Dramaturgies francophones contemporaines (1990-2010)

Cours 1
Introduction
Présentation : Le théâtre a connu de multiples bouleversements tout au long du vingtième siècle. Quels ont été les auteurs marquants ? les œuvres phares ? les mouvements clés ? Ce premier cours a pour but d’offrir un survol des auteurs, œuvres et mouvements qui ont jalonné ce siècle d’Alfred Jarry jusqu’à Bernard-Marie Koltès et Sony Labou Tansi.

Objectifs : Caractériser les principales expériences théâtrales du XXe siècle ; caractériser les auteurs et mouvements clés ; analyser leur originalité et leur réception.



Texte d’étude : Ubu Roi, acte I, scène 1, par Alfred Jarry (1896)

Alfred Jarry est né en 1873 à Paris. Poète et romancier, il est principalement connu pour son œuvre théâtrale dominée par la figure du père Ubu : Ubu Roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la butte… qui, par son outrance et son inventivité, a littéralement révolutionné le théâtre au tournant du siècle. Il est mort à Paris en 1907. Ubu Roi oscille entre héritages, contestations et ruptures, que ce soit dans la forme, le style et le ton… Cette scène constitue la scène d’exposition de la pièce. Mère Ubu encourage son époux Père Ubu à comploter pour monter sur le trône de Pologne…

Père Ubu. - Merdre.

Mère Ubu. - Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

Père Ubu. - Que ne vous assom’je, Mère Ubu !

Mère Ubu. - Ce n'est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.

Père Ubu. - De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

Mère Ubu. - Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?

Père Ubu. - De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?

Mère Ubu. - Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?

Père Ubu. - Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

Mère Ubu. - Tu es si bête !

Père Ubu. - De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d'enfants ?

Mère Ubu. - Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?

Père Ubu. - Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la casserole.

Mère Ubu. - Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?

Père Ubu. - Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?

Mère Ubu. - À ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.

Père Ubu. - Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée.

Mère Ubu. - Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

Père Ubu. - Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d’heure.

Mère Ubu. - Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

Père Ubu. - Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !

Mère Ubu. - (à part). Oh ! merdre ! (Haut) Ainsi, tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

Père Ubu. - Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

Mère Ubu. - Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?

Père Ubu. - Eh bien, après, Mère Ubu ? (Il s'en va en claquant la porte.)

Mère Ubu. - (seule). Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

Alfred Jarry, Ubu roi, Paris, Gallimard, 2002, « Folio classique ». Edition établie par Noël Arnaud et Henri Bordillon, p.29-33.



Document 1
Dans cet article paru dans La Revue blanche du 1er janvier 1897, Alfred Jarry revient sur les rapports entre le théâtre et le public, les reproches formulés à l’égard de sa pièce et son esthétique.

« Et puis, pourquoi le public, illettré par définition, s’essaye-t-il à des citations et comparaisons ? Il a reproché à Ubu Roi d’être une grossière imitation de Shakespeare et de Rabelais, parce que « les décors y sont économiquement remplacés par un écriteau » et qu’un certain mot y est répété. On devrait ne pas ignorer qu’il est à peu près prouvé aujourd’hui que jamais, au moins du temps de Shakespeare, on ne joua autrement ses drames que sur une scène relativement perfectionnée et avec des décors. De plus, des gens ont vu dans Ubu une œuvre « écrite en ancien français » parce qu’on s’amusa à l’imprimer avec des caractères anciens, et cru « phynance » une orthographe du XVIe siècle. Combien je trouve plus exacte la réaction d’un des figurants polonais, qui jugea ainsi la pièce : « ça ressemble tout à fait à du Musset, parce que ça change souvent de décors. »

Document 2
Parmi les mises en scène qui ont contribué à renouveler la perception d’Ubu Roi figure celle de Bernard Sobel créée au Théâtre de Gennevilliers en 2001.



Document 3
Ubu Roi fait encore l’objet de nombreuses lectures, mises en scène et adaptations à travers le monde. Il a notamment inspiré au metteur en scène sud-africain William Kentridge un regard décapant sur l’Apartheid : Ubu and the Truth Commission.




Biblio Express
Corpus
Jarry, Alfred, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, « Bibliothèque de la Pléiade ».
Ouvrages
Abirached, Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, « TEL ».
Béhar, Henri, Jarry, Le Monstre et la Marionnette, Paris, Larousse, 1973.
Brecht, Bertolt, Ecrits sur le théâtre, Paris, L’Arche, 1963.
Esslin, Martin, The Theatre of the Absurd, London, Doubleday, 1961.
Ionesco, Eugène, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, 1962, « Pratique du théâtre ».





Cours 2
Héritages
Présentation : C’est principalement sur le mode de la rupture qu’on définit le théâtre francophone contemporain de ces vingt dernières années. Or, aussi profondes que soient ces ruptures, les œuvres composées et publiées ces dernières années demeurent tributaires d’une multiplicité d’héritages. Lesquels ? A quelles fins ? En quoi consistent les ruptures ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on s’appliquera à répondre dans ce cours.

Objectifs : Repérer les invariants dans la composition dramatique ; identifier les échos et filiations ; analyser les formes et enjeux des détournements.

Texte d’étude : Onysos le furieux, par Laurent Gaudé, 2000

Laurent Gaudé est né en 1972 à Paris. Après des études de lettres, il décide de se consacrer à l’écriture et mène de front une carrière de romancier et de dramaturge. Il se fait connaître grâce à Cris et La Mort du roi Tsongor avant d’obtenir le prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Composée en 1996, sa première pièce, Onysos le Furieux, est publiée au Théâtre Ouvert et créée dès l’année suivante par Yannis Kokkos au Théâtre National de Strasbourg. Il a composé et publié d’autres pièces, qui ont été traduites et créées un peu partout en Europe : Combats de possédés, Salina, Médée Kali… Assis sur un siège dans une rame de métro d’une ville qui pourrait être New York, un individu surgi du fond des âges entreprend de raconter son histoire. L’extrait qui suit constitue le prologue de la pièce.

« Tu n’as pas besoin de prétexte pour venir t’asseoir à côté de moi, ces sièges sont publics et personne ne peut prétendre avoir réservé cette place que tu convoites
Alors ne te casse pas la tête à formuler une fausse question, et ne me demande l’heure ou une cigarette que si vraiment tu as besoin de savoir l’heure qu’il est ou de fumer.
Assieds-toi.
Tu te demandes ce que je fais là, sur le quai de ce métro.
Les rames passent et je ne monte dans aucune.
Toutes les quatre ou cinq minutes, des centaines de personnes descendent de ces wagons et je n’en hèle aucune, je ne cherche personne des yeux
Et tu le sais puisque tu me regardes depuis longtemps.
Mon visage est noir,
Je suis sale et ridé.
Mes lèvres sont sèches, si sèches que si je riais tout d’un coup aux éclats, elles se fissureraient et du sang probablement en jaillirait.
Tu te demandes ce que j’attends, ce que je suis.
Laisse-moi à mon tour regarder de près, en prenant tout mon temps, ce que peut être le visage d’un homme aujourd’hui.
N’aies pas peur,
Je ne suis qu’un vieillard.
Mes yeux sont fragiles d’avoir trop longtemps scruté l’obscurité, et cette étrange lumière bleue de néon qui clignote me brûle l’iris.
Laisse-moi te contempler que je voie si l’homme a changé.
Il n’y a plus de boue
Et tu es pâle,
Si pâle que je penserais pouvoir enfoncer mon doigt dans ta joue et en percer la surface.
Est-ce que cette lumière électrique ne tanne pas la peau comme le soleil ?
Maintenant tu t’inquiètes et tu te demandes ce que peut bien vouloir le vieux… je sais… je sais… ne me regarde pas ainsi.
Tu voudrais poser une question, peut-être plusieurs, mais tu ne peux pas.
Est-ce que mon visage et ma voix te font peur ?
La vieillesse de ma peau te répugne-t-elle ?
Ne t’inquiète pas, je rajeunirai.
Laisse passer tous ces gens,
Laisse.
Aucun ne fait attention à nous.
Tu te demandes ce que je suis et pourquoi cette voix que tu écoutes depuis quelques minutes et qui, au premier abord, était rêche et criarde, te charme maintenant d’une douceur que tu ne t’expliques pas.
Ne t’inquiète pas, camarade, je vais tout te raconter.
J’ai enfin trouvé la cité dont je suis.
Je suis né d’abord, j’ai erré à la recherche d’un endroit à ma taille, et je ne l’ai trouvé que maintenant, très longtemps après, à l’instant presque de mourir.
Mais maintenant je sais, et je peux dire que je suis né pour New York.
Je vais tout te raconter, camarade.
Et écoute bien car sous ce faisceau de lumière bleutée, tu vas entendre l’histoire d’Onysos le furieux.
Et oublie ces grappes d’hommes et de femmes qui se déversent sur le quai, ces hordes de noyés ne nous dérangeront pas.
Onysos va parler.
Ne vois-tu pas, déjà, comme j’ai rajeuni et combien mon visage compte moins de rides.
Je sens mon corps qui se réchauffe, mes muscles sont plus fermes,
Je pourrais me dénuder et tu verrais que mon corps n’est plus celui d’un vieillard.
Je pourrais presque déjà te terrasser à la lutte.
Mais laisse-moi d’abord te parler et ne m’interromps pas si mes mots viennent lentement, car je n’ai pas parlé depuis si longtemps que mes lèvres sont ankylosées de ces milliers d’années de silence. »

Laurent Gaudé, Onysos le furieux, Arles,
Actes Sud, 2000, p.9-10


Document 1
A l’occasion d’un entretien accordé à Cécile Pellissier et destiné à prolonger la lecture de Salina, rééditée chez Magnard dans la collection « Classiques & contemporains » Laurent Gaudé revient sur son esthétique et sur la part qu’y occupe la mythologie et le théâtre antique.

Laurent Gaudé : « En écrivant Salina, je n’ai pas considéré les contraintes pratiques, économiques, liées à la création immédiate sur un plateau de théâtre… Sa gestation a duré trois ans. J’ai d’abord écrit une pièce très courte à deux personnages, intitulée Barbares, inspirée de la photographie d’un guerrier touareg, mais qui ne pouvait exister telle quelle et que j’ai englobée plus tard dans Salina. Ensuite, j’ai eu envie de faire d’une femme le personnage principal d’une trilogie. Je voulais également mêler des scènes théâtrales classiques –c’est-à-dire des dialogues entre les personnages– avec le chœur et surtout, le narratif, car cette alternance permettait une grande liberté. Enfin, à cette époque, je me confrontais à un univers antique imaginaire. Salina participe d’ailleurs de la même fabrication que mon roman La Mort du roi Tsongor. Pour ces deux ouvrages, j’ai réutilisé des mythes en les transposant dans un autre univers tout comme l’a fait Pasolini dans son film Médée. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont aussi été une source d’inspiration : certaines idées, comme le personnage de l’oracle, par exemple, me sont venues des photographies du spectacle Les Atrides. »

Laurent Gaudé, « Interview », Salina, Paris, Magnard, 2009, « Classiques & contemporains ». Pour l’interview en intégralité :




Document 2
Onysos le furieux a fait l’objet de plusieurs mises en scène parmi lesquelles figure celle de la Compagnie Brozzoni.




Document 3
Pour d’autres mises en scène de pièces de Laurent Gaudé, on consultera les sites suivants :




Biblio express
Corpus
Gaudé, Laurent, Combats de possédés, Arles, Actes Sud Papiers, 1999 ; La Mort du roi Tsongor, Arles, Actes Sud, 2002 ; Salina, Arles, Actes Sud Papiers, 2003 ; Médée Kali, Arles, Actes Sud Papiers, 2003 ; Les Sacrifiées, Arles, Actes Sud Papiers, 2004.
Ouvrages
Albouy, Pierre, Mythes et Mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, 1985.
Corvin, Michel, dir., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Larousse, 2003, « In extenso ».
Viala, Alain, dir., Le Théâtre en France, Paris, PUF, 2009, « Quadrige ».






Cours 3
Eclatements
Présentation : Le théâtre a donné lieu à des expérimentations plus audacieuses les unes que les autres et nombreux sont les auteurs qui ont tenté de faire un sort à la fable, aux personnages, aux dialogues… désireux d’inventer un théâtre autant que de réinventer le théâtre. En quoi ont consisté ces expérimentations ? Quelles conséquences cela a-t-il eu sur l’écriture dramatique ? Sur la mise en scène ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on va s’appliquer à répondre dans ce cours.

Objectifs : Caractériser les principales expérimentations du théâtre francophone contemporain ; analyser leurs effets sur l’écriture ; caractériser leurs conséquences sur la mise en scène.



Texte d’étude : Jaz, par Koffi Kwahulé, 1998.

Koffi Kwahulé est né  Abengourou en Côte d’Ivoire en 1956. C’est parallèlement à sa formation à l’Institut national des Arts d’Abidjan et à l’Ecole de la rue Blanche qu’il joue, écrit et met en scène. De courtes pièces, avant d’obtenir le Grand Prix Tchicaya U Tam’si pour Cette vieille magie noire en 1996. Il a ensuite composé et publié de nombreuses pièces à l’humour ou à l’écriture parfois déconcertants comme Il nous faut l’Amérique, Village fou ou les Déconnards, Big Shoot, P’tite Souillure ou Jaz, qui ont été lues et créées à Abidjan, Avignon, Paris, New York… Cette scène est celle sur laquelle s’ouvre Jaz, l’une des œuvres les plus tragiques et les plus déconcertantes du théâtre de Koffi Kwahulé.

Une femme.
Le crâne rasé peut-être.
Nue peut-être.
Un revolver.
Des balles.
Une ardoise.
Un jazz (un seul instrument)
Qui, de temps à autre,
Troue / est troué,
Enlace / est enlacé
Par la voix de la femme.
Jaz.
Oui Jaz.
On l’a toujours appelée Jaz.
Jaz.
Elle ne sait plus.
Simplement Jaz.

Non.
Non.
Non.

Tout à l’heure.
Ce matin.
Dans une sanisette.
Place Bleu de Chine.

Ma copine.
Mon amie.
Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz.

Non.
C’est Jaz qui n’a pas voulu.
Mais on se voit très souvent.
Plutôt chez moi.
Pas vraiment.
Quelques intérims.

Il n’est jamais très facile de parler de cela soi-même.
La honte la culpabilité je suppose.
Dans une sanisette place Bleu de Chine.

Une chambre de bonne au sixième.
Parce qu’il n’y a suite aux difficultés éprouvées
pour distribuer le courrier
dans l’immeuble cité en référence
parce qu’il n’y a pas de vécés dans sa chambre.
Ceux sur le palier sont hors d’usage.
Tout est à l’abandon même les vécés
En conséquence il convient d’y apporter
les aménagements suivants.

Pas de concierge.
Au coin de la rue Jaune d’œuf.

La première fois
Jaz les a débouchés.
La deuxième fois aussi.
La troisième fois elle n’a rien fait.
Que quelqu’un d’autre les débouche.

Depuis ce matin Jaz aussi le soupçonne.
Personne n’a pris sur lui de déboucher les vécés.
Non elle les a laissés tels quels.

Mais ils y allaient quand même.
Jusqu’à ce que la cuvette soit pleine et déborde.
Les voisins y allaient toujours malgré cela.
Chacun déposait sa merde où il pouvait.
Ça a alors débordé des vécés
tapissé tout le couloir du palier
dégringolé les marches de l’escalier.
De bas en haut.
Pendant plus de deux semaines.
Du premier au sixième
personne ne se plaignait.
Pourtant de la rue et
même des immeubles alentour
l’odeur était insoutenable.

Très spécial.
Une sorte de no man’s land au milieu de la Cité
étiquetage uniforme et lisible
de tous les noms sur les boîtes
en utilisant les caractères le maire et la police et
ceux qui tiennent les comptes du livre des morts
chacun attend que
tout pourrisse et s’écroule de lui-même.

Mais ils se trompent.
Tant que Jaz y vivra
l’immeuble restera debout.
Je le sais.

Koffi Kwahulé, Jaz [in] La Dame du café d’en face / Jaz, Paris, Théâtrales, 1998, p.57-59.


Document 1
Spécialiste de l’œuvre de Koffi Kwahulé, Gilles Mouëllic met en évidence le rôle central joué par le jazz dans son œuvre.

Gilles Mouëllic : « Lire les pièces de Koffi Kwahulé, c’est apprendre à oublier la signification première des mots pour atteindre une musicalité qui en révèlera l’essence, la chair. Les répétitions, les retours, les rappels, les bifurcations soudaines, tout ce qui fait la spécificité de cette écriture, a pour but de ne pas permettre au lecteur de s’installer dans l’évidence de la compréhension mais de le forcer à se laisser porter par une pulsation rythmique qui tire toujours vers le futur, telle une attente jamais satisfaite. Comme dans le jazz moderne, celui de Thelonious Monk et du saxophoniste John Coltrane en particulier, il n’y a pas de véritable résolution. Chaque note, chaque mot est un choix décisif qui provoque de nouvelles et imprévisibles directions. »

Gilles Mouëllic, « Koffi Kwahulé jazzman » [in] Koffi Kwahulé, Misterioso-119 / Blue-s-cat, Paris, Théâtrales, 2005, p.5-7. Cit. p.6.


Document 2
David Farjon a mis en scène Jaz au théâtre du Lavoir Moderne Parisien en 2008. Pour un compte rendu de cette mise en scène :




Document 3
La Compagnie Les Quatr’Elles a également mis en scène et joué Jaz au théâtre du Lavoir Moderne Parisien. On trouvera des extraits de cette excellente mise en scène :




Biblio express
Corpus
Kwahulé, Koffi, Cette vieille magie noire, Carnières, Lansmann, 1993 ; Il nous faut l’Amérique, Paris, Acoria, 1997 ; La Dame du café d’en face / Jaz, Paris, Théâtrales, 1998 ;Village fou ou les Déconnards, Paris, Acoria, 2000 ;
Big Shoot / P’tite souillure, Paris, Théâtrales, 2000.
Ouvrages
Chalaye, Sylvie, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankenstein, Paris, Théâtrales, 1998.
Chalaye, Sylvie, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.
Mouellic, Gilles, Frères de son. Entretiens avec Koffi Kwahulé, Paris, Théâtrales, 2007.





Cours 4
Langues
Présentation : C’est probablement sur le plan de l’écriture que les dramaturges francophones contemporains, suivant en cela les voies ouvertes par le Suisse Valère Novarina ou le Congolais Sony Labou Tansi, se sont montrés les plus inventifs, en déconstruisant le langage, en jouant avec les mots, en inventant des langues. Comment s’est opérée cette déconstruction ? En quoi consistent les jeux de langue auxquels se sont livrés les dramaturges ? En quoi ont-ils « inventé » de nouvelles langues ? C’est à ces questions et à d’autres que l’on s’appliquera à répondre dans ce cours.

Objectifs : Caractériser les principales marques de la déconstruction du langage ; analyser quelques fantaisies verbales ; étudier les caractéristiques de quelques langues inventées ; analyser leur traitement sur la scène et leur réception.



Texte d’étude : Le Chant du Dire-Dire, par Daniel Danis

Daniel Danis est né en 1962 à Hull. Après avoir été missionnaire en Haïti, il s’intéresse à la danse, au théâtre et compose sa première pièce, Celle-là, qui reçoit trois prix prestigieux. Il écrit ensuite Cendres de cailloux et Le Chant du Dire-Dire qui le placent au rang des dramaturges les plus inventifs et les plus novateurs de sa génération. Dans Le Chant du Dire-Dire, trois frères et une sœur qu’une nuit d’orage a laissés orphelins confient leurs doutes, leurs espoirs et leurs peines à une étrange invention : le Dire-Dire. C’est le début de la pièce.

Le Dire :
Emerger pour le temps des partages
Lente montée de la lumière.

Les Trois (Rock, William et Fred-Gilles). – Doucement, ils ont ouvert leur bouche.
Doucement, le noir. Doucement, la lumière.

Les Trois. – Doucement, ils ont ouvert leurs yeux.
Doucement, le noir. Doucement, la lumière.

Les Trois. – Doucement, ils ont ouvert leurs tympans. Toujours, ils sont reliés-soudés. Depuis toujours. Trois frères et une sœur reliés par un objet, le même, dans leurs mains : le Dire-Dire.
Noir.



Le Dire :
Les traces du chaos dans la maison Durant

Rock. – Tout jeune, aucun d’eux ne parlait. A peine. Parler pour le besoin, tout juste. Pas de nécessité à jaser. La mère, la leur, craignait ce silence.
Les délier, se disait-elle, et à son mari aussi. Les délier pour les entendre, les rendre audibles à ce monde.
La mère, toujours la leur, avait pensé-rêvé à un objet : un jeu. Le père, le leur, l’avait fabriqué, en cuivre.

Fred-Gilles. – Voilà, les enfants, vous direz dans le Dire-Dire et vous aurez des sous pour vos tirelires, qu’avaient dit les parents.

William. – La mère, la nôtre chérie, avait acheté un livre d’images ; sortir de nos bouches des mots. Et, pour les assez joli mots trouvés : un boni, soit de bonbon, soit d’argent sonnant.

Rock. – Après plusieurs années, le jour arriva où tout a commencé, comme si, par le Dire-Dire, on avait appelé du très loin le chaos.

William. – Ce jour-là, justement, la mère, la nôtre, avait dans sa main l’objet.

Fred-Gilles. – « L’heure de manger, les enfants », et dans le ciel de ce midi-là, le cul noir des nuages frôlait la cime des arbres.

Rock. – Le malheur avec son lot de troubles s’en venait chez nous.

Fred-Gilles. – Rock, William, moi-Fred-Gilles, et notre sœur Noema, on était à l’intérieur. On jouait aux cartes et au Dire-Dire, tout l’avant-midi, justement à cause du dehors menaçant.

William. - Le chaos, j’avais eu un boni pour le mot, le chaos avait commencé à tonner-foudroyer. Sur le toit de tôle de la maison, la pluie clouait des gouttes de fer.

Fred-Gilles. – Ce chaos était habillé comme un gant d’horreur par un vent terrible.

William. – Le père, le nôtre, est arrivé par la porte du nord, faisant entrer du même coup une rafale de vent qui s’est précipitée sur la porte du sud, celle du devant, qui était mal enclenchée et qui s’est ouverte en panique.

Fred-Gilles. – On peut le dire, notre petite maison était éventrée, du nord jusqu’au sud et, si ça avait été un ouragan-tornade, nous serions tous dans le ciel encore aujourd’hui.

William. – Les portes grandes battantes, les charnières hurlaient, les rideaux s’arrachaient à leur vie, le toit rougissait sous l’acharnement des gouttes de fer, et le père, l’homme aimé de notre mère, essayait de pousser la porte du nord.
Rock. – Je vais t’aider, papa.

Fred-Gilles. – « Non, reste avec les jeunes », qu’il avait dit juste avant de glisser dans ses bottes mouillées sur le plancher de bois ciré.

William. – Les éclairs tombaient partout. Le père, la gueule tout ouverte, crissait :

Fred-Gilles. – « Ma femme, ferme l’autre porte ! » Et la mère, la voix en débâcle, allait vers la porte du sud, le Dire-Dire dans la main, criant : « Les Enfants, restez là, tous ensemble, soudés l’un  l’autre. »

Rock. – Les tonnerres marchaient en tournant autour de notre si petite maison. Des tonnerres qui mesuraient une cinquantaine d’arbres, l’un par-dessus l’autre, qui pesaient des tonnes de montagnes.
J’étais le plus vieux, à tenir les trois autres attachés à mes bras. Tout vibrait, même les petites fenêtres de nos yeux, les murs de nos peaux, la cave de nos peurs.

William. – Je criais : Restons soudés ensemble.
Est-ce que la mère, la nôtre, avait voulu dire à jamais ?

Daniel Danis, Le Chant du Dire-Dire, Paris, L’Arche, 2000, « Scène ouverte », p.15-18.



Document 1
Le Chant du Dire-Dire a notamment été monté à La Virgule, le Centre Transfrontalier de Création Théâtrale de Tourcoing / Mouscron par Nicolas Ory en 2004. C’est en ces termes qu’il parle de la pièce :

« L’univers de l’auteur du Chant du Dire-Dire, Daniel Danis, est tout à fait singulier : entremêlant les niveaux de lecture, croisant les récits, court-circuitant les émotions, il semble construire ses personnages à partir de leur voyage mental. Très libres dans la forme, ses textes d’un abord facile emmènent subtilement les spectateurs au-delà des rives du naturel et du réalisme pour proposer des architectures baroques où l'ensemble d'un travail d'écrivain apparaît dans l'audace des correspondances et ellipses qu'il utilise pour bâtir un ensemble significatif. Un journaliste du Devoir le décrit ainsi : « Cet auteur qui semble surgir pour ainsi dire de nulle part, écrit un théâtre qui parle au cœur et à l'âme, un théâtre qui nous met en présence de personnages à la fois naïfs et plus grands que nature dans une langue haletante et suggestive. Un monde. »



Document 2
On pourra visionner des extraits de la mise en scène du Chant du Dire-Dire jouée par la Compagnie du Tanit aux adresses suivantes :





Document 3
Pour mieux découvrir et appréhender le théâtre de Daniel Danis, on visionnera l’un de ses entretiens, consacré à la part dévolue au arts numériques au vingt-et-unième siècle, à l’adresse suivante :




Biblio express
Corpus
Danis, Daniel, Le Chant du Dire-Dire, Paris, L’Arche, 2000 ; La Langue-à-langue des chiens de roche, Paris, L’Arche, 2001 ; E, Paris, L’Arche, 2004 ; Kiwi, Paris, L’Arche, 2007.
Ouvrages et articles
David, Gilbert, « Le langue-à-langue de Daniel Danis : une parole au corps à corps », Etudes françaises, vol.43, n°1, 2007, p.63-81.
Moss, Jane, « Daniel Danis et la dramaturgie de la parole » [in] Bednarsky, Betty et Oore, Irène, dirs., Nouveaux regards sur le théâtre québécois, Montréal / Halifax, XYZ / Dalhousie French Studies, 1997, p.117-128.
Tremblay, Isabelle, « La narrativité dans la dramaturgie québécoise des années 1990 : aperçu du phénomène à travers des textes de Daniel Danis, de René-Daniel Dubois et de Larry Tremblay », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2002, 139 f.





Cours 5
Synthèses et mises en espace
Présentation : Nos trois premières séances, consacrées aux héritages, ruptures et renouvellements dans le théâtre francophone contemporain, ont principalement consisté en des lectures, analyses et commentaires de textes et documents. Cette séance fera la part belle à la pratique. Comment dire ces textes ? Comment les mettre en espace ? Comment les mettre en scène ? C’est à ces questions que vous allez répondre en mettant en espace l’un des textes étudiés de votre choix.

Objectifs : Appréhender la lecture, la mise en espace et la mise en scène de textes contemporains par le jeu scénique.



Document 1
Metteur en scène de Salina de Laurent Gaudé, Vincent Goethals commente en ces termes le rapport que les comédiens doivent entretenir à la langue et au corps :

Vincent Goethals : « Je demande principalement aux acteurs de se laisser traverser par la langue. Ils doivent donc être très physiques, car la langue ne doit pas passer que par la tête, elle fait sens aussi avec le corps et fait mouvoir l’acteur. Je collabore beaucoup avec des chorégraphes pour le rythme, la respiration. Comme la langue tragique a besoin d’une certaine ampleur, il faut également travailler l’articulation, ainsi que le frappé et la sonorité des mots, le rythme, le suspens, un peu comme un musicien. En plus de ce travail formel, je demande aussi aux acteurs de s’investir émotionnellement… »

Vincent Goethals, « Interview », Salina, Paris, Magnard, 2009, « Classiques & contemporains ». Pour l’interview en intégralité :




Document 2
Metteur en scène de Jaz de Koffi Kwahulé, Nabil El Azan revient sur sa première rencontre avec l’auteur ivoirien et sur sa conception de la mise en scène de sa pièce :

Nabil El Azan : « Lorsque j’ai dit à Koffi Kwahulé que ce qui m’avait frappé dans son écriture était sa langue, il est parti d’un franc rire avant de me lancer : « Ah bon ! » C’était lors de notre premier face à face, il n’y a pas très longtemps. Je venais de lire Jaz –j’étais encore sous le choc de Jaz, je devrais dire. Sur le coup, je ne savais pas trop quoi penser ni de ce rire ni de ce ah bon ! J’y ai cherché des signes de malice, de contentement ou de moquerie, en vain. Tout au plus y pointait un brin d’étonnement, et encore… Bon, alors, jaz, qui, comment est-elle ? Je craignais un autre franc rire, ce fut pire : « Elle est ce que toi, metteur en scène, voudras qu’elle soit. Elle est blanche, noire ou jaune… Elle a vingt, trente ou quarante ans… » Il n’y avait pas la moindre afféterie ni aucune dérobade de sa part. Seulement l’affirmation sinon d’un non savoir, au moins celle d’une incomplétude. Une affirmation en parfaite adéquation dans le fond avec son écriture théâtrale. Où l’incomplétude imprègne tout : personnages, discours, situations. »

Nabil El Azan, « Préface » [in] Koffi Kwahulé, Jaz [in] La Dame du café d’en face / Jaz, Paris, Théâtrales, 1998, p.6-7. Cit. p.6.



Document 3
Maria Sapinho a mis en scène Le Chant du Dire-Dire de Daniel Danis en 2008. Dans ses « Notes de mise en scène », elle revient sur sa découverte de ce texte et de son auteur.

Maria Sapinho : « Dans Le Chant du Dire-Dire, la mémoire se confond avec la parole et devient l’unique matière du souvenir. Nous décidons de faire intervenir photos, enregistrements comme autant de preuves concrètes de l’histoire de ces quatre personnages. Qu’ils soient ou non matériellement présents. Jouer ce texte c’est avant tout emprunter le regard d’un anthropologue. Que serions nous si nous n’étions reliés au monde que par une télévision, si nous ne savions même pas que la lune est immense mais qu’on la voit toute petite parce qu’elle est loin, qu’un éclair et un coup de tonnerre ne sont qu’en fait une seule et même chose ? Mettre en scène Le Chant du Dire-Dire c’est avant tout se confronter à un texte contemporain. Faut-il chercher à résoudre un texte aussi énigmatique que celui-là ? Tadeusz Kantor dans sa démarche originale, disait avec ironie lorsqu’il a présenté ses premiers travaux sur Witkiewicz : « Je travaille avec Witkiewicz ». Nous tentons de réfléchir à ce parti pris en questionnant le texte, par le plateau, quitte à lui faire passer un mauvais quart d’heure. Car il s’agit avant tout de matière vivante. »



Biblio express
Ouvrages
Brasseur, Patrice, et al., Théâtres de la marge. Mises en scène de la marge à l’époque contemporains, Paris, L’Harmattan, 2008.
Pavis, Patrice, La Mise en scène contemporaine. Origines, tendances, perspectives, Paris, Armand Colin, 2008.
Simonot, Michel, De l’écriture à la scène : des écritures contemporaines aux lieux de représentation, Paris, Théâtres-Écritures, 2001.





Cours 6
Solitudes partagées
Présentation : On a vu l’importance dévolue au monologue dans le théâtre contemporain. Idéale pour exprimer et révéler les conflits intérieurs, elle traduit aussi une réalité de notre modernité : les incertitudes du moi et de l’individu auquel chacun semble de plus en plus être confronté seul. Les rencontres de ces solitudes tourmentées ont, ces dernières années, donné lieu à des textes puissants. Comment dire les incertitudes du moi ? dire l’indicible ? taire les secrets quoi qu’il en coûte ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on s’efforcera de répondre dans ce cours.

Objectifs : Appréhender les formes et enjeux des écritures du moi dans le dialogue ; décrypter l’intime ; analyser le non-dit.



Texte d’étude : Les Muses orphelines, par Michel-Marc Bouchard, 2000.

Michel Marc Bouchard est né au Lac Saint-Jean, au Québec, en 1958. Il s’est fait connaître avec une pièce à la poésie singulière : Les Feluettes ou la Répétition d’un drame romantique avant de continuer de déployer son imaginaire avec des textes comme Les Muses orphelines, L’Histoire de l’oie, Le Voyage du couronnement, Le Chemin des passes dangereuses ou encore Les Manuscrits du déluge, qui ont été lus, mis en espace ou créés un peu partout dans le monde et traduits en une dizaine de langues. Cette scène est la première des Muses orphelines qui voit se retrouver après des années de séparation, de non-dits et de souffrances tues, deux sœurs et leur frère.

Scène 1
Le Samedi Saint. Fin d’après midi.
Catherine, grillant une cigarette, faisant l’inventaire d’une valise de femme.

Catherine. – Trois foulards, trois foulards rouges, deux blouses à motifs…

Isabelle (entrant avec un sac). – J’ai oublié l’heure.

Catherine (éteignant sa cigarette en cachette). – La porte ! maudit sable ! Veux-tu nous voir un jour enterrées vives ?

Isabelle. – Une demi-heure, il faut, pour venir du village à pied.

Catherine. – Faire le ménage ici, ça ne revient pas à balayer, mais à carrément pelleter !

Isabelle. – J’ai ton jambon. J’ai oublié l’heure. Ça arrive.

Catherine. – Vingt-sept ans et incapable de fermer les portes. Qu’est-ce que tu attends pour te décider à la fermer, cette porte ? Que la savane en entière envahisse la maison ? Oh ! l’héritage est joli ! Dix acres de sable et une maison plantée au faîte d’un coteau. Son calvaire, disait maman. Dix acres de sable, du vent, du froid et une fille de vingt-sept ans incapable de fermer les portes !

Isabelle. – J’ai ton jambon.

Catherine. – Donne la monnaie.

Isabelle. – Le jambon faisait une piastre vingt-trois. Tu m’as donné une piastre cinquante. Tes vingt-sept cennes. (Elle les donne à Catherine) Cours vite les cacher ! Il me faudra bientôt un fusil. Promener des grosses sommes comme ça dans ce marécage désolé, c’est imprudent.

Catherine. – Pense à me donner ta paye pour ta pension. Tu as du retard. Une… trois… six paires de bas : les rouges, les bleus…

Isabelle. – Personne n’est venu pendant que j’étais partie ?

Catherine. – Fais marcher ta tête ! Une voiture passant par ici c’est tout un événement.

Isabelle. – Catherine tu m’énerves. J’ai oublié l’heure, là !

Catherine. – Et tu vas dehors, dans cette tenue ! En plein dégel ! « En avril, ne te découvre pas d’un fil ».

Isabelle. – « … En mai, reste enfermé… Juin, juillet, août, fais pas le fou… Et tâche d’être encore vert pour l’hiver. » Tu dois les faire bien rigoler tes élèves !

Catherine. – Si maman t’entendait.

Isabelle. – Elle m’entend. Va. Elle m’entend.

Catherine. - La porte ! (Isabelle referme la porte, mais regarde toujours à l’extérieur) Deux éventails… J’ai beau compter, compter et recompter, il manque toujours la jupe espagnole.

Isabelle. – C’est lui qui l’a.

Catherine. – Il n’est pas allé au village en jupe ! Je ne l’ai pas vu sortir.

Isabelle. – pourquoi tu tries les habits de maman ?

Catherine. – Il n’y est pas allé, réponds !

Isabelle. – Je déteste quand tu me réponds par une question ! Non, il n’y est pas allé. Il est dans la savane. Je l’ai vu. Il écrit. Pourquoi est-ce qu’il fallait que je sois là avant souper ?

Catherine. – Tu vas retourner au village.

Isabelle. – Je ne suis pas un cheval ! Prends l’auto.

Catherine. – J’ai le jambon à cuire !

Isabelle. – J’attends quelqu’un.

Catherine. – Qui ça ?

Isabelle. – Quelqu’un.

Catherine. – Tu vas aller porter tout ça au comptoir populaire. Je ne pouvais pas te donner la valise tout à l’heure. Il était là.

Isabelle. – Pourquoi on se gênerait évidemment maintenant qu’il n’y est pas ! Et qui se fera engueuler quand il saura que j’ai bazardé les affaires de maman ? Moi !

Catherine. –Fais ce que je te dis. Il ne devrait plus tarder. Il n’entrera pas en crise si c’est toi. Je l’avais prévenu : je fais tout disparaître si tu mets les pieds dehors. Il peut se déguiser autant que ça lui plaît, mais ici. Chez nous !

Isabelle. – ça fait trois ans qu’ils ne lui ont pas vu la face dans le coin.

Catherine. – Il repartira, il oubliera…

Isabelle. – Fais un effort, tâche de ne pas lui tomber dessus.

Catherine. - … mais toi et moi on est toutes les deux condamnées à vivre ici, dans ce monde à la mémoire aussi longue qu’un livre d’histoire.

Isabelle. – Il dit qu’on l’inspire. Il dit qu’on est des muses. Des muses, c’est des femmes qui aident quelqu’un à trouver des idées. C’est lui qui le dit. Il dit qu’on va l’aider à finir son livre. Correspondance d’une reine d’Espagne à son fils.

Catherine. – Allons donc ! Il y a dix ans au moins que ce livre est en chantier ! Quand je dis dix ans ! Il en avait onze le jour où je lui ai dit qu’il ferait mieux d’écrire tout ce qui lui passe par la tête plutôt que de se fagoter comme maman. J’aurais dû être moins compréhensive, tiens ! Une bonne paire de taloches et la valise aux pauvres ! Pars avant qu’il revienne ! Allez, cours !

Michel-Marc Bouchard, Les Muses orphelines, Paris, Théâtrales, 2006 (1988), p.7-9.



Document 1
On pourra visionner un collage de scènes des Feluettes ou la Répétition d’un drame romantique joué par la troupe NACEO à Montréal en 2009 à l’adresse suivante :




Document 2
On pourra visionner un extrait des Muses orphelines mises en scène par Frédéric Antoine Guimond au Théâtre Ambulant des Laurentides en 2008 à l’adresse suivante :




Document3
On pourra visionner un extrait du Chemin des passes dangereuses mis en scène par Laurence Despez à la manufacture des Abbesses à Paris en 2008 à l’adresse suivante :




Biblio express
Corpus
Bouchard, Michel Marc, Les Feluettes ou la Répétition d’un drame romantique, Montréal, Leméac, 1987 ; Les Muses orphelines, Montréal, Leméac, 1987 et Paris, Théâtrales, 1994 ; L’Histoire de l’oie, Montréal, Leméac, 1990 et Paris, Théâtrales, 2000 ; Le Chemin des passes dangereuses, Montréal, Leméac, 1998 et Paris, Théâtrales, 1998 ; Les Manuscrits du déluge, Montréal, Leméac, 2003 et Paris, Théâtrales, 2006.
Ouvrages et articles
Bednarsky, Betty et Oore, Irène, dirs., Nouveaux regards sur le théâtre québécois, Montréal / Halifax, XYZ / Dalhousie French Studies, 1997, p.117-128.
Lizotte, Audrey, « Daniel Danis et Michel Marc Bouchard : regards croisés sur une même réalité », Québec français, no 146, 2007, p. 38-41.





Cours 7
Le corps et la lettre
Présentation : Du fait des multiples bouleversements qu’a connus la mise en scène au cours de ces soixante-dix dernières années, le corps a pris une place prépondérante dans le théâtre contemporain, de la fable jusque dans la disposition du texte sur la page, oscillant de l’anéantissement à l’exaltation. Quels sont les traitements dévolus au corps ? En quoi consistent les transfigurations ? Qu’est-ce que ces anéantissements ou ces exaltations du corps disent sur notre temps ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce cours.
  
Objectifs : Analyser quelques transfigurations du corps ; comprendre le sens de l’anéantissement et de l’exaltation du corps sur la scène.



Texte d’étude : Les Guerriers, par Philippe Minyana, 1991.

Philippe Minyana est né en 1946 à Besançon. Explorateur des intimités en souffrance, son théâtre se caractérise par une écriture exigeante. Auteur associé au Théâtre Dijon-Bourgogne durant plusieurs années,  il est l’auteur d’une trentaine de pièces parmi lesquelles figurent Où vas-tu Jérémie ? Volcan, Inventaires, Drames brefs, J’ai remonté la rue et j’ai croisé des fantômes… Ses pièces ont été traduites et créées un peu partout dans le monde. Les Guerriers racontent les retrouvailles entre trois hommes de retour de la guerre et la femme qu’ils ont aimée…

C’est juste après la guerre.
Taupin (C’est « celui qui creuse, il s’adresse sans doute au public). – J’ai des poignets très fins presque grêles hélas et ç’a été terrible pour moi de creuser il a bien fallu j’ai creusé comme ça pendant deux ans au moins de l’Artois à la Macédoine de la Prusse orientale aux Carpates non bien sûr je n’ai pas creusé autant mais il me semblait souvent que je ne faisais que ça : creuser et quand je ne creusais pas c’était que j’avais le choléra ou la dysenterie puisque j’ai eu le choléra et aussi la dysenterie et c’est parce que j’ai creusé autant et que cette dysenterie me tenait souvent les fesses à l’air que mon destin s’est inscrit de façon implacable je raconterai l’horrible événement qui a défiguré ma vie mon destin n’est pas digne de moi qui place toute chose le plus haut possible alors que mon destin m’a sauté dessus le plus le plus bas possible en tout cas de la façon la plus scandaleuse puisque c’était dans la position que je dis les fesses à l’air dans cette horrible convulsion intestinale dans un état tel d’affolement qui m’a fait défier involontairement la ligne de mire de l’ennemi et l’ennemi n’a pas hésité à me mutiler j’ai été blessé souvent notamment à la jambe mon tibia était à l’air j’ai craint la gangrène et c’est mon ami le cordonnier qui l’a eue la gangrène nous jouions aux cartes le cordonnier et moi dans un de ces trous que j’avais creusés et nous y vivions dans ces trous et il y en avait de ces trous il y en avait tous les soldats en creusaient ils étaient comme des tombeaux et ne sont-ils pas souvent devenus des tombeaux ? Et un obus a éclaté la jambe du cordonnier a fait un vol plané et il a regardé sa jambe et il a fait : oh je crois que c’est ma jambe le temps que les brancardiers puissent l’évacuer la mitraille ne cessait pas la gangrène s’y était mise et le cordonnier puait du moignon j’ignorais beaucoup de choses de la vie je fus très secoué j’aimais beaucoup le cordonnier ! Et je creusais toujours je creusais la nuit je creusais le jour mon premier mort ami était un charcutier très beau avec un œil grand ouvert l’autre fermé et il tirait la langue ses bras étaient de la bouillie et c’était le mois d’août mais c’était la guerre je marchais en respirant l’odeur des foins quand je vois cet œil ouvert cette langue tirée et je me suis dit : ça y est ça devait arriver en voilà un et c’est mon ami le charcutier je me suis approché et j’ai vu qu’il riait le dessus de son crâne avait volé comme un dessus d’œuf à la coque décapité j’avoue que j’évitais de regarder l’endroit des pauvres bras qui ressemblaient à des serpillères sanguinolentes le charcutier empestait aussi mais autant le cordonnier m’incommodait autant le charcutier me fascinait ah l’odeur de la mort comme elle est légère et troublante la même que celle de l’eau du vase où il y a des lilas […] »

Philippe Minyana, Les Guerriers [in] Les Guerriers / Volcan / Où vas-tu Jérémie ? Paris, Théâtrales, 1993, p.11-12.



Document 1
Pour mieux découvrir et appréhender le théâtre de Philippe Minyana, on visionnera l’un de ses entretiens, consacré à la lecture faite par Judith Magre de Texte nu, à l’adresse suivante :




Document 2
On pourra visionner un extrait des Guerriers mis en scène par Laurent Delvert au Théâtre de Bar-le-Duc en 2010 à l’adresse suivante :




Document 3
On pourra visionner un extrait des Métamorphoses (La Petite dans la forêt profonde) mises en scène au Théâtre Ambulant de Gennevilliers en 2008 à l’adresse suivante :




Biblio express
Corpus
Minyana, Philippe, Inventaires, Paris, Théâtrales, 1993 ; Les Guerriers / Volcan / Où vas-tu Jérémie ? Paris, Théâtrales, 1993 ; Drames brefs, Paris, Théâtrales, 1995 ; J’ai remonté la rue et j’ai croisé des fantômes, Paris, Théâtrales, 2008.
Ouvrages et vidéos
Corvin, Michel, Philippe Minyana ou la Parole visible, Paris, Théâtrales, 2000.
Cros, Jean-Louis, Philippe Minyana, auteur de théâtre, Paris, Théâtrales, 1996, vidéo.





Cours 8
Morceaux d'humanité
Présentation : Les thèmes traités par les dramaturgies francophones contemporaines –même s’ils le sont parfois avec humour- ne sont pas réjouissants. Les relations humaines, leur absence, ou la difficulté d’en tisser figurent parmi les thématiques de prédilection des dramaturges. Pourquoi, à l’heure d’internet et de la mondialisation, est-il aussi difficile d’entrer en contact avec les autres ? de communiquer ? d’établir une relation ? de la maintenir lorsqu’elle est établie ? Qu’est-ce que ces difficultés disent sur notre monde, sur notre humanité ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce cours.  

Objectifs : Analyser le traitement dévolu aux relations humaines, à la communication et à l’incommunicabilité dans les dramaturgies francophones contemporaines.



Texte d’étude : Cannibales, par José Pliya, 2004.

José Pliya est né en 1966 au Bénin. Comédien, dramaturge, metteur en scène, animateur d’ateliers d’écriture dramatique, il dirige aujourd’hui l’Art’chipel, la scène nationale de la Guadeloupe. Il est l’auteur d’une quinzaine de pièces parmi lesquelles figurent Le Masque de Sika, Cannibales, Pudeur (interdit aux moins de 16 ans, Les Effracteurs, Nous étions assis sur le rivage du monde, Le Complexe de Thénardier, Miserere, La Sœur de Zarathoustra… Ses pièces ont été traduites et créées dans de nombreux pays. Dans Cannibales, trois femmes sont assises chacune sur un banc. L’enfant de l’une d’elles a disparu…

Christine. – Ma fille a disparu. Madame, je ne veux pas vous importuner car je vous vois partie dans vos pensées. S’il est une chose que je réprouve et à laquelle je me refuse, c’est bien l’action qui consiste à déranger toute personne ou toute femme assise sur un banc dans un jardin public, la tête renversée, perdue dans ses pensées. Mais comprenez, ma fille a disparu. Et il faut bien une raison de cette nature pour que j’ose quitter ma place pour venir jusqu’à vous pour vous parler. Cette parole que je vous adresse et qui s’immisce brutalement dans le long cours de vos pensées, je vous promets de la faire brève, aussi brève que le temps que je vous demande de m’accorder pour l’entendre et me répondre. Ma fille a disparu. Après, je m’éloignerai et vous pourrez reprendre votre rêverie au point où je l’ai interrompue. Vous la retrouverez aisément, j’en suis persuadée. Parce qu’il doit être doux votre abandon, ou tendre, ou même câlin, et il suffit pour s’en convaincre de voir cette manière que vous avez de rêver et ce sourire d’enfance dans vos yeux. Vous la retrouverez et vous ne me tiendrez pas rigueur de cette question : ma fille a disparu.

Nicole. – Madame, nous sommes dans un parc de plus de mille hectares. C’est un parc ouvert, un parc municipal. L’hôtel de ville a pris grand soin de l’agencer en large pour contenter tous les contribuables. Il y a dans ce parc six fontaines de dimensions variables dont les jets cristallins montent dans les airs, au même moment, à même hauteur. Il y a dans ce parc douze bassins aux eaux artificielles, bondés de nénuphars où nagent des cygnes blancs que les vieillards abreuvent de pain de mie rassis. Il y a dans ce parc, Madame, quelques centaines d’allées correctement bornées par des compositions florales, qui font le ravissement des vieilles et le désappointement des chiens et plus encore des maîtres-chiens qui ne peuvent y folâtrer. A intervalles réguliers, on compte dans ce parc autant de bancs publics que de passantes tant il est vrai qu’elles ont besoin, bien plus que les vieillards, les vieilles ou les chiens, de s’y asseoir pour reposer leurs ventres, surtout en cette saison. C’est donc un parc somme toute classique, où la pelouse vert caraïbe pique-nique avec les jeux, les bruits, les rires des enfants. Je n’aime pas les enfants. Voilà pourquoi, Madame, j’ai choisi cette contre-allée, la plus obscure, la plus verdâtre, la moins familiale. Et j’ai choisi ce banc, le plus excentré, le plus esseulé, le moins attirant pour vous tenir à distance, vous et vos semblables, les importuns, les vieillards et les vieilles. Pour éviter les femmes qui ont perdu leur gosse ou bien leur chien et qui sans prévenir viennent troubler ma réflexion et puis la commenter et puis la supposer heureuse. Je vous en tiens rigueur et je vous le répète : je n’aime pas les enfants. Madame.

Christine. – Mademoiselle, mademoiselle Christine. Pardon. Je sais ce qu’il en coûte d’être réveillé comme ça, à l’impromptu, au beau milieu d’un rêve. Le retour au soleil est bien désagréable. Je sais. Tenez : je me suis assoupie quelques secondes, quelques minutes peut-être et je puis vous assurer qu’elle était bonne cette sieste improvisée de fin d’après-midi, assise sur un banc à l’autre bout du parc, où je rêvais d’elle, ma petite fille. Je me réveille, ma fille a disparu. Le retour au soleil est bien désagréable. Nous sommes arrivées il y a une heure, ou peut-être un peu plus, ou peut-être un peu moins. Nous nous sommes assises là, sur le banc du milieu. Il n’y avait personne. Il faisait bon. Nous lui avons trouvé du charme à ce recoin du parc. L’air y est doux, les arbres s’y négligent, l’écaille des bancs se décompose. Un bout de jardin oublié depuis l’automne. Nous avons joué, je ne sais plus à quoi mais nous avons joué et moi, j’entends encore son rire se détacher de la clameur des autres enfants là-bas, derrière, au loin. Elle a eu chaud. Nous avons bu. A mon réveil, elle avait disparu et vous, vous étiez là, assise sur votre banc, comme une apparition. Alors moi, je me dis que peut-être, peut-être qu’en arrivant, avant de vous asseoir, avant que de partir dans cette posture lointaine où je vous vois, vous avez remarqué une fille et sa mère endormie, qui rêvait de sa fille. Peut-être avez-vous vu ma fille.

José Pliya, Cannibales, Paris, L’Avant-Scène théâtre, 2004, « Quatre-vents », p.15-18



Document 1
Pour mieux se familiariser avec l’univers de l’auteur, on se rendra sur son site à l’adresse suivante :




Document 2
Pour mieux découvrir et appréhender le théâtre de José Pliya, on visionnera un extrait de la mise en scène du Ccomplexe de Thénardier par Denis Marleau, présentée au Théâtre GO en janvier-février 2009, à l’adresse suivante :




Biblio express
Corpus
Pliya, José, Cannibales / Pudeur (interdit aux moins de 16 ans), Paris, L’Avant-Scène théâtre, 2004, « Quatre-vents » ; La Sœur de Zarathoustra, Paris, L’Avant-Scène théâtre, 2009, « Quatre-vents » ; Le Complexe de Thénardier / Mise-rere, Paris, L’Avant-Scène théâtre, 2009, « Quatre-vents ».
Ouvrages et vidéos
Chalaye, Sylvie, Dramaturgies d’Afrique noire en dix parcours, Carnières, Lansmann, 2002.
Chalaye, Sylvie, Afrique noire et dramaturgies contempo-raines : le syndrome Frankenstein, Paris, Théâtrales, 2004.
Chalaye, Sylvie, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, Rennes, PUR, 2004.





Cours 9
Synthèses et mises en espace
Nos trois dernières séances, consacrées aux écritures de l’intime dans le théâtre francophone contemporain, ont principalement consisté en des lectures, analyses et commentaires de textes et documents. Cette séance fera la part belle à la pratique. Comment dire ces textes ? Comment les mettre en espace ? Comment les mettre en scène ? C’est à ces questions que vous allez répondre en mettant en espace l’un des textes étudiés de votre choix.

Objectifs : Appréhender la lecture, la mise en espace et la mise en scène de textes contemporains par le jeu scénique.



Document 1
Sur Les Muses orphelines, on pourra visionner un extrait de la mise en scène réalisée par la compagnie l’Est Trévagué au théâtre Les Bambous à Saint-Benoît en avril 2010 à l’adresse suivante :




Document 2
Metteur en scène accompagnant Philippe Minyana depuis plus de vingt ans maintenant, Robert Cantarella revient sur le rapport entre l’écriture et la voix de l’acteur dans le travail du dramaturge.

Robert Cantarella : « Un écrivain de théâtre, et pour le moment exclusivement de théâtre, écrit dans l’attente d’une haute voix. Une écriture en demi-sommeil, en « attente d’être dite ». Il cultive la parole en creux : les grains, les rythmes, les tessitures, les attaques, les mélopées, les tics. Surtout il pense à l’histoire de cette voix et au corps qui la prolonge. Il se met à la place, dans la gorge. Il emprunte des voix d’acteurs et de non acteurs pour trouver le courant de son écriture. Par exemple Philippe Minyana. Au moment du flux des Guerriers, il avait en tête à la fois le chant d’une diction singulière (un nom propre) et d’autres paroles enregistrées qui le guidaient vers l’issue, vers l’arrachement. »

Robert Cantarella, « La Force des choses » [in] Philippe Minyana, Les Guerriers / Volcan / Où vas-tu Jérémie ? Paris, Théâtrales, 1993, p.7-8. Cit. p.7.

On pourra visionner un extrait des Petits aquariums de Philippe Minyana, interprété par Nathalie Ganem en 2010, à l’adresse suivante :




Document 3
Metteur en scène de la création de Cannibales, Jacques Martial revient sur la spécificité de la langue de José Pliya dans sa préface : « Une pièce écrite à l’encre de sang ».

Jacques Martial : « Parfois, nous oublions que les dieux existent. Peut-être les ayant oubliés, pensons-nous les avoir fait disparaître à jamais. Mais alors que nous pourrions les croire morts définitivement, ils se rappellent à nous, répondant à un appel qu’on ne pensait pas avoir lancé… Cannibales ! Trois femmes sont assises sur trois bancs dans un jardin municipal. Le jardin est vaste. A côté d’une des femmes, un landau. Tout pourrait être calme et tranquille si un cri ne retentissait : « Ma fille a disparu »… Quel est ce jardin ? Quel est cet éden ? Quel est cet enfer ? Quel est ce landau ? Et quelles sont ces femmes ? Quel est ce théâtre sur lequel s’accomplit quel rite ? Avec Cannibales, José Pliya nous livre une pièce écrite à l’encre de sang. Maîtrisant comme jamais son art de la dramaturgie, il trouve ici plus qu’ailleurs la résonance subtile qui accorde élégance de la langue et poids du drame. Sans nous avertir, il invente un nouveau jeu de miroirs déformants dont les reflets et les paradoxes éveillent dans un même moment notre jubilation et notre effroi. »

Jacques Martial, « Une pièce écrite à l’encre de sang » [in] José Pliya, Cannibales / Pudeur, Paris, Théâtrales, 2004, p.7-9. Cit. p.7-8.

On pourra visionner un extrait de Quêtes de José Pliya, mis en scène par l’auteur et interprété par Stephen Elsesser et Katina Mitchell au Center of Arts de Middlebury College en août 2008, à l’adresse suivante :




Biblio express
Ouvrages
Brasseur, Patrice, et al., Théâtres de la marge. Mises en scène de la marge à l’époque contemporains, Paris, L’Harmattan, 2008.
Pavis, Patrice, La Mise en scène contemporaine. Origines, tendances, perspectives, Paris, Armand Colin, 2008.
Simonot, Michel, De l’écriture à la scène : des écritures contemporaines aux lieux de représentation, Paris, Théâtres-Écritures, 2001.





Cours 10
Déchirements
Présentation : Après une première partie de cours consacrée aux héritages, ruptures et renouvellements dans les invariants, les thématiques et la langue, et une seconde partie consacrée aux dramaturgies du moi et de l’intime, cette troisième partie du cours, intitulée le bruit et la fureur, va porter sur les déchirements et violences qui agitent notre monde. De tout temps, le conflit est au cœur du théâtre. De conflits, il va être beaucoup question dans puisqu’on va traiter des conflits religieux et idéologiques, des conflits opposant les tenants de la tradition à leurs opposants, et d’autres conflits encore. Quels conflits sont traités et sous quelle forme ? Comment dire la violence du monde ? Comme dire l’indicible ? Bref, comment les dramaturgies francophones contemporaines rendent-elles compte du bruit et de la fureur du monde ?     

Objectifs : Analyser le traitement des conflits et de la violence, le traitement de l’indicible dans les dramaturgies francophones contemporaines.



Texte d’étude : Terre sainte, par Mohamed Kacimi, 2006.

Mohammed Kacimi est né en 1955 en Algérie. Dramaturge, il est l’auteur de plusieurs pièces traitant de la décolonisation et de l’impact des conflits religieux sur les individus, parmi lesquelles figurent notamment : 1962 (1998), La Confession d’Abraham (1999), Terre Sainte (2006), Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter (2006) et Nuits à Bagdad (2007). Cet texte est extrait de Terre sainte.



Une ville en état de siège. On entend la mer de partout, mais personne ne peut y mettre les pieds. Il y a un ciel chauffé à blanc, occupé par des nuées de corbeaux. Dans la ville blanche, il n’y a pas de couleurs, pas de sable, pas d’accents, pas de parfums, pas de visages et pas de costumes étrangers. Il n’y a non plus ni arak, ni pistaches, ni narguilé,  ni glaçons, encore moins de l’eau. Il ne reste qu’un vieux jeu de cartes.  Ni les soldats, ni les barbelés, ni la guerre ne sont visibles à l’œil nu.

1

Imen. – Mais foutez-moi la  paix !


Ian.  Ouvrez, ouvrez.


Imen. – Je vais crever à force d’ouvrir.

Ian.  Ouvrez, pour la dernière fois, ouvrez.

Entre Ian, très calme, il parcourt lentement la pièce.

Ian.  Qui a mis le feu ?

Imen. – Quel feu ?

Ian.  Qui a mis le feu aux pneus ?

Imen. – Je veux dormir, dormir rien qu’une fois pour de vrai.

Ian.  Et le drapeau, qui a mis le feu au drapeau ?

Imen. – Quel drapeau ?

Ian.  Notre drapeau.

Imen. – Votre drapeau, ça ne me regarde pas.

Ian.  C’est quoi ça ?

Imen. – Le sac ? Des photos de ma mère.

Ian.  Non, pas avec les mains, ne bouge pas, mets-toi là, enlève tes chaussures, prends doucement le sac avec le pied droit, tire-le, il est fermé ? mets tes orteils dans les poignées, écarte doucement les jambes, voilà, c’est bon, il tire du sac des photos… C’est elle ? C’est la toubib ?


Imen. – Oui.

Ian.  Elle est où ?

Imen. – Elle a disparu hier.

Ian.  Regarde de nouveau la photo. Elle a disparu où ?

Imen. – Au check-point.

Ian.  Y a pas eu de mort au check-point, hier.

Imen. – J’ai dit disparue.

Ian.  Ton père, il est où ?

Imen. – Chez vous.

Ian.  Il en a pour combien ?

Imen. – A vie.

Ian.  Tant pis pour lui. Elle était bien foutue. Il range une des photos dans sa poche.

Imen. – Tente de lui arracher la photo. Rendez-moi ma photo.

Ian.  Pourquoi tu as peur ? Je suis un gentil garçon. Pourquoi tu me regardes comme ça, je n'aime pas ça, ce regard noir. Qu’est-ce qu’il y a dans ces yeux noirs, tu peux me dire ce qu’il y a dedans ?

Imen. –  Y a rien, y a rien dedans, y a rien, y a que des cernes, y a que la télévision, c’est tout, que des bêtises dans les yeux, que des clips, y a que des clips de Soap Kills dans mes yeux.

Ian.  Quand quelqu’un a des yeux noirs c’est qu’il est pas clair, pas clair du tout. Arrête de me fixer comme ça. Je vais te les arracher tes yeux, je vais les prendre entre mes doigts, je vais les faire péter comme une noix pour voir ce qu’il y a dedans. Tu connais Stravinsky ?

Imen. – Stravinsky ?

Ian.  Tu n’aimes pas la musique, ça se voit dans tes yeux, tes yeux, je vais les faire exploser comme une tirelire, pour voir ce qu’il y a dans le ventre de ton petit cochon. Arrête de trembler, je te dis, je suis un gentil garçon. Il lui rend la photo… C’est quoi ces taches de sang par terre?
Imen. – C’est le sang de Jésus.

Ian.  Tu te fous de ma gueule ?

Imen. – C’est Jésus, mon chat, mon chat de gouttière. Il a sauté sur la tourelle du char qui est en bas de la maison, il a griffé  la tourelle du blindé, le soldat a eu très peur, il est sorti furieux du char, il a pris Jésus. D’une main, il lui a brisé une patte, comme ça comme une paille, j’ai emmené Jésus chez le vétérinaire, il lui a arraché les griffes, et il lui a mis des pansements. Depuis, Jésus a pété les plombs, il court partout, il cogne ses pattes partout, il laisse partout des taches de sang, sur mon lit, par terre, sur mes vêtements.

Ian.  Il est où ce Jésus qui fout du sang partout ?

Imen. – Chez Alia ma voisine, la sage-femme.

Ian.  Je vais voir ça.

Imen. – Pourquoi vous avez peur des chats ?

Ian.  Nous aussi on a le droit d'avoir la trouille.

Il sort.



2

Entre Alia


Alia.        Imen ! Je n’en peux plus.

Imen. – Tu tombes bien, Alia, moi non plus.

Alia.        Cette fois c’est trop.

Imen. – Tous les jours, c’est trop.

Alia.        Je parle de ton chat. Les soldats, ils ont débarqué chez moi à deux heures du matin pour vérifier ton histoire. S’il remet les pattes dans mon salon, je le jette par la fenêtre sous les roues du blindé.

Imen. – Tu crois que c’est facile d’être un chat de gouttière sans griffes dans cette putain de terre sainte ?

Alia.        Le tissu de Damas blanc qui recouvre mon canapé, tu sais à quoi il ressemble maintenant ? à un tampax, je te dis, un tampax à cause de Jésus.

Imen. – Si quelqu’un touche à un poil de mon chat, je l’étripe, je le tue
Alia.        Tu ferais mieux de prier pour qu’on retrouve ta mère au lieu de penser à ton chat.

Imen. – Ma mère se débrouille toujours, mais mon chat c’est tout ce qui me reste, moi.

Mohamed Kacimi, Terre sainte, Paris, L’Avant-Scène théâtre, 2006, « Quatre-vents »



Document 1
On ne dispose hélas pas de captation disponible sur la toile pour Terre sainte, bien que Sophie Akrich en ait livré une intéressante mise en scène au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes en 2010. On pourra cependant en écouter un extrait à l’adresse suivante :




Document 2
Pour mieux découvrir et appréhender le théâtre de Mohamed Kacimi, on visionnera un extrait de la mise en scène de La Con-fession d’Abraham par Michel Cochet, présentée au Centre Dramatique National d’Orléans en 2003, à l’adresse suivante –attention, document de piètre qualité…- mais le comédien restitue superbement la beauté de la langue de l’auteur :




Biblio express
Corpus
Kacimi , Mohamed, 1962, Arles, Actes Sud, 1998 ; La Confes-sion d’Abraham, Paris, Gallimard, 1999 ;Terre Sainte, Paris, L’Avant-Scène Théâtre, 2006 ; Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter, Arles, Actes-Sud, 2006, et Nuits à Bagdad, 2007.
Ouvrage
Azama, Michel, dir., De Godot à Zucco. Anthologie des au-teurs dramatiques de langue française, 1950-2000, 3, Paris, Théâtrales, 2000.





Cours 11
Engagements
Présentation : Dans la mouvance du théâtre de Jean Giraudoux –La Guerre de Troie n’aura pas lieu…-, d’Albert Camus –Caligula…-, de Jean-Paul Sartre –Les Mouches…-, de Jean Anouilh –Antigone…-, dans les années 1940, de Eugène Ionesco –Rhinocéros…- et Jean Genet –Les Nègres, Les Paravents- dans les années 1950 et 1960,  on a longtemps assigné au théâtre la fonction de délivrer un message, de dénoncer les injustices, de stigmatiser les régimes tyranniques, de condamner les folies de l’humanité. D’où le terme « engagé » fréquemment accolé au mot « théâtre ». Les dramaturges contemporains francophones clament tous à l’unisson faire du travail sur la langue leur priorité. Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’auteurs engagés ? que le théâtre engagé est mort ? Quelles formes revêt l’engagement dans les dramaturgies francophones contemporaines ? Quelles sont leurs cibles ? Quelles causes défendent-ils ?   

Objectifs : caractériser les formes de l’engagement dans les dramaturgies francophones contemporaines ; repérer quelques-unes des cibles et des causes des dramaturges contemporains francophones.    



Texte d’étude : A Petites pierres, par Gustave Akakpo, 2009.

Gustave Akakpo est né en 1974 à Amého au Togo.  Peintre, dramaturge, comédien et metteur en scène, Gustave Akakpo est notamment l’auteur de La Mère trop tôt, A Petites pierres, Habbat Alep. Il a reçu en 2004 le Prix de la SACD dans la catégorie « Dramaturgie francophone » pour La Mère trop tôt. Dans son univers, dérision et gravité se conjuguent pour dire le monde. L’extrait qui suit est tiré d’A Petites pierres.



Le père. – Mon ami a choisi l'heure des chauves-souris pour me parler. Si ce n'était toi, Dieu m'est témoin, me faire quitter la saveur de la chambre par une nuit si froide !

L’ex futur beau-père. - J'ai attendu la nuit qui abrite nos paroles de l'indiscrétion des langues-trottoirs.

Le père. – Oh là là, tu as l'air bien grave ! Tu me fais cafard.

L’ex futur beau-père. - Tu es rentré plus tôt que prévu de ton voyage ; mais ça va ?

Le père. – Oui.

L’ex futur beau-père. - Et la maison ?

Le père. – Ça va.

L’ex futur beau-père. - Ta femme.

Le père. – Ça va.

L’ex futur beau-père. - Tes fils.

Le père. – Ça va.

L’ex futur beau-père. - Tes filles, et tes filles ?

Le père. – Oui.

L’ex futur beau-père. - Tout le monde…

Le père. – Le chien, les chèvres, les chats, la chamelle, les souris, les moutons, les coqs, les canards, les canetons, les cafards, les fourmis, tout le monde va bien ; mais toi ça ne va pas.

L’ex futur beau-père. - Rien de grave ; c'est ta fille.

Le père. – Ma fille ?

L’ex futur beau-père. - Ma future belle-fille.

Le père. – Elle va bien. A l'heure-là même, elle dort.

L’ex futur beau-père. - Ah ! C'est vrai qu'elle dort.

Le père. – C'est une bonne fille.

L’ex futur beau-père. - Oui.

Le père. – Une vraie jeune femme…

L’ex futur beau-père. - Oui.

Le père. – qui fait grimper l'honneur de son père.

L’ex futur beau-père. - Oui. Je sais.

Le père. – Bon, qu'est-ce qu'elle a fait ?

L’ex futur beau-père. - Rien de grave. Juste que ta fille doit bientôt épouser mon fils, suivant notre accord ; mais on la voit, ses allers et venues, ses à gauche à droite, ses visites à ce jeune garçon rentré de France ; des yeux honnêtes me rapportent tout cela.

Le père. – Aaah, toi vraiment ! Et tu viens mettre la pagaille dans mon sommeil, à cause de petits riens du tout ! Le petit rentré de France, qu'est-ce qu'il demande à ma fille ? Rien de bien grave ; de petites courses, acheter quelques bricoles au marché, porter du maïs au moulin. Il est même venu me demander ma permission. Très poli ce garçon ! Rien à craindre. Un peu paresseux, oui. Tu sais, ces rentrés-de-France-là, ils perdent l'habitude de s'occuper eux-mêmes de certaines choses. Je connais tout ça ! Aaah Paris ! A Paris, tu travailles comme un chameau ; alors, quand on revient au pays, "on se la coule tranquille", comme disent les jeunes. Ce garçon est gentil et bien généreux.

L’ex futur beau-père. - Justement, il rentre de France et il est généreux ; c'est là le danger. Nos filles, je ne sais quelle folie les enivre aujourd'hui, mais l'Europe-là leur tourne la tête. Dès qu'elles apprennent qu'un garçon est rentré de ce pays, elles sont prêtes à tout lui donner contre quelques promesses-pacotilles.

Le père. – Pacotilles ? Pas ma fille ! De plus aucun danger du côté de ce garçon-là ; son margouillat n'arrive pas à se mettre en garde-à-vous ; il est venu me consulter aujourd'hui même, à l'heure où le jour qui s'envole croise la nuit qui tombe.

L’ex futur beau-père. - Ah ! Ce n'est pas pour te mélanger le ventre, mais les bouches murmurent quand même. Par exemple, il semblerait que bien tard ce soir même, il aurait rodé par ici.

Le père. – Tu douterais de ma fille ? À ce moment même, Dieu m'est témoin, elle est dans son lit comme toute bonne fille qui a l'estime de ses parents.

L’ex futur beau-père. - Je n'insiste pas mais...

Le père. – Je m'en vais te la chercher pour en finir avec ces yeux qui voient beaucoup et ces bouches qui parlent trop !

L’ex futur beau-père. - Mais reviens, mon ami, puisque je n'insiste pas !

Il s'en va. La jeune fille essaie de ramper vers le bord du hangar posé contre le mur, mais elle fait du bruit. L’ex futur beau-père dresse l'oreille. Le jeune homme plaque La jeune fille contre le toit.

La voix du père. – Où est-elle ? Où est ta fille ? C'est parce qu'elle est ta fille, que son lit est désert à cette heure-ci ! Même mère, même fille ! Il n'y a pas moyen de lui donner la confiance d'un père ? Elle veut verser mon visage par terre !

Le père, armé d'un coupe-coupe, sort de la maison et avance en direction du futur beau-père.

Le père. – Que je l'attrape ! Mon bras ne sera pas fatigué tant que le sol ne se sera pas abreuvé de son sang !

L’ex futur beau-père. - Calme-toi, mon ami. Moins de bruit. Il ne faut pas ameuter tout le quartier. Si par chance, il ne s'est encore rien passé de grave, il vaut mieux régler cette affaire entre quatre murs. Il y va aussi de l'honneur de mon fils.

Le père. – Et le fils de porc qui vient me prendre sous le nez de quoi crever mon honneur !

L’ex futur beau-père. -  Essayons de les trouver mais de grâce, en silence.

Ils s'éloignent en direction de l'extrémité côté cour de la clôture.

Le jeune homme. - Retourne dans la chambre. Tu prétendras que tu étais aux toilettes.

La jeune fille. -C'est sûr qu'il m'y a déjà cherchée. Emmène-moi loin d'ici !

Le jeune homme. -Va ! Vite ! Descends !

Elle se glisse dans la maison. Au moment où Le jeune homme redescend le père et L’ex futur beau-père l'aperçoivent.

Le jeune homme. -Je peux tout expliquer. Ce n’est pas compliqué.

L’ex futur beau-père. - (En essayant d’apaiser Le père) Mon ami, donne-moi le coupe-coupe. La chance de ce garçon, c'est que son  père est, tout comme nous, un grand notable.

Le jeune homme. -Je peux tout expliquer.

Le père. – Tais-toi. Ma fille est morte.

Le jeune homme. -Je peux tout expliquer, ce n'est pas très compliqué.

Le père. – (au jeune homme) : Dix-sept ans de vie effacés gratis. Tu peux expliquer le mot que je n'ai pas dit, la phrase que je n'ai pas faite, la salive que je n'ai pas lancée, l'insulte que je n'ai pas crachée, le conseil que je n'ai pas donné pour que ma fille me couvre ainsi de honte ? Est-ce pour humiliation-là grosse comme caca de vache que j'ai tissé une aussi longue vie ? Tue-moi ! Tu m'as pris plus que l'honneur, prends ce coupe-coupe, finis ce que tu as bien commencé. Quel diable lui as-tu enfoncé dans le corps ? Elle était zéro faute ; ma mémoire ne me ramène rien que je puisse lui reprocher. Il ne me reste plus rien à prendre sur terre ; mes yeux se sont trop abreuvés. Tiens ! Tiens avant que ma patience ne meure !

Gustave Akakpo, A Petites pierres, Carnières, Lansman, 2009, « Le TARMAC chez Lansman »



Document 1
On pourra visionner un extrait de La Mère trop tôt de Gustave Akakpo, mis en voix et en espace par Caterina Gozzi au Centre Dramatique National d’Orléans lors de l’édition 2006 de la manifestation Pur Présent à l’adresse suivante :




Document 2
On pourra visionner un extrait de A Petites pierres de Gustave Akakpo, mis en voix et en espace par Olivier Py au Centre Dramatique National d’Orléans lors de l’édition 2006 de la manifestation Pur Présent à l’adresse suivante :




Document 3
On pourra visionner des extraits de Catharsis de Gustave Akakpo, jouée par la compagnie Ni chis ni mus au Divaldo Disk à Prague le 29 mars 2008 pour le Festival "Afrique en création".




Biblio express
Corpus
Akakpo, Gustave, À Petites pierres, Carnières, Lansman, 2009, « Le TARMAC chez Lansman ».
Ouvrage
Azama, Michel, dir., De Godot à Zucco. Anthologie des auteurs dramatiques de langue française, 1950-2000, 3, Paris, Théâtrales, 2000.