcos et
Bernard Tartayre, XVIIe siècle,
Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations », p.12.
Racine, Jean, Britannicus,
Paris, Gallimard, 1995, « Folio Théâtre ». Édition établie par
Georges Forestier.
Scarron, Paul, Le
Roman comique, Paris, Flammarion, 1993, « GF ». Édition établie
par Yves Giraud.
Cours 2
De la mouvance baroque à
la crise de la poésie
Présentation : Au cours de la première
moitié du dix-septième siècle, s’épanouit en France, dans les arts, et
notamment dans la poésie, un mouvement assez original : le baroque. Mais
cette période voit également apparaître des traits annonciateurs du classicisme
et la poésie connaître ce qu’on nomme une « crise » sous l’impulsion
d’individus qui ont placé leurs œuvres sous le signe de la rupture, de
l’irrévérence et de l’excentricité.
Objectifs : Définir la
mouvance baroque ; caractériser les premières intuitions du
classicisme ; analyser les caractéris-tiques de la crise poétique qui
apparaît à la même époque.
Texte
d’étude 1 :
« La vie est un songe », par Jacques Vallée des Barreaux, 1623.
Jacques
Vallée des Barreaux (1599-1673) est connu pour avoir été un des grands
libertins de son temps. Il est l’auteur de chansons et de poésies empreintes
d’athéisme.
Tout
n'est plein ici bas que de vaine apparence,
Ce qu'on donne à sagesse est conduit par le sort,
L'on monte et l'on descend avec pareil effort,
Sans jamais rencontrer l'état de consistance.
Ce qu'on donne à sagesse est conduit par le sort,
L'on monte et l'on descend avec pareil effort,
Sans jamais rencontrer l'état de consistance.
Que
veiller et dormir ont peu de différence,
Grand maître en l'art d'aimer, tu te trompes bien fort
En nommant le sommeil l'image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.
Grand maître en l'art d'aimer, tu te trompes bien fort
En nommant le sommeil l'image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.
Comme
on rêve en son lit, rêver en la maison,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d'une à une autre envie,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d'une à une autre envie,
Travailler
avec peine et travailler sans fruit,
Le dirai-je, mortels, qu'est-ce que cette vie ?
C'est un songe qui dure un peu plus qu'une nuit.
Le dirai-je, mortels, qu'est-ce que cette vie ?
C'est un songe qui dure un peu plus qu'une nuit.
Jacques
Vallée des Barreaux, « La vie est un songe » [in] Œuvres, 1623.
Texte
d’étude 2 :
« De l’Amour et de la Mer », par François de La Rochefoucauld, 1665.
Moraliste
et mémorialiste, François de La Rochefoucauld (1613-1680) est principalement
connu pour ses Maximes et ses Réflexions diverses.
Ceux
qui ont voulu nous représenter l’amour et ses caprices l’ont comparé en tant de
sortes à la mer qu’il est malaisé de rien ajouter à ce qu’ils en ont dit. Ils
nous ont fait voir que l’un et l’autre ont une inconstance et une infidélité
égales, que leurs biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les
plus heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les écueils
sont toujours à craindre, et que souvent même on fait naufrage dans le port.
Mais en nous exprimant tant d’espérances et tant de craintes, ils ne nous pas
assez montré, ce me semble, le rapport qu’il y a d’un amour usé, languissant et
sur sa fin, à ces longues bonaces, à ces calmes ennuyeux, que l’on rencontre
sous la ligne : on est fatigué d’un grand voyage, on souhaite de
l’achever ; on voit la terre, mais on manque de vent pour y arriver ;
on se voit exposé aux injures des saisons ; les maladies et les langueurs
empêchent d’agir ; l’eau et les vivres manquent ou changent de goût ;
on a recours inutilement aux secours étrangers ; on essaye de pêcher, et
on prend quelques poissons, sans en tirer de soulagement ni de
nourriture ; on est las de tout ce qu’on voit, on est toujours avec ses
mêmes pensées, et on est toujours ennuyé ; on vit encore, et on a regret à
vivre ; on attend des désirs pour sortir d’un état pénible et languissant,
mais on n’en forme que de faibles et d’inutiles.
François
de La Rochefoucauld, « De l’Amour et de la Mer » [in] Réflexions diverses, 1665.
Texte
d’étude 3 :
« Victoire de la constance », par François de Malherbe, 1627.
Poète
français, François de Malherbe (1555-1628) s’est appliqué dans ses œuvres à
employer la langue la plus pure, critique sévèrement les poètes maniéristes et
baroques pour leurs excentricités.
« Victoire
de la constance »
Enfin cette Beauté m’a la place rendue,
Que d’un siège si long
elle avait défendue ;
Mes vainqueurs sont
vaincus : ceux qui m’ont fait la loi
La reçoivent de moi
J’honore
tant la Palme acquise en cette guerre
Que si victorieux des deux
bouts de la terre,
J’avais mille Lauriers de
ma gloire témoins,
Je les priserais moins.
Au
repos où je suis tout ce qui me travaille,
C’est le doute que j’ai
qu’un malheur qui m’assaille
Qui me sépare d’elle, et
me fasse lâcher
Un bien que j’ai si cher.
Il
n’est rien ici-bas d’éternelle durée :
Une chose qui plaît n’est
jamais assurée :
L’épine suit la Rose, et
ceux qui sont contents
Ne le sont pas longtemps.
Et
puis qui ne sait point que la mer amoureuse
En sa bonace même est
souvent dangereuse :
Et qu’on y voit toujours
quelques nouveaux rochers
Inconnus
aux Nochers ? […]
François
de Malherbe, « Victoire de la constance », [in] Stances, 1627, stances 1 à 5.
Texte
d’étude 4 :
« Satire IX », par Mathurin Régnier, 1608.
Poète
satirique, Mathurin Régnier (1573-1613) s’est illustré en signant des épîtres,
des élégies, des poésies, mais surtout, des satires, dans lesquelles il s’en
prend non sans humour à ses contemporains et notamment aux poètes s’inspirant
des préceptes de Malherbe.
Ronsard en son métier
n’était qu’un aprentif ;
Il avait le cerveau
fantastique et rétif ;
Desportes n’est pas net,
du Bellay trop facile ;
Belleau ne parle pas comme
on parle à la ville.
Il a des mots hargneux,
bouffis et relevés,
Qui du peuple aujourd’hui
ne sont pas approuvés.
Comment ! il nous faut donc, pour faire une œuvre grande
Qui de la calomnie et du
temps se défende,
Qui trouve quelque place
entre les bons auteurs,
Parler comme à Saint-Jean
parlent les Crocheteurs !
Encore je le veux, pourvu qu’ils puissent faire
Que ce beau savoir entre
en l’esprit du vulgaire :
Et quand les Crocheteurs
seront Poètes fameux,
Alors sans me fâcher je
parlerai comme eux […].
Mathurin
Régnier, « Satire IX » [in] Satires,
1608.
Texte
5 :
« Les goinfres », par Marc Antoine Girard de Saint-Amant, 1642.
Poète
libertin, Marc Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661) a signé des odes, des
sonnets, des idylles et une épopée qui l’ont hissé au rang des meilleurs poètes
de son temps.
Coucher trois dans un
drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l'hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;
Hausser notre chevet avec une escabelle,
Etre deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui, bâillant au soleil, se grattent sous l'aisselle ;
Mettre au lieu de bonnet la coiffe d'un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise d'un manteau
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;
Puis souffrir cent brocards, d'un vieux hôte irrité,
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C'est ce qu'engendre enfin la prodigalité.
Au profond de l'hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;
Hausser notre chevet avec une escabelle,
Etre deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui, bâillant au soleil, se grattent sous l'aisselle ;
Mettre au lieu de bonnet la coiffe d'un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise d'un manteau
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;
Puis souffrir cent brocards, d'un vieux hôte irrité,
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C'est ce qu'engendre enfin la prodigalité.
Marc
Antoine Girard de Saint-Amant, « Les goinfres » [in] Œuvres diverses du sieur de Saint-Amant,
1642.
Document : « La crise de
la poésie française », par Jacques Morel, 1973.
« La
véritable crise de la poésie française peut en effet être résumée dans une
querelle qui opposa entre 1605 et 1609 un Malherbe tout nouvellement, mais
superbement installé à Paris, et la troupe des ronsardiens groupée autour de
Régnier, neveu et vengeur de son oncle Desportes. La lutte a, certes, par bien
des aspects, dépassé le cadre des doctrines littéraires : elle a opposé
une liberté satirique parfois cruelle à une discipline insupportable aux
vigoureux amis de la reine Margot ; elle est apparue aussi comme
l’affrontement du parti catholique intransigeant, qui domine chez la reine
Marie de Médicis, et du groupe indulgent des sages qui fréquentent Marguerite
de Valois. Mais elle a surtout donné occasion d’exprimer le décalage d’un
esprit traditionnel, fait d’érudition, de soumission aux maîtres de l’Antiquité
et de la Pléiade, de croyance en la toute-puissance de l’inspiration, et d’une
conception nouvelle de la poésie, précisément disciplinée, toujours nette sinon
toujours facile, attendant moins de la « science » et des Muses que
de la simple raison (c’est-à-dire du jugement naturel) et du travail. Malherbe
entend faire la toilette de l’héritage de la Pléiade et parfaire son œuvre au
nom d’un idéal politique universel. Régnier et ses amis gardent tout d’un
héritage qu’ils jugent précieux et refusent la compromission avec une prétendue
raison qui leur paraît proche du
prosaïsme des mauvais poètes contre lesquels Ronsard s’était évertué. »
Jacques
Morel, Littérature française. La
Renaissance : 1570-1624, Paris, Arthaud, 1973.
Biblio express
Corpus
La Rochefoucauld, François de, « De l’Amour et de la
Mer » [in] Réflexions diverses,
1665.
Malherbe, François de, « Victoire de la
constance », [in] Stances, 1627,
stances 1 à 5.
Régnier, Mathurin, « Satire IX » [in] Satires, 1608.
Saint-Amant, Marc Antoine Girard de, « Les
goinfres » [in] Œuvres diverses du
sieur de Saint-Amant, 1642.
Vallée des Barreaux, Jacques, « La vie est un songe »
[in] Œuvres, 1623.
Varia
Jacques
Morel, Littérature française. La
Renaissance : 1570-1624, Paris, Arthaud, 1973.
Cours 3
L’Âge d’or du roman ?
Présentation : Le dix-septième siècle
est généralement associé aux noms de Corneille, Racine, Molière, et à ceux de
quelques moralistes, plus rarement à ceux de romanciers. Or le dix-septième a
connu une production romanesque sans précédent, riche et diversifiée, mêlant
œuvres médiocres et chefs d’œuvre, qui a connu un immense succès auprès du
public. Quelles sont les caractéristiques du roman au dix-septième
siècle ? Quelles sont les œuvres majeures ? Pourquoi un tel
succès ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera
à répondre dans ce cours.
Objectifs : Caractériser la
production romanesque ; présenter quelques grandes œuvres ; analyser les raisons du succès de ce genre.
Texte
d’étude 1 :
L’Astrée, par Honoré d’Urfé,
1607-1627.
L’intrigue de L’Astrée,
roman fleuve de cinq mille pages d’Honoré d’Urfé (1567-1625) est simple et
pourrait se résumer ainsi : dans un cadre bucolique, un berger, Céladon,
et une bergère, Astrée, vivent heureux en s’aimant platoni-quement. Astrée, qui
croit que Céladon projette de lui être infidèle, décide de le chasser de sa
présence. Dans cet extrait, Céladon lui réaffirme son amour.
« Parce qu’elle voulait s’en aller, il
fut contraint de la retenir par sa robe, lui disant : « Je ne vous retiens
pas pour vous demander pardon de l’erreur qui m’est inconnue, mais seulement
pour vous faire voir quelle est la fin que j’élis pour ôter du monde celui que
vous faîtes paraître d’avoir tant en horreur. » Mais elle, que la colère
transportait, sans tourner seulement les yeux vers lui, se débattit de telle
furie qu’elle échappa, et ne lui laissa autre chose qu’un ruban, sur lequel par
hasard il avait mis la main. Elle le soulait porter au-devant de sa robe pour
agencer son collet, et y attachait quelquefois des fleurs, quand la saison le
lui permettait ; à ce coup elle y avait une bague que son père lui avait
donnée. Le triste berger, la voyant partir avec tant de colère, demeura quelque
temps immobile, sans presque savoir ce qu’il tenait en la main, quoiqu’il eût les
yeux dessus. Enfin, avec un grand soupir, revenant de cette pensée, et
reconnaissant ce ruban : « Sois témoin, dit-il, ô cher cordon, que plutôt
que de rompre un seul des nœuds de mon affection, j’ai mieux aimé perdre la
vie, afin que, quand je serai mort, et que cette cruelle te verra, pour être
sur moi, tu l’assures qu’il n’y a rien au monde qui puisse être plus aimé que
je l’aime, ni amant plus mal reconnu que je suis. » El lors se l’attachant
au bras, et baisant la bague [...], tournant les yeux du côté d’Astrée il se
jeta les bras croisés dans la rivière [...].
Honoré
d’Urfé, L’Astrée, 1607-1627.
Texte
d’étude 2 :
Le Berger extravagant, par Charles
Sorel, 1627.
Comme
la plupart des romans qui ont connu un immense succès, L’Astrée a donné lieu à des parodies. L’une des plus célèbres est
sans doute celle de Charles Sorel intitulée Le Berger extravagant, dont voici le début :
« __
Paissez, paissez librement, chères brebis, mes fidèles compagnes : la
déité que j’adore a entrepris de ramener la dedans ces lieux la félicité des
premiers siècles et l’Amour même qui la respecte se met l’arc en main à
l’entrée des bois et des cavernes, pour tuer les loups qui voudraient vous
assaillir. Tout ce qui est dans la nature adore Charite. Le soleil, trouvant
qu’elle nous donne plus de clarté que lui, n’a plus que faire sur notre
horizon, et ce n’est plus que pour la voir qu’il y revient. Mais retourne-t-en,
bel astre, si tu ne veux qu’elle te fasse éclipser pour apprêter à rire aux
hommes. Ne recherche point ta honte et ton infortune, et te plongeant dans le
lit que te prépare Amphitrite, va dormir au bruit de ses ondes.
Ce sont ces paroles qui furent ouïes un
matin de ceux qui les purent entendre, sur la rive de Seine en une prairie
proche de Saint-Cloud. Celui qui les proférait chassait devant lui une
demi-douzaine de brebis galeuses, qui n’étaient que le rebut des bouchers de
Poissy. »
Charles
Sorel, Le Berger extravagant, 1627.
Texte
d’étude 3 :
« De la cruelle vengeance exercée par une demoiselle sur la personne du
meurtrier de celui qu’elle aimait », par François de Rosset, 1614.
Contre
la pastorale va se développer le genre des histoires tragiques, dans lequel les
auteurs vont s’appliquer à surenchérir dans l’horreur. L’initiateur du genre en
France est Francois de Rosset (1571-1619) dont le volume des Histoires tragiques de notre temps va
connaître un immense succès.
« [Fleurie]
n’avait qu’un simple couvre-chef d’ouvrage, au travers duquel l’on voyait ses
cheveux blonds et déliés. Elle portait une cotte de satin incarnat, avec des
bandes de clinquant d’argent. Ses bras n’étaient couverts que d’une chemise
fine et déliée. Lorsque le gentilhomme l’aperçut, c’est à peine si le
contentement qu’il recevait ne le fit mourir dès l’heure même. L’excès de la joie
le rendit insensible et muet, lorsqu’elle lui prit la main et lui tint ce
langage : « Mon cher ami, l’extrême amour que je vous porte m’a
forcée de vous octroyer tant de privautés. Je vous prie, entrons dans ce
pavillon, où nous aurons plus de moyens de discourir de nos amours. »
Clorizande, sans se douter du piège tendu, entre, mais il n’y eut pas plutôt
mis le pied, que le voilà pris d’autres liens que de ceux de l’amour. « Ô
traître ! s’écria alors Fleurie, c’est à ce coup que tu recevras le
châtiment de l’assassinat que tu as commis en la personne de Lucidamor. Ce qui
me fâche, c’est que je ne peux te donner qu’une mort, car mille ne seraient pas
suffisantes pour expier ton crime. » Ce disant, elle se rue sur lui et à
belles ongles lui égratigne tout le visage. Le misérable veut crier mais
Maubrun est là tout près qui lui met un bâillon dans la bouche. Fleurie tire un
petit couteau dont elle lui perce les yeux, et puis les lui tire hors de la
tête. Elle lui coupe le nez, les oreilles, et, assistée du valet, lui arrache
les dents, les ongles, et lui coupe les doigts l’un après l’autre. Le
malheureux se démène et tâche de se désempêtrer mais il s’étreint plus fort.
Enfin, après qu’elle a exercé mille sortes de cruautés sur ce misérable corps,
qu’elle lui a jeté des charbons ardents dans le sein et proféré toutes les
paroles injurieuses que la rage apprend à ceux qui ont perdu l’humanité, elle
prend un grand couteau, lui ouvre l’estomac et lui arrache le cœur, qu’elle
jette dans le feu qu’elle avait auparavant fait allumer dans cette salle
[…]. »
François
de Rosset, « De la cruelle vengeance exercée par une demoiselle sur la
personne du meurtrier de celui qu’elle aimait », dans Histoires tragiques de notre temps, 1614.
Texte
d’étude 4 :
La Vraie Histoire comique de Francion,
par Charles Sorel, 1623.
Dans
sa Vraie Histoire comique de Francion,
Charles Sorel (1582-1674), dépeint la vie quotidienne de son temps en
accordant au libertinage et à l’irréligion une place prépon-dérante. L’histoire
de son héros, Francion, est en effet celle de l’apprentissage libertin d’un
jeune Breton venu faire ses études à Paris, où il deviendra entre autres poète,
avant de partir en Italie où il rencontrera l’amour.
« C’était
donc mon passe-temps que de lire des chevaleries, et il faut que je vous dise
que cela m’espoinçonnait le courage, et me donnait des désirs nonpareils
d’aller chercher les aventures par le monde. Car il semblait qu’il me serait
aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié qu’une pomme. J’étais
au souverain degré des contentements quand je voyais faire une chapelis
horrible de géants déchiquetés menu comme chair à pâté. Le sang qui issait de
leurs corps à grand randon faisait un fleuve d’eau rose, où je me baignais
moult délicieusement et quelquefois il me venait en l’imagination que j’étais
le même Damoiseau qui baisait une gorgiase infante qui avait les yeux verts
comme un faucon. Bref, je n’avais plus en l’esprit que rencontres, tournois,
que châteaux, que vergers, qu’enchantements, que délices, qu’amourettes :
lorsque je me représentais que tout cela n’était que fiction, je disais que
l’on avait tort néanmoins d’en censurer la lecture, et qu’il fallait faire en
sorte que dorénavant l’on menât un pareil train de vie à celui qui était décrit
dedans mes livres : là-dessus je commençais souvent à blâmer les viles
conditions à quoi les hommes s’occupent en ce siècle, lesquelles j’ai
aujourd’hui en horreur tout à fait. Cela m’avait rendu méchant et fripon, et je
ne tenais plus rien du tout de notre pays, non pas même les accents. Car je
demeurais avec des Normands, des Picards, des Gascons et des Parisiens, avec
qui je prenais de nouvelles coutumes : déjà on me mettait au nombre de
ceux que l’on nomme des pestes, et je courais la nuit avec le nerf de bœuf dans
mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux –pour parler par
révérence. J’avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des
épingles, la robe toute délabrée, le collet noir et les souliers blancs ;
toutes choses qui conviennent bien à un vrai poste d’écolier : et qui me
parlait de propreté se déclarait comme ennemi. »
Charles
Sorel, La Vraie Histoire comique de
Francion, III, 1623.
Texte
d’étude 5 :
Polexandre, par Marin le Roy de
Gomberville, 1637.
Polexandre, de Marin le Roy de
Gomberville (1600-1674), inaugure une nouvelle veine, celle du roman héroïque.
Mêlant voyages, aventures, péripéties, rebondissements… ces romans multiplient
les intrigues secondaires. Dans cet extrait, Polexandre, roi des Canaries parti
à la recherche de celle qu’il aime, rencontre un étrange vaisseau…
« Au
point du jour, le vaisseau ennemi parut, et fut presque aussitôt joint. Notre
héros se jeta le premier dedans. Mais il fut bien étonné de n’y découvrir
qu’une horrible solitude. Jamais il ne s’est présenté sur la mer, quoiqu’elle
soit le théâtre des prodiges et des nouveautés, rien de si étrange que le
spectacle dont il fut frappé. Lorsqu’il se fut avancé jusqu’au principal mât,
il vit une femme fort belle et fort bien vêtue qui était attachée à ce mât par
les pieds et par les mains. Devant elle, il y avait quatre poteaux, sur
lesquels étaient clouées quatre têtes d’hommes ; si entières qu’il était
aisé à juger qu’il n’y avait pas longtemps qu’on les avait coupées. La malheureuse
spectatrice de ces objets épouvantables tournait pitoyablement les yeux, tantôt
sur l’un, tantôt sur l’autre ; et bien que Polexandre se présentât devant
elle, elle n’interrompit point son funeste exercice. Ce prince, remarquant son
extrême beauté au travers de ses afflictions et de ses larmes, fut touché de la
voir en un si triste état et lui dit qu’il venait offrir tout ce qu’il pouvait
pour sa consolation ou pour sa vengeance. Cette misérable ne fit pas semblant
de l’ouïr et ne détourna point les yeux de dessus les têtes coupées. Cette
attention et cette fermeté redoublèrent l’étonnement de Polexandre. Il commanda
à ses gens de descendre dans les chambres du vaisseau, et voir s’il n’y avait
personne à qui il pût se faire entendre. Alcippe et Dicée furent partout, et
n’y trouvant ni vivants ni morts, vinrent assurer le roi leur maître qu’il
n’apprendrait rien de cette aventure, s’il ne l’apprenait de la bouche de celle
qui était liée […]. »
Marin
le Roy de Gomberville, Polexandre,
1637.
Texte
6 : Cassandre, par Gautier Coste de La
Calprenède, 1642.
La
Cassandre de Gautier Coste de La
Calprenède (1609-1663) appartient
comme le Polexandre de Marin le Roy
de Gomberville au genre du roman héroïque. Dans cet extrait, Cassandre et
Oroondate, prisonniers, doivent renoncer à leur amour s’ils veulent rester en
vie. Mais ils préfèrent mourir que d’être séparés à jamais…
« À
ces cruelles paroles, ces illustres et infortunés amants se virent réduits à de
pitoyables termes, et toute la constance de laquelle ils s’étaient fortifiés ne
les put défendre contre une douleur trop légitime : ils étaient très
résolus à mourir l’un et l’autre, et l’amour de leur propre vie n’était pas
capable de les toucher ; mais ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre se
disposer à la perte de ce qu’ils aimaient, et cette résolution qu’ils devaient
prendre, ne pouvant s’établir dans leur esprit sans de grandes contestations et
sans de grandes violences, les retint quelques temps et muets et
immobiles : ils faisaient toutefois parler leurs yeux par des regards qui
expliquaient éloquemment leurs pensées, mais quand ils eurent demeuré quelques
temps en cet état, le Prince attachant [ses regards] sur le visage de la Reine,
avec une action toute tendre et toute passionnée : « Ma belle Reine,
lui dit-il, vous suivrez pour la sûreté de votre vie les voies qui vous
déplairont le moins, mais pour la conservation de la mienne, je ne cesserai
jamais de vous aimer […]. »
Gautier
Coste de La Calprenède, Cassandre, X,
2, 1642.
Document
1 :
« Sur le Polexandre », par
Maurice Lever.
« Le
roman de Gomberville se signale par une incroyable proli-fération d’épisodes
s’imbriquant les uns dans les autres. Si l’on y ajoute le foisonnement
d’acteurs secondaires, les fausses identités, les déguisements, la narration devient
proprement inextricable. Les innombrables déplacements sur terre et sur mer
achèvent de désorienter le lecteur. Gomberville lui-même ne s’y retrouvait qu’à
grand peine. Ces complications ne sont pas dues à de la maladresse (chaque
intrigue isolée est habilement conduite), mais à une volonté délibérée de faire
éclater le récit, ou plutôt de le laisser suivre les chemins chaotiques de
l’imaginaire. En cela, Polexandre est
une œuvre poétique avant la lettre. »
Maurice
Lever, Le Roman français au XVIIe
siècle, Paris, P.U.F., 1981.
Document
2 :
« Le roman en liberté » par Maurice Lever, 1981.
« En
un siècle épris de règles, le roman eut la chance –en même temps que
l’infortune- d’échapper aux griffes des théoriciens, sinon à celles des
censeurs et des moralistes. Nulle « pratique » du roman, comme il en
existe pour le théâtre ou la poésie. Point de manuel. Point de savant traité
pour en codifier l’écriture. Point de mémorialiste pour en dresser les annales.
De tous les genres, il est le plus libre. Il peut faire ce qui lui plaît, à la
barge des pédants – et il ne s’en prive pas. Cet insigne privilège ne procède
pas, comme on serait tenté de le croire, d’une dérogation flatteuse mais, tout
au contraire, du profond mépris où on le tient dans le milieu des doctes, de
ceux qui font les lois. On n’octroie pas de statut à des livres qui ne servent,
comme dit Furetière, qu’à « faire passer agréablement les heures » et
qui occupent, de ce fait, le rang le plus bas dans la stricte hiérarchie des
genres. »
Maurice
Lever, « Le roman en liberté », dans Le Roman français au XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1981.
Biblio express
Corpus
Gomberville, Marin le Roy de, Polexandre (1637).
La Calprenède, Gautier Coste de, Cassandre (1642).
Rosset, François de, « De la cruelle vengeance exercée par une
demoiselle sur la personne du meurtrier de celui qu’elle aimait », dans Histoires tragiques de notre temps
(1614), Paris, Le Livre de Poche, 2001, « Classiques de Poche ».
Sorel, Charles, La Vraie Histoire comique de Francion (1623), Paris, Gallimard, 1996, « Folio classique ». Édition établie par Anna Lia Franchetti, Anne Schoysman et Fausta Garavini.
Sorel, Charles, Le Berger
extravagant (1627).
Urfé, Honoré d’, L’Astrée
(1607-1627), Paris, Gallimard, 1984, « Folio classique ». Choix et
édition établis par Jean Lafond.
Études
Lever, Maurice, Le Roman
français au XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1981.
Cours 4
La Préciosité
Présentation : C’est principalement
autour de poètes que va se constituer une mouvance qui va tenter de raffiner
les thèmes et l’écriture baroques : la préciosité. Adeptes d’une langue
riche en mots rares, en tours de phrase complexes et en images subtiles, les
Précieux vont contribuer à donner au baroque son expression la plus achevée.
Quelles sont les sources de cette mouvance ? Quelles sont ses
caractéris-tiques ? Qui sont ses représentants emblématiques ? C’est
à ces questions qu’on va s’appliquer à répondre dans ce cours.
Objectifs : Identifier les
sources de la Préciosité ; carac-tériser cette mouvance ; présenter les auteurs embléma-tiques de la
préciosité et leurs œuvres.
Texte
d’étude 1 :
Euphues, par John Lyly, 1578.
Euphues de John Lyly (1554-1606) est le récit des aventures
d’un jeune noble athénien. Si l’intrigue n’est pas neuve, le style, maniéré,
lui, est neuf.
« […] For as the bee that gathereth honey
out of the weed, when she espieth the fait flower flyeth to the sweetest :
or as the kind spaniel though he hunt after birds, yet forsakes them to
retrieve the partridge : or as we commonly feed on beef hungerly at first,
yet seeing the quail more dainty, change our diet : so I, although I loved
Philautus for his good properties, yet seeing Euphues to excel him, I ought by
nature to like hime better ; by so much the more therefore my change is to
be excused, by how much the more my choice is excellent : and by so much
the less I am to be condemned, by how much the more Euphues is to be commended
[…]. »
John Lyly, Euphues, 1578.
Traduction
française :
« […] Car tout comme l’avette qui aux herbes des champs enlève leur miel,
lorsqu’elle voit la fleur jolie choisit la plus suave ; ou comme
l’épagneul gentil chasse tous les animaux, mais les oublie bien vite pour
quérir la perdrix ; ou comme bien souvent nous commençons par nous
repaître de bœuf pour bientôt nous tourner vers la caille plus exquise ;
ainsi moi qui aimais Philantus pour toutes ses vertus, voyant Euphues en tout le
surpasser, ne dois-je, de nature, point aimer icelui davantage ? Adoncques
pour autant qu’est excellent mon choix, pour autant il convient d’excuser mon
revirement ; et d’autant moins devrai-je subir condamnation que d’autant
plus il faut d’Euphues faire éloge […]. »
Traduction de Michel Perrin.
Texte
d’étude 2 :
Polifemo y Galatea, par Luis de
Gongora y Argote, 1612.
Comptant
parmi les plus grands poètes du Siècle d’or espagnol, Luis de Gongora y Argote
(1561-1627) est, par son style à la langue très recherchée, à l’origine du
mouvement appelé « gongorisme », qui figure également parmi les
sources de la Préciosité.
Purpúreas rosas sobre
Galatea
la Alba entre lilios cándidos
deshoja :
duda el Amor cuál más su
color sea,
o púrpura nevada, o nieve
roja.
De su frente la perla es
eritrea,
emula vana-. El ciego dios
se enoja
y condenado su esplendor,
la déjà
penderen oro al nacar de
su oreja.
Invidia de las Ninfas y
cuidado
de cuantas honra el mar
deidades, era :
pompa de el marinero niño
alado
que sin fanal conduce su
venera.
Verde el cabello, el pecho
no escamado,
ronco si, escucha a Glauco
la ribera
inducir a pisar la bella
ingrata,
en carro de cristal,
campos de plata.
Marino joven, las cerúleas
sienes
de el más tierno coral
ciñe Palemo,
rico de cuantos la agua
engendra bienes
de el Faro odioso al
Promontorio extremo ;
mas en la gracia igual, si
en los desdenes
perdonado algo más que
Polifemo,
de la que aún no le oyó y,
calzada plumas,
tantas flores pisó comme
él espuma.
Luis de Gongora y Argote,
Polifemo y Galatea, 1612.
Traduction
française :
Fable de Polyphème et Galatée, par Luis de Gongora y Argote.
De pourpres roses, sur
Galatée,
effeuille l’aube entre lis
latescents ;
l’Amour se demande si son
front est plutôt
pourpre neigée ou neige
rouge ;
de son front la perle
érythréenne
est une vaine émule ;
l’aveugle dieu s’irrite,
et, méprisant sa
réfulgence, il la fait pendre,
sertie dans l’or, à la
nacre de son oreille.
Elle était l’envie des
nymphes et le souci
de toutes déités que
vénère la mer,
splendeur du maritime
enfant ailé
qui, sans fanal, conduit
sa conque.
Les rivages entendent,
verte la chevelure,
la poitrine non squameuse,
Glaucus
induire la belle ingrate à
parcourir,
sur un char de cristal,
des champs d’argent.
Éphèbe marin, ses tempes
céruléennes,
du plus ductile corail,
Palémon les couronne,
riche de tout ce que
l’onde engendre d’opulence,
du Phare odieux au
Promontoire extrême ;
mais en la grâce il est
égal à Polyphème,
quoique, dans les dédains,
un peu plus épargné
par celle qui, sans même
l’entendre, chaussée d’ailes
foula autant de fleurs que
lui d’écumes.
Luis
de Gongora y Argote, Fable de Polyphème
et Galatée, dans Anthologie de la
poésie espagnole, Paris, Stock, 1957. Traduction de Mathilde Pomès.
Texte
d’étude 3 :
« Nera si, ma se’ bella », par Giambattista Marino, 1620.
Poète italien, Giambattista Marino (1569-1625) a
séjourné à Paris où ses poèmes, poussant l’art de la métaphore au plus haut
degré, ont trouvé un écho dans les cercles précieux. Il est à l’origine du
« marinisme », le mouvement qui porte son nom.
Nera si, ma se’ bella, o
di natura
Fra le belle d’amor
leggiadro mostro.
Fosca è l’alba appo te,
perde e s’oscura
Presso l’ebeno tuo
l’avorio e l’ostro.
Or quando, or dove il
mondo antico o il nostro
Vide si viva mai, senti si
pura
O luce uscir di tenebroso
inchiostro,
O di spento carbon nascere
arsura ?
Servo di chi m’è serva,
ecco ch’avolto
Porto di bruno laccio il
cor intorno,
Che per candida man non
fia mai sciolto.
La’ve piu ardi, o Sol, sol
per tuo scorno,
Un Sol è nato, un Sol che
nel bel volto
Porta la Notte ed ha negli
occhi il Giorno.
Giambattista
Marino, « Nera si, ma se’ bella », dans La Lira, 1620.
Traduction
française :
« Oui tu es noire, mais que tu es belle », par Giambattista Marino.
Oui tu es noire, mais tu
es belle, ô toi dont la nature a fait
entre toutes les belles un
prodige d’amour plein de charme ;
sombre est l’aurore à côté
de toi, vaincus et obscurcis
par ton ébène sont
l’ivoire et la pourpre.
Quand donc, où donc, nos
ancêtres ou nous-mêmes
avons-nous jamais vu si
vive, senti si pure,
une lumière jaillir d’une
encre ténébreuse
ou d’un charbon éteint
s’embraser le feu ?
Esclave de celle qui est
mon esclave, voici que mon cœur
est enserré d’un brun
lacet
qu’une main blanche ne
dénouera jamais.
Là où tu es le plus
ardent, ô Soleil, pour ta seule honte
un soleil est né, un
soleil qui en son beau visage
porte la nuit et en ses
yeux le jour.
Giambattista
Marino, « Oui tu es noire, mais que tu es belle », 1620.
Texte
d’étude 4 :
« Ma foi, c’est fait », par Vincent Voiture, 1650.
Protégé
de Charles d’Orléans, Vincent Voiture (1597-1648) est l’un des poètes majeurs
de la fin de l’époque baroque, et l’un des représentants les plus emblématiques
du Maniérisme et de la Préciosité.
Ma foi, c'est fait de moi.
Car Isabeau
M'a conjuré de lui faire un rondeau.
Cela me met en une peine extrême.
Quoi treize vers : huit en eau, cinq en ème !
Je lui ferais aussitôt un bateau.
En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons-en huit, en invoquant Brodeau,
Et puis mettons : par quelque stratagème.
Ma foi, c'est fait.
Si je pouvais encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l'ouvrage serait beau.
Mais cependant je suis dedans l'onzième,
Et si, je crois que je fais le douzième.
En voilà treize ajusté au niveau.
Ma foi, c'est fait !
M'a conjuré de lui faire un rondeau.
Cela me met en une peine extrême.
Quoi treize vers : huit en eau, cinq en ème !
Je lui ferais aussitôt un bateau.
En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons-en huit, en invoquant Brodeau,
Et puis mettons : par quelque stratagème.
Ma foi, c'est fait.
Si je pouvais encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l'ouvrage serait beau.
Mais cependant je suis dedans l'onzième,
Et si, je crois que je fais le douzième.
En voilà treize ajusté au niveau.
Ma foi, c'est fait !
Vincent
Voiture, « Ma foi, c’est fait », dans Poésies, 1650.
Texte
d’étude 5 :
« Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie », par Vincent Voiture,
1648.
Parce
qu’il a été opposé à un sonnet de Benserade dans la recherche du meilleur
sonnet, « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie » est l’un des
poèmes les plus célèbres de Vincent Voiture. Le nom d’« Uranistes » a
été donné à ses défenseurs.
Il faut finir mes jours en
l'amour d'Uranie,
L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sût r'appeler ma liberté bannie.
Dès longtemps je connais sa rigueur infinie,
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martyre, et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.
Quelquefois ma raison, par de faibles discours,
M'incite à la révolte, et me promet secours,
Mais lors qu'à mon besoin je me veux servir d'elle ;
Après beaucoup de peine, et d'efforts impuissants,
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
Et m'y r'engage plus que ne font tous mes sens.
L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sût r'appeler ma liberté bannie.
Dès longtemps je connais sa rigueur infinie,
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martyre, et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.
Quelquefois ma raison, par de faibles discours,
M'incite à la révolte, et me promet secours,
Mais lors qu'à mon besoin je me veux servir d'elle ;
Après beaucoup de peine, et d'efforts impuissants,
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
Et m'y r'engage plus que ne font tous mes sens.
Vincent
Voiture « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie », dans Poésies, 1650.
Texte
d’étude 6 :
« Sonnet de Job », par Isaac de Benserade, 1648.
C’est
le « Sonnet de Job », d’Isaac de Benserade (1612-1691), qui a été
opposé à « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie », de Vincent
Voiture. Le nom de « Jobelins » a été donné à ses défenseurs.
Job
de mille tourments atteint
Vous
rendra sa douleur connue,
Et
raisonnablement il craint
Que
vous n’en soyez point émue.
Vous
verrez sa misère nue ;
II
s’est lui-même ici dépeint :
Accoutumez-vous
à la vue
D’un
homme qui souffre et se plaint.
Bien
qu’il eût d’extrêmes souffrances,
On
voit aller des patiences
Plus
loin que la sienne n’alla.
Il
souffrit des maux incroyables,
II
s’en plaignit, il en parla,...
J’en
connais de plus misérables.
Isaac
de Benserade, « Sonnet de Job », dans Les Œuvres de Monsieur de
Benserade, Paris, Charles de Sercy, 1697.
Texte
d’étude 7 :
« Sonnet », par Pierre Corneille, 1653.
Entrant
dans la querelle des Uranistes et des Jobelins, Pierre Corneille a rédigé un
sonnet pour donner son avis sur chacun des deux textes, en renvoyant leurs
auteurs dos-à-dos…
Deux
sonnets partagent la ville,
Deux
sonnets partagent la cour,
Et
semblent vouloir à leur tour
Rallumer
la guerre civile.
Le
plus sot et le plus habile
En
mettant leur avis au jour,
Et
ce qu'on a pour eux d'amour
À
plus d'un échauffe la bile.
Chacun
en parle hautement
Suivant
son petit jugement,
Et,
s'il y faut mêler le nôtre,
L'un
est sans doute mieux rêvé,
Mieux
conduit et mieux achevé ;
Mais
je voudrais avoir fait l'autre.
Pierre
Corneille, « Sonnet », dans Œuvres
complètes, III, Paris, Gallimard, 1987, « Bibliothèque de la
Pléiade ». Édition établie par Georges Couton.
Document
1 :
« Baroque et Préciosité », dans Jean-Claude Tournand, Introduction à la vie littéraire du XVIIe
siècle, 1984.
« Par
le baroque, par le romanesque et la préciosité, le XVIIe siècle a manifesté
dans son ensemble, bien qu’inégalement, cette horreur d’une réalité trop
vulgaire qui situe d’instinct la beauté hors du cadre habituel de notre monde,
et multiplie les efforts pour l’y rejoindre. Le décor que la vie offre
naturellement aux sens est refusé par des esprits plus désireux de se
reconnaître dans l’objet de leur perception que d’y découvrir une richesse
spécifique. Malgré quelques réussites, les poètes de ce temps ont été peu
sensibles aux charmes de la nature. La poésie est ailleurs. »
Jean-Claude
Tournand, Introduction à la vie
littéraire du XVIIe siècle, Paris, Bordas, 1984.
Document
2 :
« Fortune de la Préciosité », dans Georges Mongrédien, La Vie littéraire au dix-septième siècle,
1947.
« Loin
d’être un mouvement avorté, brisé dans l’œuf par le classicisme, comme on l’a
souvent cru, [le mouvement précieux] s’est épanoui librement et a inspiré
jusqu’à la fin du règne de Louis XIV une grande partie de la production
romanesque et poétique. Les honnêtes gens de la cour et de la ville étaient
imprégnés de cette littérature précieuse quand ils jugeaient les œuvres
classiques et il faut toujours en tenir compte pour comprendre leurs jugements,
leurs réactions et pour se faire une idée du goût du public […]. Loin de se contrarier, ces deux courants ont
coulé dans le même sens. Si les précieux ont eu tort de mépriser la sagesse
classique, enseignant qu’il n’y a pas de beauté durable ni de vérité profonde
en dehors de la nature et de la raison, les classiques, par leur souci
primordial de plaire à leurs lecteurs ou à leurs spectateurs, ont pris ce qu’il
y avait de bon chez les précieux. Tous avaient au fond la même esthétique, qui
érigeait en juge souverain le goût, l’esprit et le bon sens des honnêtes
gens ; mais les précieux n’ont jamais su sortir du cercle étroit de leurs
ruelles, tandis que les classiques ont su conquérir une audience universelle
parce qu’ils apportaient du beau et du vrai une conception valable pour tous
les temps et tous les pays. »
Georges
Mongrédien, La Vie littéraire au
dix-septième siècle, Paris, Taillandier, 1947.
Biblio express
Corpus
Collectif, Anthologie de la poésie française du dix-septième
siècle, Paris, Gallimard, 1987, « Poésie / Gallimard ». Édition
établie par Jean-Pierre Chauveau.
Corneille, Pierre, « Sonnet », dans Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard,
1987, « Bibliothèque de la Pléiade ». Édition établie par Georges
Couton.
Études
MongrÉdien, Georges, La Vie littéraire au dix-septième siècle, Paris, Taillandier, 1947.
Tournand, Jean-Claude, Introduction
à la vie littéraire du XVIIe siècle, Paris, Bordas, 1984.
Cours 5
Les Précieuses ridicules, par Molière
Présentation : C’est le 18 novembre 1659 qu’est créée sur la scène du
Théâtre du Petit-Bourbon la comédie des Précieuses ridicules, de
Molière, par la troupe de Monsieur, « frère unique du roi ». La pièce connaît un tel succès que pour mettre un terme aux
éditions pirates qui en sont données, Molière décide de la faire paraître
précédée d’une préface expliquant les raisons de cette parution. Dans quelles circonstances Les
Précieuses ridicules ont-elles été
créées ? En quoi est-ce une petite comédie ? Dans quel sens est-ce une satire
de la Préciosité ?
Objectifs : Présenter les premières années de Molière à Paris ;
caractériser la petite comédie ; analyser la nature et les armes de la satire
chez Molière.
Texte
d’étude 1 :
Préface aux Précieuses ridicules, par Molière.
Sa pièce ayant fait l’objet de nombreuses
impressions sans son accord, Molière décide de la publier en la faisant
précéder d’une préface dont voici un extrait.
« […] Mon Dieu, l’étrange embarras qu’un
livre à mettre au jour, et qu’un auteur est neuf la première fois qu’on
l’imprime ! Encore si l’on m’avait donné du temps, j’aurais pu mieux
songer à moi, et j’aurais pris toutes les précautions que Messieurs les auteurs,
à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre
quelque grand seigneur que j’aurais été prendre malgré lui pour protecteur de
mon ouvrage, et dont j’aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire
bien fleurie, j’aurais tâché de faire une belle et docte préface ; et je
ne manque point de livres qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de
savant sur la tragédie et la comédie, l’étymologie de toutes deux, leur
origine, leur définition et le reste. J’aurais parlé aussi à mes amis, qui pour
la recommandation de ma pièce ne m’auraient pas refusé ou des vers français, ou
des vers latins. J’en ai même qui m’auraient loué en grec, et l’on n’ignore pas
qu’une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre.
Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaître ; et je
ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions
sur le sujet de cette comédie. J’aurais voulu faire voir qu’elle se tient
partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus
excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui
méritent d’être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de
plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la
même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore
avisés de s’offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les
juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre sur le
théâtre, faire ridiculement le prince, le juge ou le roi, aussi les véritables
précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les
imitent mal. Mais enfin, comme je l’ai dit, on ne me laisse pas le temps de
respirer, et M. de Luynes veut m’aller relier de ce pas : à la bonne
heure, puisque Dieu l’a voulu ! »
Molière, « Préface », Les Précieuses ridicules, 1660.
Texte
d’étude 2 :
Les Précieuses ridicules, Acte
unique, Scène 1.
Du
Croisy et La Grande, que Cathos et Magdelon ont, en les écartant, d’une
certaine manière humiliés, reviennent ensemble sur les raisons de leur éviction…
Scène 1
La
Grange, Du Croisy.
Du
Croisy.- Seigneur la Grange...
La
Grange.- Quoi ?
Du
Croisy.- Regardez-moi un peu sans
rire.
La
Grange.- Eh bien ?
Du
Croisy.- Que dites-vous de notre visite ?
en êtes-vous fort satisfait ?
La
Grange.- À votre avis, avons-nous
sujet de l’être tous deux ?
Du
Croisy.- Pas tout à fait à dire
vrai.
La
Grange.- Pour moi je vous avoue
que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales
faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de
mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des
sièges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre
elles, tant bâiller ; tant se frotter les yeux, et demander tant de
fois : "quelle heure est-il ?" ; Ont-elles répondu que
oui, et non, à tout ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m’avouerez-vous
pas enfin que quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne
pouvait nous faire pis qu’elles ont fait ?
Du
Croisy.- Il me semble que vous
prenez la chose fort à cœur.
La
Grange.- Sans doute je l’y prends,
et de telle façon que, je veux me venger de cette impertinence. Je connais ce
qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il
s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé
leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette
que leur personne ; je vois ce qu’il faut être, pour en être bien reçu, et
si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce, qui leur fera voir
leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde.
Du
Croisy.- Et comment encore ?
La
Grange.- J’ai un certain valet
nommé Mascarille, qui passe au sentiment de beaucoup de gens pour une manière
de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit
maintenant. C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire
l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie, et de vers, et
dédaigne les autres valets jusqu’à les appeler brutaux.
Du
Croisy.- Eh bien qu’en
prétendez-vous faire ?
La
Grange.- Ce que j’en prétends
faire ! Il faut... mais sortons d’ici auparavant.
Molière, Les Précieuses
ridicules, Acte unique, Scène 1, 1660.
Texte
d’étude 3 :
Les Précieuses ridicules, Acte unique,
Scène 4.
Gorgibus
ne comprend pas les chimères auxquelles s’adonnent sa fille et sa nièce, non
plus que les raisons pour lesquelles elles ne veulent pas prendre pour époux Du
Croisy et La Grange.
Scène 4
Magdelon, Cathos, Gorgibus
Gorgibus.- Il est bien nécessaire,
vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un
peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de
froideur ? Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes,
que je voulais vous donner pour maris ?
Magdelon.- Et quelle estime, mon
père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces
gens-là ?
Cathos.- Le moyen, mon oncle,
qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?
Gorgibus.- Et qu’y trouvez-vous à
redire ?
Magdelon.- La belle galanterie que
la leur ! Quoi débuter d’abord par le mariage ?
Gorgibus.- Et par où veux-tu donc
qu’ils débutent, par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé, dont vous
avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? Est-il rien de
plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent n’est-il pas un
témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ?
Magdelon.- Ah mon père, ce que vous
dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la
sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.
Gorgibus.- Je n’ai que faire, ni
d’air, ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée,
et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là.
Magdelon.- Mon Dieu, que si tout le
monde vous ressemblait un roman serait bientôt fini : la belle chose, que
ce serait, si d’abord Cyrus épousait Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût
marié à Clélie.
Gorgibus.- Que me vient conter
celle-ci.
Magdelon.- Mon père, voilà ma
cousine, qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais
arriver, qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être
agréable, sache débiter les beaux sentiments ; pousser le doux, le
tendre, et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes.
Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque
cérémonie publique la personne dont il devient amoureux ; ou bien être
conduit fatalement chez elle, par un parent, ou un ami, et sortir de là tout
rêveur et mélancolique. Il cache, un temps, sa passion à l’objet aimé, et
cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le
tapis une question galante, qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de
la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de
quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée : et cette
déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui
pour un temps bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous
apaiser ; de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et
de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les
aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie,
les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences,
les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme
les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles, dont en
bonne galanterie on ne saurait se dispenser ; mais en venir de but en
blanc à l’union conjugale ! ne faire l’amour qu’en faisant le contrat
du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! Encore un coup
mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé, et j’ai mal au
cœur de la seule vision que cela me fait.
Gorgibus.- Quel diable de jargon
entends-je ici ? Voici bien du haut style.
Cathos.- En effet, mon oncle, ma
cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui
sont tout à fait incongrus en galanterie ? Je m’en vais gager qu’ils n’ont
jamais vu la Carte de Tendre, et que billets-doux, petits-soins,
billets-galants et jolis-vers, sont des terres inconnues pour eux. Ne
voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet
air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse
avec une jambe toute unie ; un chapeau désarmé de plumes ; une tête
irrégulière en cheveux et un habit qui souffre une indigence de
rubans ! Mon Dieu quels amants sont-ce là ! quelle frugalité
d’ajustement, et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on
n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne
faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied, que leurs
hauts-de-chausses, ne soient assez larges.
Gorgibus.- Je pense qu’elles sont
folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos et
vous Magdelon.
Magdelon.- Eh de grâce, mon père,
défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.
Gorgibus.- Comment, ces noms
étranges ? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?
Magdelon.- Mon Dieu, que vous êtes
vulgaire ! Pour moi un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire
une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style
de Cathos ni de Magdelon ? et ne m’avouerez-vous pas que ce serait assez
d’un de ces noms, pour décrier le plus beau roman du monde ?
Cathos.- Il est vrai, mon oncle,
qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces
mots-là, et le nom de Polyxène, que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte, que
je me suis donné, ont une grâce, dont il faut que vous demeuriez d’accord.
Gorgibus.- Écoutez ; il n’y a
qu’un mot qui serve. Je n’entends point que vous ayez d’autres noms, que ceux
qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines, et pour ces Messieurs,
dont il est question je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument
que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous
avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop
pesante, pour un homme de mon âge.
Cathos.- Pour moi, mon oncle, tout
ce que je vous puis dire c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait
choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un
homme vraiment nu ?
Magdelon.- Souffrez que nous
prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que
d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez
point tant la conclusion.
Gorgibus.- Il n’en faut point
douter, elles sont achevées. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces
balivernes, je veux être maître absolu, et pour trancher toutes sortes de discours,
ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez
religieuses, j’en fais un bon serment.
Molière, Les Précieuses
ridicules, Acte unique, Scène4, 1660.
Texte
d’étude 4 :
Les Précieuses ridicules, Acte unique,
Scène 6.
Cathos
et Magdelon se moquent de leur servante Marotte, venue pour leur annoncer la
venue du marquis de Mascarille…
Scène 6
Marotte, Magdelon,
Cathos
Marotte.- Voilà un laquais, qui
demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
Magdelon.- Apprenez, sotte, à vous
énoncer moins vulgairement. Dites : "Voilà un nécessaire qui
demande ; si vous êtes en commodité d’être visibles."
Marotte.- Dame, je n’entends point
le latin, et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.
Magdelon.- L’impertinente ! Le
moyen de souffrir cela ! Et qui est-il le maître de ce laquais ?
Marotte.- Il me l’a nommé le
marquis de Mascarille.
Magdelon.- Ah ma chère ! un
marquis. Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit,
qui aura ouï parler de nous.
Cathos.- Assurément, ma chère.
Magdelon.- Il faut le recevoir dans
cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre : ajustons un peu nos
cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici
dedans le conseiller des Grâces.
Marotte.- Par ma foi, je ne sais
point quelle bête c’est là, il faut parler chrétien, si vous voulez, que je
vous entende.
Cathos.- Apportez-nous le miroir,
ignorante que vous êtes. Et gardez-vous bien d’en salir la glace, par la
communication de votre image.
Molière, Les Précieuses
ridicules, Acte unique, scène 6, 1660.
Texte
d’étude 5 :
Les Précieuses ridicules, Acte unique,
scène 9.
Le
marquis de Mascarille, en parfait précieux, produit un grand effet sur Cathos
et Magdelon…
Scène 9
Magdelon, Cathos, Mascarille, Almanzor
Mascarille.- C’est moi qui ferai votre
affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite, et je puis dire
que je ne me lève jamais, sans une demi-douzaine de beaux esprits.
Magdelon.- Eh ! mon Dieu, nous
vous serons obligées de la dernière obligation ; si vous nous faites cette
amitié : car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces Messieurs-là,
si l’on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation
dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel, dont il ne faut que la seule
fréquentation, pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien
autre chose que cela. Mais pour moi ce que je considère particulièrement, c’est
que par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses,
qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On
apprend par là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les jolis
commerces de prose, et de vers. On sait à point nommé, "Un tel a composé
la plus jolie pièce du monde, sur un tel sujet ; une telle a fait des
paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une
jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ;
Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont
elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur
a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son
roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse" : c’est là ce
qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses,
je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.
Cathos.- En effet je trouve que
c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache
pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi
j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander, si
j’aurais vu quelque chose de nouveau, que je n’aurais pas vu.
Mascarille.- Il est vrai qu’il est
honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous
mettez pas en peine, je veux établir chez vous une académie de beaux esprits,
et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne
sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je
m’en escrime un peu quand je veux, et vous verrez courir de ma façon dans les
belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre
cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les
portraits.
Magdelon.- Je vous avoue que je suis
furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela.
Mascarille.- Les portraits sont
difficiles, et demandent un esprit profond. Vous en verrez de ma manière, qui
ne vous déplairont pas.
Cathos.- Pour moi j’aime
terriblement les énigmes.
Mascarille.- Cela exerce l’esprit, et
j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
Magdelon.- Les madrigaux sont
agréables, quand ils sont bien tournés.
Mascarille.- C’est mon talent
particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.
Magdelon.- Ah ! certes, cela
sera du dernier beau, j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites
imprimer.
Mascarille.- Je vous en promets à
chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ;
mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me
persécutent.
Magdelon.- Je m’imagine que le
plaisir est grand de se voir imprimé.
Mascarille.- Sans doute ; mais à
propos, il faut que je vous dise un impromptu que je fis hier chez une duchesse
de mes amies, que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les
impromptus.
Cathos.- L’impromptu est justement
la pierre de touche de l’esprit.
Mascarille.- Écoutez donc.
Magdelon.- Nous y sommes de toutes
nos oreilles.
Mascarille.-
Oh, oh,
je n’y prenais pas garde,
Tandis que sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur,
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.
Tandis que sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur,
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.
Cathos.- Ah mon Dieu ! voilà
qui est poussé dans le dernier galant.
Mascarille.- Tout ce que je fais a
l’air cavalier, cela ne sent point le pédant.
Magdelon.- Il en est éloigné de
plus de deux mille lieues.
Mascarille.- Avez-vous remarqué ce
commencement, oh, oh ? Voilà qui est extraordinaire, oh, oh.
Comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh, oh. La surprise, oh,
oh.
Magdelon.- Oui, je trouve ce oh,
oh, admirable.
Mascarille.- Il semble que cela ne
soit rien.
Cathos.- Ah, mon Dieu, que
dites-vous ! Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.
Magdelon.- Sans doute, et j’aimerais
mieux avoir fait ce oh, oh, qu’un poème épique.
Mascarille.- Tudieu, vous avez le goût
bon.
Magdelon.- Eh, je ne l’ai pas tout à
fait mauvais.
Mascarille.- Mais n’admirez-vous pas
aussi, je n’y prenais pas garde ? Je n’y prenais pas garde,
je ne m’apercevais pas de cela, façon de parler naturelle, je n’y prenais
pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans
malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde ; c’est-à-dire je m’amuse
à vous considérer, je vous observe, je vous contemple. Votre œil en tapinois...
Que vous semble de ce mot, tapinois, n’est-il pas bien choisi ?
Cathos.- Tout à fait bien.
Mascarille.- Tapinois, en
cachette, il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris. Tapinois.
Magdelon.- Il ne se peut rien de
mieux.
Mascarille.- Me dérobe mon cœur,
me l’emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.
Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le
faire arrêter, Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.
Magdelon.- Il faut avouer que cela a
un tour spirituel, et galant.
Mascarille.- Je veux vous dire l’air
que j’ai fait dessus.
Cathos.- Vous avez appris la
musique ?
Mascarille.- Moi ? point du tout.
Cathos.- Et comment donc cela se
peut-il ?
Mascarille.- Les gens de qualité
savent tout, sans avoir jamais rien appris.
Magdelon.- Assurément, ma chère.
Mascarille.- Écoutez si vous trouverez
l’air à votre goût : hem, hem. La, la, la, la, la. La brutalité de la
saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il
n’importe, c’est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh, oh, je n’y prenais
pas...
Cathos.- Ah que voilà un air qui
est passionné ! Est-ce qu’on n’en meurt point ?
Magdelon.- Il y a de la
chromatique là dedans.
Mascarille.- Ne trouvez-vous pas la
pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur... Et puis comme si
l’on criait bien fort, au, au, au, au, au, au voleur ; et tout d’un
coup comme une personne essoufflée, au voleur.
Molière, Les Précieuses
ridicules, Acte unique, scène 9, 1660.
Texte
6 : Les Précieuses ridicules, Acte unique, scènes
13 à 17.
Les
faux précieux sont démasqués, et les précieuses ont été ridiculisées…
Scène 13
Du
Croisy, La Grange, Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon, Marotte, Lucile.
La
Grange,
un bâton à la main.- Ah, ah, coquins, que
faites-vous ici ? il y a trois heures que nous vous cherchons.
Mascarille, se sentant battre.- Ahy, ahy, ahy, vous ne
m’aviez pas dit que les coups en seraient aussi.
Jodelet.- Ahy, ahy, ahy.
La
Grange.- C’est bien à vous, infâme
que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance.
Du
Croisy.- Voilà qui vous apprendra
à vous connaître.
Ils sortent.
Scène 14
Mascarille,
Jodelet, Cathos, Magdelon, Marotte, Lucile.
Magdelon.- Que veut donc dire
ceci ?
Jodelet.- C’est une gageure.
Cathos.- Quoi ? vous laisser
battre de la sorte !
Mascarille.- Mon Dieu, je n’ai pas
voulu faire semblant de rien : car je suis violent, et je me serais
emporté.
Magdelon.- Endurer un affront comme
celui-là, en notre présence ?
Mascarille.- Ce n’est rien, ne
laissons pas d’achever. Nous nous connaissons il y a longtemps, et entre amis
on ne va pas se piquer, pour si peu de chose.
Scène 15
Du
Croisy, La Grange, Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon
La
Grange.- Ma foi, marauds, vous ne
vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.
Magdelon.- Quelle est donc cette
audace, de venir nous troubler de la sorte, dans notre maison ?
Du
Croisy.- Comment, Mesdames, nous
endurerons que nos laquais soient mieux reçus, que nous ? qu’ils viennent
vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?
Magdelon.- Vos laquais ?
La
Grange.- Oui, nos laquais, et cela
n’est ni beau, ni honnête, de nous les débaucher, comme vous faites.
Magdelon.- Ô Ciel, quelle
insolence !
La
Grange.- Mais ils n’auront pas
l’avantage de se servir de nos habits, pour vous donner dans la vue, et si vous
les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite qu’on les
dépouille sur-le-champ.
Jodelet.- Adieu notre braverie.
Mascarille.- Voilà le marquisat et la
vicomté à bas.
Du
Croisy.- Ha, ha, coquins, vous
avez l’audace d’aller sur nos brisées. Vous irez chercher autre part de quoi
vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.
La
Grange.- C’est trop que de nous
supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.
Mascarille.- Ô fortune, quelle est ton
inconstance !
Du
Croisy.- Vite qu’on leur ôte
jusqu’à la moindre chose.
La
Grange.- Qu’on emporte toutes ces
hardes, dépêchez. Maintenant, Mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez
continuer vos amours avec eux, tant qu’il vous plaira, nous vous laissons toute
sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, Monsieur, et moi, que
nous n’en serons aucunement jaloux.
Cathos.- Ah quelle confusion !
Magdelon.- Je crève de dépit.
Violons, au
marquis.-
Qu’est-ce donc que ceci ? qui nous payera nous autres ?
Mascarille.- Demandez à Monsieur le
Vicomte.
Violons, au
vicomte.-
Qui est-ce, qui nous donnera de l’argent ?
Jodelet.- Demandez à Monsieur le Marquis.
Scène 16
Gorgibus,
Mascarille, Jodelet, Magdelon, Cathos, Marotte.
Gorgibus.- Ah coquines, que vous
êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois, et je
viens d’apprendre de belles affaires vraiment, de ces Messieurs qui sortent.
Magdelon.- Ah ! mon père, c’est
une pièce sanglante, qu’ils nous ont faite.
Gorgibus.- Oui, c’est une pièce
sanglante ; mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes. Ils se
sont ressentis du traitement, que vous leur avez fait, et cependant, malheureux
que je suis, il faut, que je boive l’affront.
Magdelon.- Ah, je jure, que nous en
serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous
tenir ici, après votre insolence ?
Mascarille.- Traiter comme cela un marquis ?
Voilà ce que c’est, que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de
ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre
part ; je vois bien qu’on n’aime ici, que la vaine apparence, et qu’on n’y
considère point la vertu toute nue.
Ils sortent tous deux.
Scène 17
Gorgibus,
Magdelon, Cathos, Violons.
Violons.- Monsieur nous entendons
que vous nous contentiez à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici.
Gorgibus, les battant.- Oui, oui, je vous vais
contenter, et voici la monnaie, dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je
ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant, nous allons servir de
fable, et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par
vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais.
Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux
amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes,
puissiez-vous être à tous les diables.
Molière, Les Précieuses
ridicules, Acte unique, Scènes 13 à 17, 1660.
Biblio express
Corpus
Molière,
Les Précieuses ridicules (1660), Paris,
Flammarion, 1997, « Étonnants classiques ». Édition établie par Michel Lagier.
Études
Defaux, Gérard, Molière ou
les métamorphoses du comique, Lexington, French Forum Press, 1980.
Dandrey,
Patrick, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992.
Sternberg,
Véronique, La Poétique
de la comédie, Paris, SEDES, 1999, “Campus”.
Cours 6
Railleries, cavaliers
seuls et libre pensée
Présentation : Le début de la seconde
moitié du dix-septième siècle est marqué par une double opposition : au
genre héroïque et à l’idéal des précieux. Celle-ci se traduit par un retour à
une littérature populaire, que caractérisent la raillerie, le ridicule et le
forcissement des traits, soit les procédés du burlesque, qui sous couvert de la
trivialité, livre une peinture lucide de la société. La période est également
marquée par des œuvres qui relèvent de l’autobiographie ainsi que par des
écrits illustrant l’affirmation d’une libre pensée. Quelles sont les
caractéristiques du burlesque ? En quoi consistent les tentations
autobiographiques et que révèlent-elles ? Qu’est-ce que le libertinage ?
Objectifs : Définir les
caractéristiques du burlesque ; caractériser les tentations
autobiographiques et ce qu’elles révèlent ; définir le libertinage.
Texte
d’étude 1 :
« Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène », par Paul Scarron.
Ce sonnet de Paul Scarron (1610-1660) consiste en un
« anti blason » dans le sens où le poète ne célèbre pas la beauté
féminine, mais se moque et s’amuse de sa laideur et de sa décrépitude.
Vous faites voir des os
quand vous riez, Hélène,
Dont les uns sont entiers et ne sont guère blancs ;
Les autres, des fragments noirs comme de l’ébène
Et tous, entiers ou non, cariés et tremblants.
Comme dans la gencive ils ne tiennent qu’à peine
Et que vous éclatez à vous rompre les flancs,
Non seulement la toux, mais votre seule haleine
Peut les mettre à vos pieds, déchaussés et sanglants.
Ne vous mêlez donc plus du métier de rieuse ;
Fréquentez les convois et devenez pleureuse :
D’un si fidèle avis faites votre profit.
Mais vous riez encore et vous branlez la tête !
Riez tout votre soûl, riez, vilaine bête :
Pourvu que vous creviez de rire, il me suffit.
Dont les uns sont entiers et ne sont guère blancs ;
Les autres, des fragments noirs comme de l’ébène
Et tous, entiers ou non, cariés et tremblants.
Comme dans la gencive ils ne tiennent qu’à peine
Et que vous éclatez à vous rompre les flancs,
Non seulement la toux, mais votre seule haleine
Peut les mettre à vos pieds, déchaussés et sanglants.
Ne vous mêlez donc plus du métier de rieuse ;
Fréquentez les convois et devenez pleureuse :
D’un si fidèle avis faites votre profit.
Mais vous riez encore et vous branlez la tête !
Riez tout votre soûl, riez, vilaine bête :
Pourvu que vous creviez de rire, il me suffit.
Paul
Scarron, « Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène », dans Œuvres, 1654.
Textes
d’étude 2 et 3 :
Imprécations de Didon abandonnée, traduction et parodie, par Paul Scarron
Les
romans du dix-septième siècle puisent une partie de leur source dans l’Antiquité.
L’une des œuvres antiques parmi les plus lues et imitées, copiées et parodiées est
l’Énéide de Virgile. Le Virgile travesti de Paul Scarron en
constitue une réécriture burlesque.
Imprécations de Didon
abandonnée
I, sequere Italiam ventis,
pete regna per undas ;
Spero equidem mediis, si
quid pia numina possunt,
supplicia hausurum
scopulis et nomine Dido
saepe vocaturum. Sequar
atris ignibus absens
et, cum frigida mors anima
seduxerit artus,
omnibus umbra locis adero.
Dabis, improbe, poenas.
Audiam et haec manis
veniet mihi fama subi mos.
Virgile, Enéide,
chant IV, vers 381-387.
Traduction des
imprécations
Va,
poursuis l’Italie au gré des vents, cherche ton royaume en traversant les
flots ; j’espère, moi, si les justes divinités ont quelque puissance, que
tu épuiseras les supplices au milieu des écueils et que tu ne cesseras
d’évoquer le nom de Didon. Je te poursuivrai, absente, de mes feux funèbres et,
quand la froide mort aura séparé mon âme de mes membres, en tous lieux, mon
ombre sera là. Tu subiras ton châtiment, pervers. Je t’entendrai et cette
rumeur viendra jusqu’à moi dans l’abîme des Mânes.
Parodie par Paul Scarron
[…] Va chercher ton pays
latin,
Fuis-moi, cruel, suis ton destin.
Si le ciel a quelque justice,
Un écueil sera ton supplice ;
Là, tu demanderas pardon ;
Là, tu réclameras Didon,
Didon, par toi tant offensée,
Au lieu d'être récompensée.
Je te veux poursuivre, inhumain,
Une torche noire à la main
Je t'en grillerai les moustaches,
Homme le plus lâche des lâches,
Et, quand j'aurai fini mon sort,
Tu me verras, après ma mort,
Et jour et nuit, fantôme horrible,
Te lançant un regard terrible ;
Je te ferai partout : Hou ! hou !
Je te ferai devenir fou.
En Enfer j'aurai la nouvelle
Du désordre de ta cervelle ;
Dieu sait si son vin il aura,
Celui qui me l'apportera l
Oh ! chien, loup, tigre, Suisse,
Que bientôt le ciel te punisse !"
Fuis-moi, cruel, suis ton destin.
Si le ciel a quelque justice,
Un écueil sera ton supplice ;
Là, tu demanderas pardon ;
Là, tu réclameras Didon,
Didon, par toi tant offensée,
Au lieu d'être récompensée.
Je te veux poursuivre, inhumain,
Une torche noire à la main
Je t'en grillerai les moustaches,
Homme le plus lâche des lâches,
Et, quand j'aurai fini mon sort,
Tu me verras, après ma mort,
Et jour et nuit, fantôme horrible,
Te lançant un regard terrible ;
Je te ferai partout : Hou ! hou !
Je te ferai devenir fou.
En Enfer j'aurai la nouvelle
Du désordre de ta cervelle ;
Dieu sait si son vin il aura,
Celui qui me l'apportera l
Oh ! chien, loup, tigre, Suisse,
Que bientôt le ciel te punisse !"
[…]
Paul
Scarron, Le Virgile travesti (1648),
Paris, Garnier, 1993, « Classiques Garnier ». Édition établie par
Jean Serroy.
Texte
d’étude 4 :
Le Roman comique, par Paul Scarron.
Le Roman comique narre les tribulations d’une
misérable troupe de comédiens ambulants. Les déplacements de la troupe
permettent à Paul Scarron de livrer une peinture satirique des différents
milieux traversés.
« Mon
père a l’honneur d’avoir le premier retenu son haleine en se faisant prendre la
mesure d’un habit, afin qu’il y entrât moins d’étoffe. Je vous pourrais bien
apprendre cent autres traits de lésine qui lui ont acquis à bon titre la
réputation d’être homme d’esprit et d’invention ; mais, de peur de vous ennuyer, je me
contenterai de vous en conter deux très difficiles à croire, et néanmoins très
véritables. Il avait ramassé quantité de blé pour le vendre bien cher durant
une année mauvaise. L’abondance ayant été universelle et le blé étant amendé,
il fut si possédé de désespoir et si abandonné de Dieu qu’il se voulut pendre.
Une de ses voisines, qui se trouva dans la chambre quand il y entra pour ce
noble dessein, et qui s’était cachée de peur d’être vue, je ne sais pas bien
pourquoi, fut fort étonnée quand elle le vit pendue à un chevron de sa chambre.
Elle courut à lui, criant au secours, coupa la corde et, à l’aide de ma mère
qui arriva là-dessus, la lui ôta du cou. Elles se repentirent peut-être d’avoir
fait une bonne action, car il les battit l’une et l’autre comme plâtre et fit
payer à cette pauvre femme la corde qu’elle avait coupé en lui retenant quelque
argent qu’il lui devait. »
Paul
Scarron, Le Roman comique (1651),
Paris, Gallimard, 1985, « Folio classique ». Édition établie par Jean
Serroy.
Texte
d’étude 5 :
Le Roman bourgeois, par Antoine Furetière.
À
travers son Roman bourgeois, Antoine
Furetière (1619-1688) s’applique à saper les fondements mêmes du roman :
narration, psychologie des personnages… Bien avant Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot, le Roman bourgeois se présente donc comme
un anti-roman.
« Je
ne tiens pas nécessaire de vous rapporter ici par le menu tous les sentiments
passionnés qu'il étala et toutes les raisons qu'il allégua pour l'y faire
résoudre, non plus que les honnêtes résistances qu'y fit Javotte, et les
combats de l'amour et de l'honneur qui se firent dans son esprit : car
vous n'êtes guère versés dans la lecture des romans, ou vous devez savoir vingt
ou trente de ces entretiens par cœur, pour peu que vous ayez de la mémoire. Ils
sont si communs que j'ai vu des gens qui, pour marquer l'endroit où ils en
étaient d'une histoire, disaient "J'en suis au huitième enlèvement",
au lieu de dire : "J'en suis au huitième tome." Encore n’y
a-t-il que les auteurs bien discrets qui en fassent si peu, car il y en a qui,
non seulement à chaque tome, mais à chaque livre, à chaque épisode, ou
historiette, ne manquent jamais d’en faire. Un plus grand poète ou orateur que
moi, quelque inventif qu’il fût, ne vous pourrait rien faire lire que vous
n’eussiez vu cent fois. Vous en verrez dont on fait seulement la proposition,
et on y résiste ; vous en verrez d’autres qui sont de nécessité, et on s’y
résout. Je vous envoie donc, si vous voulez prendre la peine d’y en chercher,
et je suis fâché, pour votre soulagement, qu’on ne se soit point avisé dans ces
sortes de livres de faire des tables, comme en beaucoup d’autres qui ne sont
pas si gros et qui sont moins feuilletés. Vous entrelarderez ici celui que vous
y trouverez le plus à votre goût, et que vous croirez mieux convenir au sujet.
J’ai pensé même de commander à l’imprimeur de laisser en cet endroit du papier
blanc, pour y transplanter plus commodément celui que vous auriez choisi, afin
que vous puissiez l’y placer. Ce moyen aurait satisfait toutes sortes de
personnes : car il y en a tel qui trouvera à redire que je passe des endroits
si importants sans les circonstancier, et qui dira que de faire un roman sans
ce combat de passions qui en sont les plus beaux endroits, c’est la même chose
que de décrire une ville sans parler de ses palais et de ses temples [...].
Pour revenir à mon sujet, je vous avouerai franchement que, si je n’ai pas
écrit le combat de l’amour et de la vertu de Javotte, c’est que je n’en ai
point eu de mémoires particuliers ; il dépendra de vous d’avoir bonne ou mauvaise
opinion de sa conduite. Je n’écris point ici une morale mais seulement une
histoire. Je ne suis pas obligé de la justifier : elle ne m’a pas payé pour
cela, comme on paie les historiens qu’on veut avoir favorables. Tout ce que
j’en ai pu apprendre, c’est qu’elle fut facilement enlevée par le moyen d’une
échelle qu’on appliqua aux murs du jardin, qui étaient fort bas : car ces
bonnes religieuses avaient acheté depuis peu d’un pauvre jardinier ce jardin,
dont les murs n’avaient été faits que pour conserver ses choux, qui sont bien
plus aisés à garder que des filles. »
Antoine
Furetière, Le Roman bourgeois (1666),
Paris, Gallimard, 1981, « Folio classique ». Préface de Jacques
Prévot.
Texte
d’étude 6 :
Fragments d’une histoire comique, par Théophile de Viau.
C’est
lors de son séjour en prison pour avoir écrit des poèmes licencieux que
Théophile de Viau fait, sous forme burlesque, le bilan de sa vie dans un
ouvrage intitulé Fragments d’une histoire
comique.
«L'Aurore toute d'or et d'azur, brodée de
perles et de rubis, paraissait aux portes de l'Orient ; les étoiles, éblouies
d'une plus vive clarté, laissaient effacer leur blancheur et devenaient peu à
peu de la couleur du ciel ; les bêtes de la quête1 revenaient aux bois et les
hommes à leur travail ; le silence faisait place au bruit et les ténèbres à la
lumière ». Et tout le reste que la vanité des faiseurs de livres fait éclater à
la faveur de l'ignorance publique. Il faut que le discours soit ferme, que le
sens soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries
ne sont que mollesse et qu'artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans
confusion. Ces larcins, qu'on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent
dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne.
Démosthène et Virgile n'ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions
écrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, étaient nouveaux, et
nous en faisons tous les jours de vieux. L'invocation des Muses à l'exemple de
ce païen est profane pour nous et ridicule. Ronsard, pour la vigueur de
l'esprit et la nue imagination, a mille choses comparables à la magnificence
des anciens Grecs et Latins, et a mieux réussi à leur ressembler qu'alors qu'il
les a voulu traduire, et qu'il a pris plaisir à les contrefaire, comme en ce Cythéréan,
Pataréan, par qui le trépied Tymbrean. Il semble qu'il se veuille rendre inconnu
pour paraître docte, et qu'il affecte une fausse réputation de nouveau et hardi
écrivain. Dans ces termes étrangers, il n'est point intelligible pour Français.
Ces extravagances ne font que dégoûter les savants et étourdir les faibles. On
appelle cette façon d'usurper des termes obscurs et impropres, les uns barbarie
et rudesse d'esprit, les autres pédanterie et suffisance. Pour moi, je crois que
c'est un respect et une passion que Ronsard avait pour ces anciens à trouver
excellent tout ce qui venait d'eux et chercher de la gloire à les imiter
partout. Je sais qu'un prélat, homme de bien, est imitable à tout le monde. Il
faut être chaste comme lui, charitable et savant qui peut. Mais un courtisan,
pour imiter sa vertu, n'a que faire de prendre ni le vivre, ni les habillements
à sa sorte. Il faut comme Homère faire bien une description, mais non point par
ses termes ni par ses épithètes. Il faut écrire comme il a écrit, mais non pas
ce qu'il a écrit. C'est une dévotion louable et digne d'une belle âme que
d'invoquer au commencement d'une œuvre des puissances souveraines ; mais les chrétiens
n'ont que faire d'Apollon ni des Muses, et nos vers d'aujourd'hui, qui ne se
chantent point sur la lyre, ne se doivent point nommer lyriques, non plus que
les autres héroïques, puisque nous ne sommes plus au temps des héros, et toutes
ces singeries ne sont ni du plaisir ni du profit d'un bon entendement. Il est
vrai que le dégoût de ces superfluités nous a fait naître un autre vice : car
les esprits faibles que l'amorce du pillage avait jetés dans le métier des
poètes, de la discrétion qu'ils ont eue d'éviter les extrêmes redites, déjà
rebattues par tant de siècles, se sont trouvés dans une grande stérilité, et,
n'étant pas d'eux-mêmes assez vigoureux ou assez adroits pour se servir des
objets qui se présentent à l'imagination, ont cru qu'il n'y avait plus rien
dans la poésie que matière de prose, et se sont persuadés que les figures n'en étaient
point, et qu'une métaphore était une extravagance.
Mais,
comme j'avais dit, il était jour. Or ces digressions me plaisent, je me laisse
aller à ma fantaisie, et, quelque pensée qui se présente, je n'en détourne
point la plume. Je fais ici une conversation diverse et interrompue, et non pas
des leçons exactes, ni des oraisons avec ordre : je ne suis ni assez docte ni
assez ambitieux pour l'entreprendre. Mon livre ne prétend point d'obliger le lecteur,
car son dessein n'est pas de le lire pour m'obliger, et, puisqu'il lui est
permis de me blâmer, qu'il me soit permis de lui déplaire.
Théophile
de Viau, Fragments d’une histoire comique,
1623.
Texte
d’étude 7 :
Les Errances de Monsieur d’Assoucy,
par Charles d’Assoucy, 1677.
Dans
ses Errances de Monsieur d’Assoucy,
Charles d’Assoucy (1605-1677) revient sur les années passées comme musicien de
cour itinérant et ses démêlés avec la justice pour libertinage.
« Enfin
je lu emportai sa couple d’écus : lui, feignant de vouloir se retirer,
commence à replier ses cartes et resserrer ses bésicles en disant :
« Hé bien, monsieur, êtes-vous content ? – Non pas, lui dis-je, car
vous m’aviez convié de tuer le temps, et je ne vois pas que, dans un combat si
court, nous lui ayons fait seulement une égratignure ; je prétends bien
vous donner votre revanche. – Vous voudriez donc me gagner tout mon
argent ? Voire, monsieur, ma femme me battrait. » Ce dit, il tira une
bourse qui paraissait être de cuir de grenouille, qui n’était point pleine de
vent comme est la mienne aujourd’hui, mais remplie de très bon, très fin et
très pur or. « Je vois bien, me dit-il, qu’il faut que je me dépouille
avec vous ; il n’importe, vous m’avez gagné l’argent de mon voyage, vous
me gagnerez encore l’argent de mes cochons. – Quoi, vous êtes donc un marchand
de cochons ? lui dis-je ? – Oui, monsieur, à votre service. – Je vous
remercie de bon cœur, lui dis-je, je n’aime que les cochons de lait. » De
sorte que, croyant avoir affaire avec un homme de commerce très honnête
marchand de pourceaux tout farci d’écus, je bénissais la fortune qui m’avait
envoyé une dupe si grasse et si friande. Au charmant aspect de cette bourse, je
me sentis tout métamorphosé. Au lieu de cette tendresse qui augmentait le
scrupule que je faisais de ruiner ce pauvre homme, je sentis en moi un appétit
enragé et un désir incroyable d’engloutir tout vivant le marchand et les
cochons […]. »
Charles
d’Assoucy, Les Errances de Monsieur
d’Assoucy, 1677.
Texte
d’étude 8 :
« Avoir peu de parents, moins de train que de rente », par Nicolas
Vauquelin des Yveteaux.
Dans
ce sonnet, Nicolas Vauquelin des Yveteaux (1567-1649), poète athée, célèbre une manière
de profiter de la vie.
Avoir peu de parents,
moins de train que de rente,
Et chercher en tout temps l'honnête volupté,
Contenter ses désirs, maintenir sa santé,
Et l'âme de procès et de vices exempte ;
À rien d'ambitieux ne mettre son attente,
Voir ceux de sa maison en quelque autorité,
Mais sans besoin d'appui garder sa liberté,
De peur de s'engager à rien qui mécontente ;
Les jardins, les tableaux, la musique, les vers,
Une table fort libre et de peu de couverts,
Avoir bien plus d'amour pour soi que pour sa dame,
Être estimé du Prince, et le voir rarement,
Beaucoup d'honneur sans peine et peu d'enfants sans femme,
Font attendre à Paris la mort fort doucement.
Et chercher en tout temps l'honnête volupté,
Contenter ses désirs, maintenir sa santé,
Et l'âme de procès et de vices exempte ;
À rien d'ambitieux ne mettre son attente,
Voir ceux de sa maison en quelque autorité,
Mais sans besoin d'appui garder sa liberté,
De peur de s'engager à rien qui mécontente ;
Les jardins, les tableaux, la musique, les vers,
Une table fort libre et de peu de couverts,
Avoir bien plus d'amour pour soi que pour sa dame,
Être estimé du Prince, et le voir rarement,
Beaucoup d'honneur sans peine et peu d'enfants sans femme,
Font attendre à Paris la mort fort doucement.
Nicolas
Vauquelin des Yveteaux, « Avoir peu de parents, moins de train que de
rente », s.d.
Texte
d’étude 9 :
De la divinité, par François de La
Mothe le Vayer, 1630.
Auteur
de divers écrits antireligieux, François La Mothe le Vayer (1588-1672) s’est affirmé,
grâce à une pensée novatrice et corrosive, comme l’un des grands écrivains
libertins du dix-septième siècle. De la
Divinité constitue un exemple de ses attaques contre la religion.
Pour croire à la
Providence, pour admettre que ce monde fût réglé par un Dieu très sage et
tout-puissant, il faudrait que cette sagesse et cette puissance éclatassent
dans le spectacle des choses.
Or
est-il que nous y remarquons des défauts infinis , mille monstres qui font
honte à la nature, tant de fleuves qui gâtent des pays ou tombent inutilement
dans la mer, lesquels fertiliseraient heureusement des contrées désertes pour
leur trop grande aridité, tant de coups de foudre qui tombent inutilement sur
les cimes du Caucase, laissant toute sorte de crimes impunis […]. Bref il s’y
observe pour ceux qui se sont voulu s’étendre
sur ce sujet des manquements innombrables, soit dans l’ordre général, soit dans
le particulier, et partant, ajoutent-ils, établissant un Dieu, il faut, ou qu’il
laisse tout aller à la discrétion des Parques […] ou que la Fortune seule
dispose de toutes choses à son plaisir, soit qu’elles dépendent du fortuit
concours et rencontre des atomes de Démocrite , soit qu’elles viennent de la
contingence et quelques autres causes purement casuelles. Que si toutes choses
sont prédestinées inévitablement de toute éternité, ou dépendent absolument du
sort et de la fortune sans que les Dieux s’en entremettent, comme les désordres
présupposés le montrent assez, il s’ensuit d’une conséquence nécessaire que
toutes nos dévotions, nos latries, nos prières et oraisons, sont choses vaines
et ridicules, inventées par ceux qui voulaient profiter de leur introduction,
et confirmées ensuite par l’accoutumance aveugle et populaire, voire même par
des plus clairvoyants, qui estimaient cette fiction fort utile à réprimer les
plus vicieux.
François de La Mothe le Vayer, De la divinité, 1630.
Document : les cinq procédés du
travestissement burlesque chez Paul Scarron, par Gérard Genette
« Le
travestissement burlesque récrit donc un texte noble, en conservant son
« action », c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son
mouvement (en termes rhétoriques, son invention
et sa disposition), mais en lui
imposant une tout autre élocution,
c’est-à-dire un autre « style », au sens classique du terme, plus
proche de ce que nous appelons depuis le Degré
zéro une « écriture », puisqu’il s’agit là d’un style de genre.
Soit l’Énéide : la
« travestir », au sens burlesque, c’est tout d’abord (la condition
fut de rigueur jusqu’à Marivaux compris) transcrire ses hexamètres latins (dont
l’équivalent français serait l’alexandrin) en « petits vers » ou
« vers burlesques », c’est-à-dire en octosyllabes ; c’est
ensuite transposer le style, constamment noble (gravis) de son récit et des discours de ses personnages en style
familier, voire vulgaire ; c’est aussi (le second trait ne se concevrait
guère sans ce troisième) substituer aux détails thématiques virgiliens d’autres
détails plus familiers, en l’occurrence à la fois plus vulgaires et plus
modernes : ici intervient la pratique bien connue de l’anachronisme, dont
la fortune a largement dépassé les frontières du genre ; c’est encore
l’agrémenter d’amplifications ou d’additions qui vont parfois jusqu’à traiter
le texte de Virgile comme un simple scénario que le travestisseur aurait pour
tâche de développer. « La malheureuse Didon, écrit Virgile à la fin du
livre I, prolongeait dans la nuit et variait ses entretiens avec Énée et buvait
l’amour à grands traits : elle avait tant de questions à poser sur Priam
et sur Hector ! Et quelles armes portait le fils de l’Aurore ? Et ce
qu’étaient les chevaux de Diomède ? Et le grand Achille, comment
était-il ? » Voici ce que ces cinq vers de Virgile deviennent chez
Scarron :
Cependant la Didon se
pique
De son hôte de plus en
plus :
Par de longs discours
superflus
Elle le retient auprès
d’elle.
Elle se brûle à la
chandelle.
L’autre, avec toute sa
raison,
Sent aussi quelque
échauffaison,
Et monsieur, ainsi que
madame,
À bien du désordre dans
l’âme.
Elle lui fait cent
questions
Sur Priam, sur les actions
D’Hector, tant que dura le
siège.
Si dame Hélène avait du
liège,
De quel fard elle se
servait,
Combien de dents Hécube
avait,
Si Pâris était un bel
homme,
Si cette malheureuse pomme
Qui ce pauvre prince a
perdu
Etait reinette ou capendu,
Si Memnon, le fils de
l’Aurore,
Était de la couleur d’un
Maure,
Qui fut son cruel
assassin,
S’ils moururent tous deux
du farcin
Les bons chevaux de
Diomède,
Qu’elle y savait un bon
remède,
Si, voyant son Patroclus
mort,
Achille s’affligea bien
fort,
S’il fut mis à mort par
cautelle […]
Ce
seul exemple suffit, je pense, à illustrer les quatre premiers procédés du
travestissement scarronien. Le cinquième, et, ce me semble-t-il, dernier,
consiste en interventions commentatives du parodiste, qui se plaît visiblement
à bouffonner sur l’action virgilienne, voire sur sa propre diction (il s’agit
ici des grands travaux de Carthage) :
Enfin là l’on taille et l’on rogne,
Là l’on charpente, là l’on
cogne,
Là je ne sais plus ce
qu’on fait.
J’ai peur d’avoir fait un
portrait
Assez long pour pouvoir
déplaire,
Mais je ne saurais plus
qu’y faire,
Et si j’allais tout
effacer
Ce serait à recommencer.
La
somme des amplifications et des commentaires aboutit à un gonflement très
sensible du texte : de 5760 vers de Virgile, Scarron tire 20796 octosyllabes,
ce qui, en considérant grossièrement un octosyllabe comme valant la moitié d’un
hexamètre, et en intégrant le (faible)
coefficient constant d’augmentation mécanique au passage du latin
français, donne à peu près une relation du simple au double. »
Gérard
Genette, Palimpsestes, la littérature au
second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
Biblio express
Corpus
La Mothe le Vayer, François de, De la
divinité (1630), dans Œuvres,
Paris, Nabu Press, 2010.
Scarron, Paul, « Vous faites voir des os quand vous
riez, Hélène », dans Œuvres, 1654.
Scarron, Paul, Le
Virgile travesti (1648), Paris, Garnier, 1993, « Classiques Garnier ».
Édition établie par Jean Serroy.
Scarron, Paul, Le
Roman comique (1651), Paris, Gallimard, 1985, « Folio
classique ». Édition établie par Jean Serroy.
Furetière, Antoine, Le
Roman bourgeois (1666), Paris, Gallimard, 1981, « Folio
classique ». Préface de Jacques Prévot.
Viau, Théophile de, Fragments
d’une histoire comique, 1623.
Vauquelin des Yveteaux, Nicolas, « Avoir peu de parents,
moins de train que de rente », dans Œuvres,
Paris, Ulan Press, 2011.
Études
Genette, Gérard, Palimpsestes,
la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
Cours 7
La dramaturgie de Pierre
Corneille
Présentation : Dans les années 1630, le
public se lasse du baroque. Au théâtre, la tragédie se renouvelle tandis
qu’apparaissent deux genres nouveaux : la tragi-comédie et la pastorale. L’un
des grands artisans de ce changement est Pierre Corneille qui, après s’être
essayé à la comédie et à la tragédie, va exceller dans la tragi-comédie. Quelle
image Corneille donne-t-il de la passion ? Pourquoi fait-il de la tragi-comédie
son genre de prédilection ? Qu’est-ce que l’héroïsme cornélien ? Quelle
est la relation entre la construction du héros et celle de l’État?
Objectifs : Caractériser la
passion chez Corneille ; définir l’héroïsme cornélien ; analyser la
relation entre la construction du héros et celle de l’État.
Texte
d’étude 1 :
Mélite (1629), acte I, scène 1, par Pierre
Corneille.
Dans cet extrait, Eraste tente de décrire les
conséquences de la puissante fascination qu’a exercée sur lui Mélite.
Eraste
Je te
l’avoue, ami, mon mal est incurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.
Pierre
Corneille, Mélite (1629), acte I,
scène 1, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Textes
d’étude 2 :
La Place royale (1634), acte I, scène
4, par Pierre Corneille.
Conscient
des effets dévastateurs que peut avoir la passion, Alidor choisit de rompre
avec Angélique pour retrouver sa liberté.
Alidor
Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires
?
Penses-tu qu'il s'arrête aux sentiments
vulgaires ?
Les règles que je suis ont un air tout
divers :
Je veux la liberté dans le milieu des fers.
Il ne faut point servir d'objet qui nous
possède ;
Il ne faut point nourrir d'amour qui ne
nous cède :
Je le hais, s'il me force ; et quand
j'aime, je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes voeux,
Que mon feu m'obéisse au lieu de me
contraindre,
Que je puisse à mon gré l'enflammer et
l'éteindre,
Et toujours en état de disposer de moi,
Donner quand il me plaît et retirer ma foi.
Pour vivre de la sorte Angélique est trop
belle :
Mes pensers ne sauraient m'entretenir que
d'elle ;
Je sens de ses regards mes plaisirs se
borner ;
Mes pas d'autre côté n'oseraient se tourner
;
Et de tous mes soucis la liberté bannie
Me soumet en esclave à trop de tyrannie.
J'ai honte de souffrir les maux dont je me
plains,
Et d'éprouver ses yeux plus forts que mes
desseins.
Je n'ai que trop langui sous de si rudes
gênes :
À tel prix que ce soit, il faut rompre mes
chaînes,
De crainte qu'un hymen, m'en ôtant le
pouvoir,
Fît d'un amour par force un amour par
devoir.
Cléandre
Crains-tu de posséder un objet qui te
charme ?
Alidor
Ne parle point d'un noeud dont le seul nom
m'alarme.
J'idolâtre Angélique : elle est belle
aujourd'hui,
Mais sa beauté peut-elle autant durer que
lui ?
Et pour peu qu'elle dure, aucun me peut-il
dire
Si je pourrai l'aimer jusqu'à ce qu'elle
expire ?
Du temps, qui change tout, les révolutions
Ne changent-elles pas nos résolutions ?
Est-ce une humeur égale et ferme que la
nôtre ?
N'a-t-on point d'autres goûts en un âge
qu'en l'autre ?
Juge alors le tourment que c'est d'être
attaché,
Et
de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
[…]
Pierre
Corneille, La Place royale (1634),
acte I, scène 4, dans Théâtre, I,
Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 3 :
Médée (1635), acte I, scène 4, par
Pierre Corneille.
Epouse
bafouée, Médée exprime son désir de vengeance dans une tirade qui montre sa
démesure.
Médée
Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une immortelle ardeur
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m'aidez à venger cette commune injure :
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Achéron, pestes, larves, Furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes ;
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers
;
Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Mégère
La mort de ma rivale, et celle de son père,
Et si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux :
Qu'il coure vagabond de province en province,
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince ;
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de frayeur, de misère, d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse
;
Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice ;
Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau.
Jason me répudie ! et qui l'aurait pu croire ?
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose ?
Quoi ! mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
Tu t'abuses, Jason, je suis encor moi-même.
Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême,
Je le ferai par haine ; et je veux pour le moins
Qu'un forfait nous sépare, ainsi qu'il nous a
joints ;
Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage,
S'égale aux premiers jours de notre mariage,
Et que notre union, que rompt ton changement,
Trouve une fin pareille à son commencement.
Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père
N’est que le moindre effet qui suivra ma colère.
Pierre
Corneille, Médée (1635), acte I,
scène 4, dans Théâtre, II, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 4 :
Le Cid (1637), acte I, scène 6, par
Pierre Corneille.
Partagé
entre son amour pour Chimène et son devoir qui lui commande de défendre
l’honneur familial en affrontant le père de Chimène, Rodrigue délibère.
Rodrigue
Percé jusques au fond du
cœur
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu
récompensé,
Ô Dieu, l'étrange peine !
En cet affront mon père
est l'offensé,
Et l'offenseur le père de
Chimène !
Que je sens de rudes
combats !
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maitresse.
L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maitresse.
L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est
infini.
Ô Dieu, l'étrange peine !
Faut-il laisser un affront
impuni ?
Faut-il punir le père de
Chimène ?
Père, maitresse, honneur,
amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus
grand bonheur,
Fer qui cause ma peine,
M'es-tu donné pour venger
mon honneur ?
M'es-tu donné pour perdre
ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au
trépas.
Je dois à ma maitresse aussi bien qu'à mon père ;
J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
Je dois à ma maitresse aussi bien qu'à mon père ;
J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
Et
l'autre indigne d'elle.
Mon mal augmente à le
vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et
puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans
offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma
raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N'écoutons plus ce penser
suborneur,
Qui ne sert qu'à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons
du moins l'honneur,
Puisqu'après tout il faut
perdre Chimène.
Oui, mon esprit s'était
déçu.
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maitresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
Je m'accuse déjà de trop de négligence ;
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maitresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
Je m'accuse déjà de trop de négligence ;
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d'avoir
tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu'aujourd'hui mon
père est l'offensé,
Si l'offenseur est le père
de Chimène.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte I,
scène 6, dans Théâtre, II, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Textes
d’étude 5 et 6 :
Horace (1640), acte II, scène 3, de
Pierre Corneille et Corneille et la
dialectique du héros, de Serge Doubrovsky.
Contraint
de choisir également entre son amour pour Sabine et le sort de sa patrie,
Horace délibère également. Mais à la différence de Rodrigue, son déchirement
est moindre et sa décision est rapidement prise.
Horace
Le sort qui de l'honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire :
Mille déjà l'ont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,
S'attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n'appartenait qu'à nous ;
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire :
Mille déjà l'ont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,
S'attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n'appartenait qu'à nous ;
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.
Curiace
Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L'occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D'aller par ce chemin à l'immortalité.
À quelque prix qu'on mette une telle fumée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance,
N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur ;
J'ai pitié de moi-même, et jette un oeil d'envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler :
J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux dieux de n'être pas romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
L'occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D'aller par ce chemin à l'immortalité.
À quelque prix qu'on mette une telle fumée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance,
N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur ;
J'ai pitié de moi-même, et jette un oeil d'envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler :
J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux dieux de n'être pas romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
Horace
Si vous n'êtes romain, soyez digne de l'être ;
Et si vous m'égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N'admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
Je l'envisage entier, mais je n'en frémis point :
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
À faire ce qu'il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
Et si vous m'égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N'admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
Je l'envisage entier, mais je n'en frémis point :
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
À faire ce qu'il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
Pierre
Corneille, Horace (1640), acte II,
scène 3, dans Théâtre, II, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Dans
cet extrait de Corneille ou la dialectique du héros, Serge Doubrovsky analyse
l’évolution de la délibération à laquelle se livre Horace.
Faire de la joie avec le
malheur même :
telle est la transmutation ultime qu’opère l’héroïsme. Telles est la seule et
véritable conquête de soi. Entre les deux tirades d’Horace, le ton change. Dans
la première, l’effort d’élucidation morale, la tension de l’esprit étirent la
phrase à l’infini, la surchargent de points-virgules, qui sont comme les
paliers successifs d’une dure réflexion. La seconde tirade, au contraire,
ramassée en distiques lapidaires, bondissant de maximes en maximes, est tout
élan, tout essor. Voir là, comme on l’a fait, un raidissement d’Horace pour
divertir sa douleur et lui donner le change, mettre en doute ce mouvement
impétueux de « joie » et d’ « allégresse », c’est
manquer le sens de la pièce ; c’est ne pas comprendre l’enthousiasme du
guerrier, la « fureur sacrée » du martyr, le béatifique suicide de
saint Polyeucte. Rodrigue avait fait son devoir : à partir d’Horace, le
devoir commence à partir du devoir.
Serge
Doubrovsky, Corneille et la Dialectique
du héros, Paris, Gallimard, 1970.
Texte
d’étude 7 :
Cinna (1642), acte V, scène 3, par
Pierre Corneille.
Après
avoir découvert le complot ourdi contre lui et au terme d’une longue
délibération, Auguste choisit de pardonner aux conjurés.
Auguste
En est-ce
assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
Je le suis, je veux l'être. O siècles , ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t'avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu'un père.
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
Je le suis, je veux l'être. O siècles , ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t'avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu'un père.
Emilie
Et je me
rends, seigneur, à ces hautes bontés ;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n'avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant,
Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.
Le ciel a résolu votre grandeur suprême ;
Et pour preuve, seigneur, je n'en veux que moi-même :
J'ose avec vanité me donner cet éclat,
Puisqu'il change mon cœur, qu'il veut changer l'Etat.
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle ;
Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle ;
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n'avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant,
Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.
Le ciel a résolu votre grandeur suprême ;
Et pour preuve, seigneur, je n'en veux que moi-même :
J'ose avec vanité me donner cet éclat,
Puisqu'il change mon cœur, qu'il veut changer l'Etat.
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle ;
Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle ;
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.
Cinna
Seigneur,
que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !
Auguste
Cesse d'en
retarder un oubli magnanime
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime :
Il nous a trahis tous ; mais ce qu'il a commis
Vous conserve innocents, et me rend mes amis.
(A Maxime.)
Reprends auprès de moi ta place accoutumée ;
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée ;
Qu'Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour ;
Et que demain l'hymen couronne leur amour.
Si tu l'aimes encor, ce sera ton supplice.
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime :
Il nous a trahis tous ; mais ce qu'il a commis
Vous conserve innocents, et me rend mes amis.
(A Maxime.)
Reprends auprès de moi ta place accoutumée ;
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée ;
Qu'Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour ;
Et que demain l'hymen couronne leur amour.
Si tu l'aimes encor, ce sera ton supplice.
Maxime
Je n'en
murmure point, il a trop de justice ;
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m'ôtez.
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m'ôtez.
Cinna
Souffrez que
ma vertu dans mon cœur rappelée
Vous consacre une foi lâchement violée,
Mais si ferme à présent, si loin de chanceler,
Que la chute du ciel ne pourrait l'ébranler.
Puisse le grand moteur des belles destinées,
Pour prolonger vos jours, retrancher nos années ;
Et moi, par un bonheur dont chacun soit jaloux,
Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous !
Vous consacre une foi lâchement violée,
Mais si ferme à présent, si loin de chanceler,
Que la chute du ciel ne pourrait l'ébranler.
Puisse le grand moteur des belles destinées,
Pour prolonger vos jours, retrancher nos années ;
Et moi, par un bonheur dont chacun soit jaloux,
Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous !
Pierre
Corneille, Cinna (1642), acte V,
scène 3, dans Théâtre, II, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 8 :
La Mort de Pompée (1644), acte IV,
scène 3, par Pierre Corneille.
Cléopâtre,
consciente des sentiments de César à son égard, a pour but de faire valoir la
légitimité de ses prétentions politiques. Pour ce faire, elle entreprend de se
confier à César et de le séduire.
Cléopâtre
Je sais ce que je dois au souverain bonheur
Dont me comble et m'accable un tel excès d'honneur.
Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes :
Je sais ce que je suis ; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m'aimer dès mes plus jeunes ans ;
Le sceptre que je porte est un de vos présents ;
Vous m'avez par deux fois rendu le diadème :
J'avoue, après cela, seigneur, que je vous aime,
Et que mon cœur n'est point à l'épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas ! Ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet état de nouveau rangé sous ma puissance,
Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,
À mes vœux innocents sont autant d'ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine :
Ils me font méprisable alors qu'ils me font reine ;
Et si Rome est encor telle qu'auparavant,
Le trône où je me sieds m'abaisse en m'élevant ;
Et ces marques d'honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J'ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes désirs un généreux espoir.
Après tant de combats, je sais qu'un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l'injuste horreur qu'elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d'autres obstacles :
Vous me l'avez promis, et j'attends ces miracles.
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d'autres dieux qu'à vous.
Dont me comble et m'accable un tel excès d'honneur.
Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes :
Je sais ce que je suis ; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m'aimer dès mes plus jeunes ans ;
Le sceptre que je porte est un de vos présents ;
Vous m'avez par deux fois rendu le diadème :
J'avoue, après cela, seigneur, que je vous aime,
Et que mon cœur n'est point à l'épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas ! Ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet état de nouveau rangé sous ma puissance,
Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,
À mes vœux innocents sont autant d'ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine :
Ils me font méprisable alors qu'ils me font reine ;
Et si Rome est encor telle qu'auparavant,
Le trône où je me sieds m'abaisse en m'élevant ;
Et ces marques d'honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J'ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes désirs un généreux espoir.
Après tant de combats, je sais qu'un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l'injuste horreur qu'elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d'autres obstacles :
Vous me l'avez promis, et j'attends ces miracles.
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d'autres dieux qu'à vous.
Pierre
Corneille, La Mort de Pompée (1644),
acte IV, scène 3, dans Théâtre, II,
Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Document 1 : Du personnage
ébloui au personnage éblouissant, par Jean Starobinski
Dans
les œuvres du début, le héros n’est qu’un personnage ébloui ; dans les
œuvres de la maturité, il se voudra éblouissant, non plus spectateur d’une
apparition éclatante, mais source même de l’éclat, se montrant, se donnant en
spectacle, et contemplant lui-même sa propre gloire […]. Des premières comédies
aux grandes tragédies, l’évolution ne consiste pas seulement dans la prise de
conscience progressive de la liberté et de la volonté, elle consiste en même
temps dans la façon dont le héros cornélien s’approprie, fait sien le paraître
fascinant dont il ne savait d’abord que subir l’influence. Désireux d’éblouir,
il doit commencer par refuser l’éblouissement subi. Ce feu qui auparavant était
l’effet magique d’une simple présence, un miracle sans cause raisonnable – la
volonté s’y soustrait, puis le revendique comme son apanage. L’éclat ne sera
plus le privilège inexplicable qui s’attache à la beauté d’un être, mais la
lumière qui environne les actes et les décisions. De passif qu’il était,
l’éblouissement va désormais procéder du « je veux » actif.
Jean Starobinski, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.
Document 2 : Le Cid ou le drame intérieur tragique,
par Jacques Morel
Le Cid est avant tout
l’évocation d’un drame intérieur de couleur nettement tragique ; Rodrigue
et Chimène y ressen-tent brusquement, au moment même où leur bonheur paraît
assuré, le caractère inconciliable de trois exigences égale-ment
profondes : la légitime aspiration à l’épanouissement personnel, la
nécessité de préserver l’honneur familial, le devoir d’obéissance au souverain
[…]. Le miracle de Corneille, dans Le Cid,
n’est peut-être pas tant de nous avoir donné le chef-d’œuvre de la
tragi-comédie que d’avoir véritablement fondé la tragédie à fin heureuse, en
accordant à ses héros le pouvoir de retourner une situation précisément
tragique, sans jamais céder à la lâcheté ni à la complaisance, et sans que
vienne les aider aucun événement extérieur imprévu, aucune conversion
miraculeuse.
Jacques Morel, La
Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
Document 3 : La morale
cornélienne, par Paul Bénichou
On
aperçoit aisément qu’une morale comme la morale cornélienne, fondée sur
l’orgueil et la grandeur glorieuse, ne pouvait qu’appuyer la protestation de
l’aristocratie contre l’assujettissement où les rois prétendaient la réduire.
L’horreur profonde de toute humiliation infligée au moi est bien la source de
toute la vertu cornélienne : or, c’était depuis des siècles le sort des
grands d’être ou de se prétendre humiliés par la royauté. Affirmer leur orgueil
en dépit du mauvais destin, c’était pour eux affirmer leur insoumission.
Paul
Bénichou, Morales du Grand Siècle,
Paris, Gallimard, 1982.
Biblio express
Corpus
Corneille, Pierre, Théâtre,
I et II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques
Maurens.
Études
Bénichou, Paul, Morales
du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1982.
Doubrovsky, Serge, Corneille
et la Dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1970.
Morel, Jacques, La Tragédie,
Paris, Armand Colin, 1964.
Starobinski, Jean, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.
Cours 8
Le Cid, par Pierre Corneille
Présentation : Lorsqu’en 1636, Pierre
Corneille compose Le Cid, il n’a pas
trente ans. Inspirée d’une intrigue espagnole, opposant l’honneur et le devoir
au désir et à la passion, Le Cid va
dès sa création remporter un immense succès, tout en donnant naissance à une
vive querelle, plusieurs contemporains de Corneille lui reprochant d’avoir
malmené la règle des trois unités et écrit une pièce ne respectant pas la
bienséance. Pourquoi Le Cid a-t-il
remporté un si vif succès ? Quelles critiques ont été adressées à
Corneille ? Comment les a-t-il résolues ? Quelles conséquences cela
a-t-il eu sur la pièce ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on va s’appliquer
à répondre dans le cadre de ce cours.
Objectifs : Expliquer les
raisons du succès remporté par Le Cid ; caractériser l’esthétique du Cid ; analyser la manière dont
Corneille a résolu les différents dilemmes de la pièce.
Texte
d’étude 1 :
Le Cid, acte I, scène 1, par Pierre
Corneille.
Chimène apprend d’Elvire que son père voit d’un œil bienveillant
l’amour que lui porte Rodrigue et qu’elle lui porte en retour.
Chimène
Elvire, m’as-tu fait un rapport bien
sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?
Elvire
Tous mes sens à moi-même en sont encor
charmés :
Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez,
Et si je ne m’abuse à lire dans son âme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.
Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez,
Et si je ne m’abuse à lire dans son âme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.
Chimène
Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu’il approuve mon choix :
Apprends-moi de nouveau quel espoir j’en dois prendre ;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t’a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
N’as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d’un côté ?
Ce qui te fait juger qu’il approuve mon choix :
Apprends-moi de nouveau quel espoir j’en dois prendre ;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t’a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
N’as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d’un côté ?
Chimène
Non ; j’ai peint votre cœur dans une
indifférence
Qui n’enfle d’aucun d’eux ni détruit l’espérance,
Et sans les voir d’un œil trop sévère ou trop doux,
Attend l’ordre d’un père à choisir un époux.
Ce respect l’a ravi, sa bouche et son visage
M’en ont donné sur l’heure un digne témoignage,
Et puisqu’il vous en faut encor faire un récit,
Voici d’eux et de vous ce qu’en hâte il m’a dit :
« Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d’elle,
Tous deux formés d’un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L’éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n’a trait en son visage
Qui d’un homme de cœur ne soit la haute image,
Et sort d’une maison si féconde en guerriers,
Qu’ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu’a duré sa force, a passé pour merveille ;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu’il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j’ai vu du père ;
Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire. »
Il allait au conseil, dont l’heure qui pressait
A tranché ce discours qu’à peine il commençait ;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n’est pas fort balancée.
Le roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c’est lui que regarde un tel degré d’honneur :
Ce choix n’est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu’on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Qui n’enfle d’aucun d’eux ni détruit l’espérance,
Et sans les voir d’un œil trop sévère ou trop doux,
Attend l’ordre d’un père à choisir un époux.
Ce respect l’a ravi, sa bouche et son visage
M’en ont donné sur l’heure un digne témoignage,
Et puisqu’il vous en faut encor faire un récit,
Voici d’eux et de vous ce qu’en hâte il m’a dit :
« Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d’elle,
Tous deux formés d’un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L’éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n’a trait en son visage
Qui d’un homme de cœur ne soit la haute image,
Et sort d’une maison si féconde en guerriers,
Qu’ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu’a duré sa force, a passé pour merveille ;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu’il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j’ai vu du père ;
Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire. »
Il allait au conseil, dont l’heure qui pressait
A tranché ce discours qu’à peine il commençait ;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n’est pas fort balancée.
Le roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c’est lui que regarde un tel degré d’honneur :
Ce choix n’est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu’on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Et puisque
don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l’affaire,
Je vous laisse à juger s’il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.
Au sortir du conseil à proposer l’affaire,
Je vous laisse à juger s’il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.
Chimène
Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s’en trouve accablée :
Un moment donne au sort des visages divers,
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.
Refuse cette joie, et s’en trouve accablée :
Un moment donne au sort des visages divers,
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.
Elvire
Vous verrez cette crainte heureusement déçue.
Chimène
Allons, quoi qu’il en soit, en attendre l’issue.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte I,
scène 5, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Textes
d’étude 2 :
Le Cid, acte I, scène 4, par Pierre
Corneille.
Don
Diègue vient d’être souffleté par le Comte. L’honneur exige qu’il demande et
obtienne réparation. Mais son grand âge lui prédit une mort certaine. Au terme
de ce monologue, il songe à demander à son fils, Rodrigue, de le venger.
Don Diegue
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse
ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte I,
scène 4, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 3 :
Le Cid, acte I, scène 5, par Pierre
Corneille.
Don
Diègue demande à son fils Rodrigue de venger son honneur bafoué. Rodrigue
comprend aussitôt ce que cela signifie.
Don
Diègue
Rodrigue, as-tu du cœur ?
Don
Rodrigue
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.
L’éprouverait sur l’heure.
Don
Diègue
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens mon fils, viens mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.
Don
Rodrigue
De quoi ?
Don
Diègue
D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un
soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…
Don
Rodrigue
De grâce, achevez.
Don
Diègue
Le père de Chimène.
Don
Rodrigue
Le…
Don
Diègue
Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte I,
scène 5, dans Théâtre, II, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 4 :
Le Cid (1637), acte II, scène 2, par Pierre
Corneille.
Au
terme d’une longue délibération, Rodrigue a tranché : il va affronter le
comte.
Don Rodrigue
À moi, comte, deux mots.
Le
Comte
Parle.
Don
Rodrigue
Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?
Connais-tu bien don Diègue ?
Le
Comte
Oui.
Don
Rodrigue
Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?
Le
Comte
Peut-être.
Don
Rodrigue
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?
Le
Comte
Que m’importe ?
Don
Rodrigue
À quatre pas d’ici je te le fais savoir.
Le
Comte
Jeune présomptueux !
Don
Rodrigue
Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Le
Comte
Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?
Don
Rodrigue
Mes pareils à deux fois ne se font point
connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.
Le
Comte
Sais-tu bien qui je suis ?
Don
Rodrigue
Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
Le
Comte
Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu
tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta
haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.
Don
Rodrigue
D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !
Le
Comte
Retire-toi d’ici.
Don
Rodrigue
Marchons sans discourir.
Le
Comte
Es-tu si las de vivre ?
Don
Rodrigue
As-tu peur de mourir ?
Le
Comte
Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.
Qui survit un moment à l’honneur de son père.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte II,
scène 2, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 5 :
Le Cid, acte III, scène 4, de Pierre
Corneille.
Rodrigue
a tué le Comte pour venger l’honneur de son père. Mais il ne peut désormais
plus épouser Chimène. Cependant, entre les deux, l’amour est intact.
Don
Rodrigue
Eh bien ! sans vous
donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.
Chimène
Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je vois ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !
Don
Rodrigue
N’épargnez point mon sang : goûtez sans
résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.
La douceur de ma perte et de votre vengeance.
Chimène
Hélas !
Don
Rodrigue
Écoute-moi.
Chimène
Je me meurs.
Don
Rodrigue
Un moment.
Chimène
Va, laisse-moi mourir.
Don
Rodrigue
Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.
Chimène
Quoi ! du sang de mon père encor toute
trempée !
Don
Rodrigue
Ma Chimène…
Chimène
Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.
Don
Rodrigue
Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.
Chimène
Il est teint de mon sang.
Don
Rodrigue
Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.
Chimène
Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
Le père par le fer, la fille par la vue !
Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !
Le père par le fer, la fille par la vue !
Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !
[…]
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte III,
scène 4, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 6 :
Le Cid, acte IV, scène 6, par Pierre
Corneille.
Rodrigue
a triomphé des Maures, ce qui lui vaut le surnom de Cid et une gloire
immortelle... Le roi projette de le récompenser. Chimène exige réparation pour
la mort de son père.
Don
Fernand
Enfin soyez contente,
Chimène, le succès répond à votre attente :
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus ;
Chimène, le succès répond à votre attente :
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus ;
Rendez grâce
au ciel qui vous en a vengée.
(À Don Diègue.)
Voyez comme
déjà sa couleur est changée.
Don
Diègue
Mais voyez qu’elle pâme, et d’un amour parfait,
Dans cette pâmoison, Sire, admirez l’effet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.
Dans cette pâmoison, Sire, admirez l’effet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.
Chimène
Quoi ! Rodrigue est donc mort ?
Don
Fernand
Non, non, il voit le jour,
Et te conserve encore un immuable amour :
Calme cette douleur qui pour lui s’intéresse.
Et te conserve encore un immuable amour :
Calme cette douleur qui pour lui s’intéresse.
Chimène
Sire, on pâme de joie, ainsi que de
tristesse :
Un excès de plaisir nous rend tout languissants,
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.
Un excès de plaisir nous rend tout languissants,
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.
Don
Fernand
Tu veux qu’en ta faveur nous croyions
l’impossible ?
Chimène, ta douleur a paru trop visible.
Chimène, ta douleur a paru trop visible.
Chimène
Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble à mon
malheur,
Nommez ma pâmoison l’effet de ma douleur :
Un juste déplaisir à ce point m’a réduite.
Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ;
S’il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :
Une si belle fin m’est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud ;
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie ;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.
J’aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;
Elle assure l’État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ;
Et pour dire en un mot ce que j’en considère,
Digne d’être immolée aux mânes de mon père…
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
Rodrigue de ma part n’a rien à redouter :
Que pourraient contre lui des larmes qu’on méprise ?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;
Il triomphe de moi comme des ennemis.
Dans leur sang répandu la justice étouffée
Aux crimes du vainqueur sert d’un nouveau trophée :
Nommez ma pâmoison l’effet de ma douleur :
Un juste déplaisir à ce point m’a réduite.
Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ;
S’il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :
Une si belle fin m’est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud ;
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie ;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.
J’aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;
Elle assure l’État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ;
Et pour dire en un mot ce que j’en considère,
Digne d’être immolée aux mânes de mon père…
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
Rodrigue de ma part n’a rien à redouter :
Que pourraient contre lui des larmes qu’on méprise ?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;
Il triomphe de moi comme des ennemis.
Dans leur sang répandu la justice étouffée
Aux crimes du vainqueur sert d’un nouveau trophée :
Nous en
croissons la pompe, et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.
Don
Fernand
Ma fille, ces transports ont trop de violence.
Quand on rend la justice on met tout en balance :
On a tué ton père, il était l’agresseur ;
Et la même équité m’ordonne la douceur.
Avant que d’accuser ce que j’en fais paraître,
Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.
Quand on rend la justice on met tout en balance :
On a tué ton père, il était l’agresseur ;
Et la même équité m’ordonne la douceur.
Avant que d’accuser ce que j’en fais paraître,
Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.
Chimène
Pour moi ! mon ennemi ! l’objet de ma
colère !
L’auteur de mes malheurs ! l’assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu’on me croit obliger en ne m’écoutant pas !
Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
C’est par là seulement qu’il a su m’outrager,
Et c’est aussi par là que je me dois venger.
À tous vos cavaliers je demande sa tête :
Oui, qu’un d’eux me l’apporte, et je suis sa conquête ;
Qu’ils le combattent, Sire ; et le combat fini,
J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu’on le publie.
L’auteur de mes malheurs ! l’assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu’on me croit obliger en ne m’écoutant pas !
Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
C’est par là seulement qu’il a su m’outrager,
Et c’est aussi par là que je me dois venger.
À tous vos cavaliers je demande sa tête :
Oui, qu’un d’eux me l’apporte, et je suis sa conquête ;
Qu’ils le combattent, Sire ; et le combat fini,
J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu’on le publie.
Don
Fernand
Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État ;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État ;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.
J’en
dispense Rodrigue ; il m’est trop précieux
Pour l’exposer aux coups d’un sort capricieux ;
Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime,
Les Mores en fuyant ont emporté son crime.
Pour l’exposer aux coups d’un sort capricieux ;
Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime,
Les Mores en fuyant ont emporté son crime.
Don
Diègue
Quoi ! Sire, pour lui seul vous renversez des
lois
Qu’a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple, et que dira l’envie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s’en fait un prétexte à ne paraître pas
Où tous les gens d’honneur cherchent un beau trépas ?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire :
Qu’il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le comte eut de l’audace ; il l’en a su punir :
Il l’a fait en brave homme, et le doit maintenir.
Qu’a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple, et que dira l’envie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s’en fait un prétexte à ne paraître pas
Où tous les gens d’honneur cherchent un beau trépas ?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire :
Qu’il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le comte eut de l’audace ; il l’en a su punir :
Il l’a fait en brave homme, et le doit maintenir.
Don
Fernand
Puisque vous le voulez, j’accorde qu’il le
fasse ;
Mais d’un guerrier vaincu mille prendraient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers ferait ses ennemis.
L’opposer seul à tous serait trop d’injustice :
Il suffit qu’une fois il entre dans la lice.
Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ;
Mais après ce combat ne demande plus rien.
Mais d’un guerrier vaincu mille prendraient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers ferait ses ennemis.
L’opposer seul à tous serait trop d’injustice :
Il suffit qu’une fois il entre dans la lice.
Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ;
Mais après ce combat ne demande plus rien.
Don
Diègue
N’excusez point par là ceux que son bras
étonne :
Laissez un champ ouvert, où n’entrera personne.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd’hui,
Quel courage assez vain s’oserait prendre à lui ?
Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?
Laissez un champ ouvert, où n’entrera personne.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd’hui,
Quel courage assez vain s’oserait prendre à lui ?
Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?
Don
Sanche
Faites ouvrir le champ : vous voyez
l’assaillant ;
Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant.
Accordez cette grâce à l’ardeur qui me presse.
Madame : vous savez quelle est votre promesse.
Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant.
Accordez cette grâce à l’ardeur qui me presse.
Madame : vous savez quelle est votre promesse.
Don
Fernand
Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?
Chimène
Sire, je l’ai promis.
Don
Fernand
Soyez prêt à demain.
Don
Diègue
Non, Sire, il ne faut pas différer
davantage :
On est toujours trop prêt quand on a du courage.
On est toujours trop prêt quand on a du courage.
Don
Fernand
Sortir d’une bataille, et combattre à
l’instant !
Don
Diègue
Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.
Don
Fernand
Du moins une heure ou deux je veux qu’il se
délasse.
Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
De moi ni de
ma cour il n’aura la présence.
(Il parle à Don Arias.)
Vous seul
des combattants jugerez la vaillance :
Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
Et le combat fini, m’amenez le vainqueur.
Et le combat fini, m’amenez le vainqueur.
Quel qu’il
soit, même prix est acquis à sa peine :
Je le veux de ma main présenter à Chimène,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.
Je le veux de ma main présenter à Chimène,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.
Chimène
Quoi ! Sire, m’imposer une si dure loi !
Don
Fernand
Tu t’en plains ; mais ton feu, loin d’avouer
ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ;
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux.
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ;
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte IV,
scène 5, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Texte
d’étude 7 :
Le Cid, acte V, scène 7, par Pierre
Corneille.
Le
roi a décidé d’accorder la main de Chimène à Rodrigue, puisqu’il est sorti
vainqueur de son duel.
L’Infante
Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans
tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.
Don
Rodrigue
Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J’ose tout entreprendre, et puis tout achever ;
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J’ose tout entreprendre, et puis tout achever ;
Mais si ce
fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N’armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
Prenez une vengeance à tout autre impossible.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir :
Ne me bannissez point de votre souvenir ;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
« S’il ne m’avait aimée, il ne serait pas mort. »
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N’armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
Prenez une vengeance à tout autre impossible.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir :
Ne me bannissez point de votre souvenir ;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
« S’il ne m’avait aimée, il ne serait pas mort. »
Chimène
Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d’accord ?
Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire,
De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d’accord ?
Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire,
De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?
Don
Fernand
Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Cet hymen
différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s’il se peut, encor plus digne d’elle ;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser.
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s’il se peut, encor plus digne d’elle ;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser.
Don
Rodrigue
Pour posséder Chimène, et pour votre service,
Que peut-on m’ordonner que mon bras n’accomplisse ?
Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer.
Que peut-on m’ordonner que mon bras n’accomplisse ?
Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer.
Don
Fernand
Espère en ton courage, espère en ma
promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.
Pierre
Corneille, Le Cid (1637), acte V,
scène 6, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Biblio express
Corpus
Corneille, Pierre, Le
Cid, dans Théâtre, I, Paris,
Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Études
Bénichou, Paul, Morales
du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1982.
Doubrovsky, Serge, Corneille
et la Dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1970.
Morel, Jacques, La Tragédie,
Paris, Armand Colin, 1964.
Starobinski, Jean, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.