Théorie littéraire


Cours 1
Qu’est-ce que la théorie littéraire ?

Présentation : Qu’est-ce que la théorie littéraire ? Quand et dans quelles circonstances a-t-elle vu le jour ? Qui sont les grands théoriciens de la littérature ? Quelle est la fonction de la théorie littéraire ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce premier cours.

Objectifs : Définir ce qu’est la théorie littéraire ; présenter quelques théoriciens majeurs de la littérature ; dégager la fonction de la théorie littéraire.



Texte d’étude 1 : Poétique, par Aristote, IVe siècle avant J.-C.

Philosophe grec s’étant intéressé à tous les domaines de la connaissance, Aristote (384-322 av. J.-C.) est notamment l’auteur de la Poétique, l’un des plus anciens traités d’art poétique, celui qui a fondé la théorie littéraire en exerçant une influence décisive sur des générations d’auteurs et de théoriciens. Le texte qui suit est un extrait du premier chapitre de cet ouvrage.

Chapitre premier
« La poésie consiste dans l'imitation. - Trois différences entre les imitations. - Différentes sortes de poésie, selon les moyens d'imitation.

I. Nous allons traiter de l’art poétique lui-même et de ses espèces ; de l’effet propre à chacune d'entre elles, de la manière dont il faut agencer les histoires si l’on souhaite que la composition soit réussie : nous traiterons en outre du nombre et de la nature des parties qui la constituent et pareillement de toutes les questions qui appartiennent au même domaine de recherche, en commençant d’abord par ce qui vient d’abord, suivant l’ordre naturel. »

Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, 1990, « Classique ». Edition établie par Michel Magnien, p.101.



Texte d’étude 2 : Les Deux amis de Bourbonne, par Denis Diderot, 1770.

Romancier, conteur, dramaturge, essayiste… touche à tout de génie, Denis Diderot (1713-1784) a été vingt ans durant avec D’Alembert le grand artisan de L’Encyclopédie. Parallèlement à son œuvre de dramaturge et de conteur, ou dans ses œuvres littéraires mêmes, il a développé sur sa pratique d’auteur une série de réflexions critiques et théoriques comme c’est le cas dans cet extrait des Deux amis de Bourbonne, un conte dans lequel il développe une réflexion sur le conte.

« Et puis il y a trois sortes de contes. – Il y en a bien davantage, me direz-vous. – A la bonne heure… Mais je distingue le conte à la manière d’Homère, de Virgile, du Tasse, et je l’appelle le conte merveilleux. La nature y est exagérée ; la vérité y est hypothétique ; et si le conteur a bien gardé le module qu’il a choisi, si tout répond à ce module et dans les actions, et dans les discours, il a obtenu le degré de perfection que le genre de son ouvrage comportait, et vous n’avez rien de plus à lui demander. En entrant dans son poème, vous mettez le pied dans une terre inconnue, où rien ne se passe comme dans celle que vous habitez, mais où tout se fait en grand comme les choses se font autour de vous en petit… Il y a le conte plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier, de l’Arioste, d’Hamilton, où le conteur ne se propose ni l’imitation de la nature, ni la vérité, ni l’illusion ; il s’élance dans les espaces imaginaires. Dites à celui-ci : Soyez gai, ingénieux, varié, original, même extravagant, j’y consens ; mais séduisez-moi par les détails ; que le charme de la forme me dérobe toujours l’invraisemblance du fond ; et si ce conteur fait ce que vous exigez ici, il a tout fait… Il y a enfin le conte historique, tel qu’il est écrit dans les Nouvelles de Scarron, de Cervantès, etc. – Au diable le conte et le conteur historiques ! c’est un menteur plat et froid. – Oui, s’il ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper, il est assis au coin de votre âtre ; il a pour objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru ; il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes ; effets qu’on n’obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l’éloquence est une source de mensonge, et rien de plus contraire à l’illusion que la poésie ; l’une et l’autre exagèrent, surtout, amplifient, inspirent la méfiance. Comment s’y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici, il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : « Ma foi, cela est vrai ; on n’invente pas ces choses-là. » C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de l’éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l’art, et qu’il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poète, véridique et menteur. »

Denis Diderot, Les Deux amis de Bourbonne [in] Ceci n’est pas un conte et autres contes excentriques du XVIIIe siècle, Paris, Magnard, 2009, « Classiques & contemporains », p.67-69.



Texte d’étude 3 : Les Fabliaux. Etudes de littérature populaire et d’histoire littéraire du Moyen Age, par Joseph Bédier, 1893.

Né à la Réunion, Joseph Bédier (1864-1936) est l‘auteur d’une importante œuvre consacrée au Moyen Age. En proposant une méthode  pour repérer les éléments rapprochant et différenciant les uns des autres les fabliaux, il a fondé l’analyse structurale qu’ont reprise en la développant Vladimir Propp, Claude Lévi-Strauss, Denise Paulme, Claude Brémond…

« On peut dire que, ce jour-là, ce conte avait passé des Iles Mascareignes au pays basque, à la Corse, à l’Australie, à l’Arabie. Outre que, sur le navire même, il a pu passer à des boys chinois et à des terrassiers piémontais […]. Des collecteurs de contes qui peut-être, depuis l’année 1887, ont recueilli ce récit  Aden ou à Moka, à Marseille, à Dax, compareront gravement ces versions qu’ils proclameront arabe, provençale, basque, et chercheront les lois de la propagation de ce conte. Quelle apparence qu’on n’en découvre jamais ? »

Joseph Bédier, Les Fabliaux. Etudes de littérature populaire et d’histoire littéraire du Moyen Age, Paris, Bouillon, 1893.



Texte d’étude 4 : Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, par Erich Auerbach, 1946.

Philologue allemand, Erich Auerbach (1892-1957) a consacré une partie de sa vie à explorer les représentations du réel dans la littérature. En exil en Turquie, c’est en se souvenant des textes de mémoire qu’il a composé son œuvre majeure, Mimésis. Ce texte est extrait de son étude sur Montaigne : « L’humaine condition ».

« « Je me peins moi-même. » Montaigne ne le déclare pas directement. Il introduit cette idée bien plus énergiquement en se distinguant des « autres », et cette idée, sous la forme qu’il lui donne, est aussi bien plus nuancée. Les autres forment l’homme, je… ; il apparaît, en effet, que l’opposition est double. Les autres « forment », je « récite » ; les autres forment « l’homme », je récite « un homme ». L’opposition a ainsi deux niveaux : forment –récite, l’homme- un particulier. Ce particulier est Montaigne lui-même ; mais cela non plus il ne le dit pas directement ; il paraphrase sa pensée avec sa modestie réticente, ironique et un brin complaisante. La paraphrase comporte trois membres, dont le second est fait d’une principale et d’une subordonnée : bien mal formé ; si j’avoy… je ferois… ; meshuy c’est fait. La majeure du syllogisme contient donc, dans sa rédaction, trois groupes de pensées qui l’organisent dans un jeu de contrastes et la commentent […]. Tout cela est rassemblé dans un seul mouvement rythmique, sans le moindre risque d’ambiguïté, et presque sans liaisons syntaxiques, conjonctions ou quasi-conjonctions. La cohérence interne, le lien intellectuel qui associe l’unité du sens et le rythme de la phrase suffisent. »

Eric Auerbach, « L’humaine condition » [in] Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1977, « Tel », p.288-289.



Texte d’étude 5 : Lector in Fabula, par Umberto Eco, 1979.

Connu par le grand public pour ses romans, Umberto Eco (né en 1932) est un linguiste, un sémiologue et un médiéviste de renommée internationale. Il est l’auteur de plusieurs travaux qui ont contribué à renouveler les théories sur la réception de la littérature, travaux parmi lesquels figure notamment Lector in fabula d’où est extrait le texte qui suit.

« Les Mystères de Paris, de Sue, nous donnent un splendide exemple de ces aventures de l’interprétation. Ecrits avec des intentions de dandysme pour raconter à un public cultivé les péripéties savoureuses d’une misère pittoresque, ils sont lus par le prolétariat comme une description claire et honnête de son avertissement ; l’auteur s’en aperçoit et continue à les écrire, pour le prolétariat cette fois, truffant son texte de moralités sociales-démocrates afin de convaincre ces classes « dangereuses », qu’il comprend mais craint, de ne pas se désespérer, d’avoir confiance dans la justice et dans la bonne volonté des classes possédantes. Catalogué par Marx et Engels comme un modèle de plaidoirie réformiste, le livre accomplit un mystérieux voyage dans l’esprit de ses lecteurs, ceux-là mêmes que nous retrouverons sur les barricades de 1848, tentant la révolution parce que, entre autres motifs, ils avaient lu Les Mystères de Paris. Il se peut que le livre ait contenu aussi cette actualisation possible. Il se peut qu’il ait dessiné, en filigrane, ce Lecteur Modèle-là. C’est probable même. A condition de le lire en omettant les parties moralisantes –ou de ne pas vouloir les comprendre. »

Umberto Eco, Lector in fabula. Le role du lecteur ou la cooperation interpretative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985, « Biblio », p.70-71.



Texte d’étude 6 : « Quelles vérités pour quelles fictions ? » par Jean-Marie Schaeffer, 2005.

Philosophe de la réception esthétique, Jean-Marie Schaeffer (né en 1952) est actuellement directeur de recherches au CNRS. Ses travaux Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Pourquoi la fiction ? Métalepses… ont exercé une influence décisive dans le renouveau des études en théorie littéraire.

« […] l’historien se trouve généralement dans une situation d’absence de contact avec la cause de ce qu’il représente: il vise à élaborer une représentation non pas de ce qui a causé sa propre représentation – en l’occurrence le dernier élément de la chaîne des représentations en enfilade dont il est le point d’aboutissement – mais de ce qui a causé la représentation originaire (ou de ce qui aurait causé cette représentation s’il y avait eu un témoin), c’est-à-dire de l’événement historique. En vertu de la non-transitivité de la causalité des représentations, la représentation historique ne représente donc pas en règle générale sa cause, puisqu’elle n’est pas causée par les événements qu’elle représente mais par d’autres représentations qui, elles, ont été, éventuellement, causées par ces événements. »

Jean-Marie Schaeffer « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme 3/2005, n° 175-176, p. 19-36.



Biblio express
Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, 1990, « Classique ». Edition établie par Michel Magnien.
Auerbach, Eric, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1977, « Tel ».
Bédier, Joseph, Les Fabliaux. Etudes de littérature populaire et d’histoire littéraire du Moyen Age, Paris, Bouillon, 1893.
Diderot, Denis, Les Deux amis de Bourbonne [in] Ceci n’est pas un conte et autres contes excentriques du XVIIIe siècle, Paris, Magnard, 2009, « Classiques & contemporains ».
Eco, Umberto, Lector in fabula. Le role du lecteur ou la cooperation interpretative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985, « Biblio ».
Schaeffer, Jean-Marie, « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme 3/2005, n° 175-176, p. 19-36.





Cours 2
Naissance de l’auteur

Présentation : Pour quelles raisons les textes les plus anciens sont-ils anonymes ? Qui les a écrits ? Quand et dans quelles circonstances l’auteur a-t-il vu le jour ? Qu’est-ce qu’un auteur ? Doit-on parler d’auteur au singulier ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce cours.

Objectifs : Définir ce qu’est un auteur ; déterminer le moment auquel il est apparu ; appréhender les questions et problèmes que pose aujourd’hui cette notion.



Texte d’étude 1 : La Chanson de Roland, anonyme, XIe siècle.

Composée au onzième siècle et retraçant la trahison de Roland, neveu de Charlemagne, par Ganelon à Roncevaux, la Chanson de Roland est la plus ancienne et la plus connue des chansons de geste. Elle a également la particularité d’être le plus ancien texte littéraire français, et celle, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’être anonyme.

1
Charles le roi, le Grand, notre empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne.
Jusqu’à a mer il a conquis les terres hautes :
aucun château devant lui ne  résiste,
il n’est ni mur ni cité qui reste à forcer
sauf Saragosse, qui est sur une montagne.
Le roi Marsile la tient, qui n’aime pas Dieu ;
C’est Mahomet qu’il sert, Apollyon qu’il invoque ;
Il n’en peut mais : le malheur le frappera. »

Anonyme, La Chanson de Roland, Paris, Le Livre de Poche, 1990, « Lettres gothiques ». Traduction et édition établies par Ian Short, p.29.



Texte d’étude 2 : « Qu’est-ce qu’un auteur ? », par Michel Foucault, 1969.

Philosophe, historien des sciences, épistémologue, Michel Foucault (1926-1984) s’est intéressé à la notion d’auteur à la suite des remarques et observations nées de la réception des Mots et les choses et en réponse à un article de Barthes consacré à « La Mort de l’auteur » dans une conférence donnée à la Société française de philosophie intitulée : « Qu’est-ce qu’un auteur ? ».

« [Les auteurs] sont d’abord objets d’appropriation ; la forme de propriété dont ils relèvent un d’un type assez particulier ; elle a été codifiée voilà un certain nombre d’années maintenant. Il faut remarquer que cette propriété a été historiquement seconde, par rapport à ce qu’on pourrait appeler l’appropriation pénale. Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs (autres que des personnages mythiques, autres que de grandes figures sacralisées et sacralisantes) dans la mesure où l’auteur pouvait être puni, c’est-à-dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs. Le discours, dans notre culture (et dans bien d’autres sans doute), n’était pas, à l’origine, un produit, une chose, un bien ; c’était essentiellement un acte –un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l’illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d’être un bien pris dans un système de propriétés. Et lorsqu’on a instauré un régime de propriété pour les textes, lorsqu’on a édicté des règles strictes sur les droits d’auteur, sur les rapports auteurs-éditeurs, sur les droits de reproduction, etc. –c'est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle- c’est à ce moment-là que la possibilité de transgression qui appartient à l’acte d’écrire a pris de plus en plus l’allure d’un impératif propre à la littérature […]. »

Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Dits et écrits, I,  Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque des Histoires ». Edition établies sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, p.799.



Texte d’étude 3 : Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet du 9 décembre 1852

Reconnu comme l’un des grands maîtres du roman par des auteurs aussi différents que Proust, Joyce, Faulkner ou Coetzee, Gustave Flaubert a non seulement composé quelques-unes des œuvres majeures du patrimoine littéraire mondial mais également livré une masse d’écrits et de réflexions sur sa pratique de romancier et sur le style en particulier. Cet extrait d’une lettre adressée à Louise Colet en constitue un exemple.

« L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. L’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues : que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. L’effet, pour le spectateur, doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ? Doit-on dire ! et qu’on se sente écrasé sans savoir pourquoi. _ L’art grec était dans ce principe-là et, pour y arriver plus vite, il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieux, demi-dieux. _ On [ne] vous intéressait pas avec vous-même. _ Le Divin était le but. »

Gustave Flaubert, « Lettre à Louise Colet », 9 décembre 1852, [in] Nadine Toursel, Jacques Vassevière, Littérature : textes théoriques et critiques, Paris, Nathan, 2003, « Nathan Université », p.62.



Texte d’étude 4 : Pierre Ménard, auteur du Quichotte, par Jorge Luis Borges, 1941.

Poète, essayiste, l’écrivain argentin Jorge Luis Borge (1899-1986) est surtout connu comme un formidable nouvelliste et conteur, grâce à des œuvres comme Fictions, L’Aleph ou Le Livre de sable, dans lesquelles il s’est amusé à jouer avec les légendes, le réel et les codes de la fiction. Pierre Ménard, auteur du Quichotte, l’une de ses nouvelles parmi les plus connues, raconte l’histoire d’un homme dont la vie entière fut vouée à réécrire le Don Quichotte de Cervantès.

Pierre Ménard, auteur du Quichotte
« Ceux qui ont insinué que Ménard a consacré sa vie à écrire un Quichotte contemporain, ont qualifié sa claire mémoire. Il ne voulait pas composer un autre Quichotte –ce qui est facile– mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient –mot à mot et ligne à ligne– avec celles de Miguel de Cervantès […]. La méthode initiale qu’il imagina était relativement simple. Bien connaître l’espagnol, retrouver la foi catholique, guerroyer contre les Maures ou contre le Turc, oublier l’histoire de l’Europe entre les années 1602 et 1918, être Miguel de Cervantès. Pierre Ménard étudia ce procédé  (je sais qu’il réussit à manier assez fidèlement l’espagnol du XVIIe siècle) mais il l’écarta, le trouvant trop facile. Plutôt impossible, dira le lecteur. D’accord, mais l’entreprise était a priori impossible, et de tous les moyens impossibles pour la mener à bonne fin, celui-ci était le moins intéressant. Etre au XXe siècle un romancier populaire du XVIIe lui sembla une diminution. Etre, en quelque sorte, Cervantès et arriver au Quichotte lui sembla moins ardu –par conséquent moins intéressant- que continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard […]. « Mon entreprise n’est pas essentiellement difficile », lis-je ailleurs dans sa lettre. « Il me suffirait d’être immortel pour la mener jusqu’au bout. » Avouerai-je que je m’imagine souvent qu’il a réussi et que je lis le Quichotte –tout le Quichotte- comme si c’était Ménard qui l’avait conçu ? Il y a quelques soirs, en feuilletant le chapitre XXVI –qu’il n’a jamais essayé d’écrire- je reconnus le style de notre ami et comme sa voix dans cette phrase exceptionnelle : les nymphes des rivières, la douloureuse et humide Echo. »

Jorge Luis Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte [in] Fictions, Paris, Gallimard, 1983, « Folio », p.45-47.



Texte d’étude 5. Roland furieux, raconté par Italo Calvino avec des extraits du poème de l’Arioste, 1982 (1970).

Conteur, nouvelliste et romancier facétieux, Italo Calvino (1923-1985) s’est amusé à raconter à sa manière, en le modernisant, le Roland furieux de L’Arioste, tout en nouant, en intercalant ses récits avec ceux de L’Arioste, un étonnant dialogue. En procédant ainsi, Calvino pose sur l’auteur et son œuvre une foule de questions qui ne sont pas éloignées de celles que pose Borges dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte

« Au commencement, il n’y a qu’une jeune fille qui, sur son palefroi, fuit dans un bois. Il n’est pas absolument essentiel de connaître son identité : elle n’est que la protagoniste d’un poème inachevé, qui court se jeter dans un autre poème tout juste entamé. Ceux d’entre nous qui en savent plus long ont tout loisir d’expliquer qu’il s’agit d’Angélique, princesse du Cathaï, arrivée avec tous ses charmes au milieu des paladins de Charlemagne, roi de France, à seule fin de les rendre amoureux d’elle et de leur inspirer la jalousie, façon de les détourner de la guerre contre les Maures d’Afrique et d’Espagne. Seulement, plutôt que d’évoquer ces antécédents, il vaut mieux s’enfoncer dans ce bois, où la guerre qui sévit au pays de France ne se rappelle à nous que par des bruits intermittents de sabots ou d’armes de chevaliers isolés qui apparaissent ou disparaissent. »

L’Arioste, « Angélique poursuivie », Roland furieux, raconté par Italo Calvino avec des extraits du poème de l’Arioste, Paris, Flammarion, 1982, p.33.


  
Biblio express
Anonyme, La Chanson de Roland, Paris, Le Livre de Poche, 1990, « Lettres gothiques ». Traduction et édition établies par Ian Short.
Borges, Jorge Luis, Pierre Ménard, auteur du Quichotte [in] Fictions, Paris, Gallimard, 1983, « Folio ». Traduction par Paul Verdevoye, p.45-47.
Flaubert, Gustave, « Lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852 » [in] Toursel, Nadine, Vassevière, Jacques, Littérature : textes théoriques et critiques, Paris, Nathan, 2003, « Nathan Université », p.62.
Foucault, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Dits et écrits, I,  Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque des Histoires ». Edition établies sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, p.799.
L’Arioste, « Angélique poursuivie », Roland furieux, raconté par Italo Calvino avec des extraits du poème de l’Arioste, Paris, Flammarion, 1982.





Cours 3
L’auteur et son œuvre
Présentation : Quelle alchimie préside à la naissance de l’œuvre littéraire ? Qu’est-ce qui se joue entre l’auteur et son œuvre ? Faut-il connaître l’auteur pour comprendre son œuvre ? L’auteur maîtrise-t-il complètement son œuvre ou celle-ci lui échappe-t-elle en partie ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce cours.

Objectifs : Cerner les circonstances de la naissance de l’œuvre littéraire ; caractériser quelques méthodes critiques d’analyse de l’œuvre littéraire (biographique, historique, psychanalytique…)



Texte d’étude 1 : Lettre à M. de Malesherbes, par Jean- Jacques Rousseau, 1762.

Auteur de romans, d’essais, de projets de constitutions pour la Corse et la Pologne, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l’auteur d’une importante œuvre autobiographique riche de réflexions sur sa pratique d’écrivain, comme dans cette « Lettre à Monsieur de Malesherbes » dans laquelle il revient sur les circonstances dans lesquelles il a composé son Essai sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.

« J’allais voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j’avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j’en répandais. Oh Monsieur si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est bon naturellement et que c’est par ses institutions seules que les hommes deviennent méchants. Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d’heure m’illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui de l’inégalité et le traité de l’éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, et il n’y eut d’écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius. Voilà comment lorsque j’y pensais le moins je devins auteur presque malgré moi. »

Jean-Jacques Rousseau, Lettre à M. de Malesherbes, 1762



Texte d’étude 2 : La Peste, par Albert Camus, (1947).

Prix Nobel de Littérature en 1957, Albert Camus (1913-1960) est l’auteur d’une importante œuvre réunissant des récits, des pièces de théâtre, des essais et articles. Dans La Peste, il met en scène Joseph Grand, dont le grand projet est de composer un roman, mais qui mourra sans avoir même achevé la première phrase…

« __ Ne regardez pas, dit Grand. C’est ma première phrase. Elle me donne du mal, beaucoup de mal.
         Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parut invinciblement attirée par l’une d’elles qu’il éleva en transparence devant l’ampoule électrique dans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main. Rieux remarqua que le front de l’employé était moite.
__ Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi.
L’autre le regarda et sourit avec une espèce de gratitude.
__ Oui, dit-il, je crois que j’en ai envie.
Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieux écoutait en même temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à ce moment précis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville qui s’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribles hurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » Le silence revint et avec lui, l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux :
__ Qu’en pensez-vous ?
Rieux répondit que ce début le rendait curieux de connaître la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vie n’était pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main.
__ Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! » »

Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 2010, « Folio », p.99-100.



Texte d’étude 3 : « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », par Charles-Augustin Sainte-Beuve, 1862.

Critique très influent, Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) a exercé une influence considérable sur la critique littéraire française en plaçant la connaissance de l’auteur comme préalable nécessaire à la connaissance de l’œuvre, celle-ci étant le reflet de celui-là, le résultat de ses choix et de ses intentions.

« La littérature, la production littéraire n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; - et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire mène ainsi tout naturellement à l’étude morale. […] connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose qui ne saurait être à dédaigner. […] on ne saurait s’y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits : - Que pensait-il en
religion ? – Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? – Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? Sur l’article de l’argent ? – Était-il riche, était-il pauvre ? – Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ? etc. – Enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un. Aucune des réponses à ses questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout. »

Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », Nouveaux lundis, 3, Paris, Michel Lévy frères, 1862, p. 1-33.



Texte d’étude 4 : Contre Sainte-Beuve, par Marcel Proust, 1909-1911.

Marcel Proust (1871-1922), auteur de La Recherche du temps perdu, a également livré toute une série de réflexions théoriques sur la littérature dans sa correspondance et dans divers essais, en particulier dans ceux réunis dans son Contre Sainte-Beuve, réponse au célèbre critique du dix-neuvième siècle et virulente critique de sa méthode.  

« L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas « un traité de géométrie pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu’elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite, qu’un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu’un, qui a beaucoup connu l’auteur. »

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (1908-1909), Paris, Gallimard, 1954, « Bibliothèque de la Pléiade », p.221-222.



Texte d’étude 5 : Vers l’inconscient du texte, par Jean Bellemin-Noël, 1979.

Né en 1931, Jean Bellemin-Noël s’est intéressé très tôt à la psychanalyse. Estimant que l’œuvre échappe en partie à son auteur, il a appliqué la psychanalyse à la littérature pour fonder une nouvelle méthode d’approche des textes littéraires à laquelle il a donné le nom de textanalyse.

« Soit la première phrase de A la recherche du temps perdu : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Rien de plus simple de prime abord, quelqu’un raconte un épisode de sa vie. Mais la grammaire dans cette déclaration télescope deux sujets : Je prétend(s) ici et aujourd’hui que « longtemps » je (moi-un autre, que je ne suis plus actuellement, dont je parle comme je parlerais du lit où je me couchais) « s’est couché de bonne heure » ; Je est sujet de l’énonciation, je l’est de l’énoncé. L’un énonce le souvenir qui est rapporté à l’autre comme à celui qui a vécu l’aventure, et il paraît qu’ils sont le(s) même(s). Mais le lecteur est bien vite confronté à un troisième locuteur, qui précède Je d’un cran et qui est censé déclarer à l’orée du livre : « JE vais vous raconter une histoire, puisque ceci s’intitule roman » ; ce JE marque la limite du texte, qui le sépare du monde et le relie au monde. Derrière lui, bien sûr, se profile quelqu’un, qui signe « M Proust », qui s’est donné la peine d’écrire les pages de ce livre où JE déclare écrire le roman dans lequel Je prend la parole pour évoquer je en train de se mettre au lit dans des conditions telles qu’un (autre) « je » s’en souviendra plus tard en prenant le thé, etc. Laissons de côté le JE de Marcel Proust, celui d’un être humain, qui a fait autre chose que d’écrire, qui a son « moi » - il le disait lui-même – de la vie quotidienne où il ne saisissait fugitivement que des « intermittences » … »

Jean Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte,
Paris, PUF, 1979, p.196



Texte d’étude 6 : La Machine littérature, par Italo Calvino, 1984.

Conteur, nouvelliste et romancier facétieux, Italo Calvino (1923-1985) a développé dans plusieurs essais des réflexions sur la théorie littéraire. Dans cet extrait de La Machine littérature, il revient sur le rapport liant l’auteur à son œuvre.

« La condition préliminaire de toute œuvre littéraire est la suivante : la personne qui écrit doit inventer ce premier personnage qui est l’auteur de l’œuvre. Qu’une personne se mette tout entière dans l’œuvre qu’elle écrit, voilà quelque chose qu’on entend fréquemment mais qui ne correspond à aucune vérité. Ce n’est jamais qu’une projection de soi que l’auteur met en jeu dans l’écriture, et ce peut être la projection d’une vraie part de soi-même comme la projection d’un moi fictif, d’un masque. Ecrire présuppose toujours le choix d’une attitude psychologique, d’un rapport avec le monde, d’une position de la voix, d’un ensemble homogène de moyens linguistiques, de données d’expériences et de fantasmes, en somme, d’un style. L’auteur est auteur dans la mesure où il entre dans un rôle, comme un acteur, et s’identifie avec cette projection de soi dans le moment où il écrit. »

Italo Calvino, La Machine littérature, Paris, Editions du Seuil, 1984, p.92.


Biblio express
Bellemin-Noël, Jean, Vers l’inconscient du texte, Paris, PUF, 1979.
Calvino, Italo, La Machine littérature, Paris, Editions du Seuil, 1984.
Camus, Albert, La Peste, Paris, Gallimard, 2010, « Folio ».
Proust, Marcel, Contre Sainte-Beuve (1908-1909), Paris, Gallimard, 1954, « Bibliothèque de la Pléiade », p.221-222.
Rousseau, Jean-Jacques, Lettre à M. de Malesherbes, 1762.
Sainte-Beuve, Charles-Augustin, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », Nouveaux lundis, 3, Paris, Michel Lévy frères, 1862, p. 1-33.





Cours 4
La mort de l’auteur ?

Présentation : Les années soixante ont été marquées par le post-structuralisme et la remise en question d’un certain nombre de notions dans tous les domaines de la connaissance et des arts. La notion d’auteur n’a pas échappé à ces débats. Deux voix ont dominé ces débats : celle de Roland Barthes estimant que l’auteur est mort et celle de Michel Foucault s’interrogeant sur ce qu’est un auteur.   

Objectifs : Analyser la posture de Roland Barthes selon laquelle pour exister « le lecteur doit se payer de la mort de l’auteur » ; analyser les observations de Michel Foucault sur les problèmes que pose la notion d’auteur ; comparer les deux postures.



Textes d’étude 1 à 4 : « La mort de l’auteur », par Roland Barthes, 1968.

Sémiologue, Roland Barthes (1915-1980) s’est intéressé aux mythologies contemporaines et au fonctionnement du langage dans des travaux qui ont exercé une immense influence dans l’hexagone et à l’étranger. Dans « La mort de l’auteur », il revient sur les raisons pour lesquelles on peut considérer que l’auteur n’est plus.

Texte d’étude 1
« Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d’un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : « C’était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments. » Qui parle ainsi ? est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l’individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d’une philosophie de la femme ? Est-ce l’auteur Balzac, professant des idées « littéraires » sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique ? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre tout identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction autre eu l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. »

Texte d’étude 2
« […] hors la littérature elle-même […], la linguistique vient de fournir à la destruction de l’Auteur un instrument analytique précieux, en montrant que l’énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs : linguistiquement, l’auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit je : le langage connaît un « sujet », non une « personne », et ce sujet, vide en dehors de l’énonciation même qui le définit, suffit à faire « tenir » le langage, c’est-à-dire à l’épuiser. »

Texte d’étude 3
« Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu’il a la prétention de « traduire », n’est elle-même qu’un dictionnaire tout composé, que les mots ne peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment […]. »

Texte d’étude 4
« Revenons à la phrase de Balzac. Personne (c’est_à-dire aucune « personne ») ne la dit : sa source, sa voix, n’est pas le vrai lieu de l’écriture, c’est la lecture. Un autre exemple fort précis peut le faire comprendre : des recherches récentes (J.P. Vernant) ont mis en lumière la nature constitutivement ambiguë de la tragédie grecque ; le texte y est tissu de mots à sens double, que chaque personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpétuel est précisément le « tragique ») ; il y a cependant quelqu’un qui entend chaque mot dans sa duplicité, et entend de plus, si l’on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui : ce quelqu’un est précisément le lecteur (ou ici l’auditeur). Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit […]. Le lecteur, la critique classique ne s’en est jamais occupée ; pour elle, il n’y a pas d’autre homme dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ces sortes d’antiphrases, par lesquelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit ; nous savons que, pour rendre à l’écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur. »

Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Le Bruissement de la langue, IV, Paris, Editions du Seuil, 1984, « Poétique », p.61-67.


Textes d’étude. « Qu’est-ce qu’un auteur ? », par Michel Foucault, 1969.

Dans cette conférence qui constitue d’une certaine manière une réponse à l’article de Roland Barthes consacré à « La Mort de l’auteur », Michel Foucault (1926-1984) propose une série de réflexions sur la notion d’auteur et sur les problèmes qu’elle pose.



Texte d’étude 5
« Qu’importe qui parle ? » En cette différence s’affirme le principe éthique, le plus fondamental peut-être, de l’écriture contemporaine. L’effacement de l’auteur est devenu, pour la critique, un thème désormais quotidien. Mais l’essentiel n’est pas de constater une fois de plus sa disparition ; il faut repérer, comme lieu vide –à la fois indifférent et contraignant-, les emplacements où s’exerce sa fonction. 1. Le nom d’auteur : impossibilité de le traiter comme une description définie ; mais impossibilité également de le traiter comme un nom propre ordinaire. 2. Le rapport d’appropriation : l’auteur n’est exactement ni le propriétaire ni le responsable de ses textes ; il n’en est ni le producteur ni l’inventeur. Quelle est la nature du speech art qui permet de dire qu’il y a œuvre ? 3. Le rapport d’attribution. L’auteur est sans doute celui auquel on peut attribuer ce qui a été dit ou écrit. Mais l’attribution –même lorsqu’il s’agit d’un auteur connu- est le résultat d’opérations critiques complexes et rarement justifiées. Les incertitudes de l’opus. 4. La position de l’auteur. Position de l’auteur dans le livre (usage des embrayeurs ; fonctions des préfaces ; simulacres du scripteur, du récitant, du confident, du mémorialiste). Position de l’auteur dans les différents types de discours (dans le discours philosophique par exemple). Position de l’auteur dans un champ discursif (qu’est-ce que le fondateur d’une discipline ? que peut signifier le « retour à » comme moment décisif dans la transformation d’un champ de discours ?). »



Texte d’étude 6
« Qu’est-ce que c’est qu’un nom d’auteur ? Et comment fonctionne-t-il ? […] Le nom d’auteur est un nom propre ; il pose les mêmes problèmes que lui. (Je me réfère ici, parmi différentes analyses, à celles de Searle -Les Actes de langage-). Il n’est pas possible de faire du nom propre, évidemment, une référence pure et simple. Le nom propre (et le nom d’auteur également) a d’autres fonctions qu’indicatrices. Il est plus qu’une indication, un geste, un doigt pointé vers quelqu’un ; dans une certaine mesure, c’est l’équivalent d’une description. Quand on dit « Aristote », on emploie un mot qui est l’équivalent d’une description ou d’une série de descriptions définies, du genre de « l’auteur des Analytiques » ou « le fondateur de l’ontologie », etc. Mais on ne peut pas s’en tenir là ; un nom propre n’a pas purement et simplement une signification ; quand on découvre que Rimbaud n’a pas écrit La Chasse spirituelle, on ne peut pas prétendre que ce nom propre ou ce nom d’auteur ait changé de sens. Le nom propre et le nom d’auteur se trouvent situés entre ces deux pôles de la description et de la désignation ; ils ont à coup sûr un certain lien avec ce qu’ils nomment, mais ni tout à fait sur le mode de la désignation, ni tout à fait sur le mode de la description : lien spécifique. Cependant – et c’est là qu’apparaissent les difficultés particulières du nom d’auteur-, le lien du nom propre avec l’individu nommé et le lien du nom d’auteur avec ce qu’il nomme ne sont pas isomorphes et ne fonctionnent pas de la même façon. »



Texte d’étude 7
« Le texte porte toujours en lui-même un certain nombre de signes qui renvoient à l’auteur. Ces signes sont bien connus des grammairiens : ce sont les pronoms personnels, les adverbes de temps et de lieu, la conjugaison des verbes. Mais il faut remarquer que ces éléments ne jouent pas de la même façon dans les discours qui sont pourvus de la fonction auteur et dans ceux qui en sont dépourvus. Dans ces derniers, de tels « embrayeurs » renvoient au locuteur réel et aux coordonnées spatio-temporelles de son discours (encore que certaines modifications puissent se produire : ainsi lorsqu’on rapporte des discours en première personne). Dans les premiers, en revanche, leur rôle est plus complexe et plus variable. On sait bien que dans un roman qui se présente comme le récit d’un narrateur, le pronom de première personne, le présent de l’indicatif, les signes de la localisation ne renvoient jamais exactement à l’écrivain, ni au moment où il écrit ni au geste même de son écriture ; mais à un alter ego dont la distance à l’écrivain peut être plus ou moins grande et varier au cours même de l’œuvre. Il serait tout aussi faux de chercher l’auteur du côté de l’écrivain réel que du côté de ce locuteur fictif ; la fonction-auteur s’effectue dans la scission même –dans ce partage et cette distance. On dira, peut-être, que c’est là seulement une propriété singulière du discours romanesque ou poétique : un jeu où ne s’engagent que ces « quasi-discours ». En fait, tous les discours, qui sont pourvus de la fonction-auteur comportent cette pluralité d’ego. »



Texte d’étude 8
« L’auteur –ou ce que j’ai essayé de décrire comme la fonction-auteur- n’est sans doute qu’une des spécifications possibles de la fonction-sujet. Spécification possible, ou nécessaire ? A voir les modifications historiques qui ont eu lieu, il ne paraît pas indispensable, loin de là, que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme, dans sa complexité, et même dans son existence. On peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais. Tous les discours, quel que soit leur statut, leur forme, leur valeur, et quel que soit le traitement qu’on leur fait subir, se dérouleraient dans l’anonymat du murmure. On n’entendrait plus les questions si longtemps ressassées : « Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? Et qu’a-t-il exprimé du plus profond de lui-même dans son discours ? » Mais d’autres comme celles-ci : « Quels sont les modes d’existence de ce discours ? D’où a-t-il été tenu, comment peut-il circuler, et qui peut se l’approprier ? Quels sont les emplacements qui y sont ménagés pour des sujets possibles ? Qui peut remplir ces diverses fonctions de sujet ? » Et, derrière toutes ces questions, on n’entendrait guère que le bruit d’une indifférence : « Qu’importe qui parle. »

Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Dits et écrits, I,  Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque des Histoires ». Edition établies sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, p.789-821.


Biblio express
Barthes, Roland, « La mort de l’auteur », Le Bruissement de la langue, IV, Paris, Editions du Seuil, 1984, « Poétique », p.61-67.
Foucault, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Dits et écrits, I,  Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque des Histoires ». Edition établies sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, p.789-821.





Cours 5
Naissance de l’œuvre littéraire
Présentation : Dans quelles circonstances l’œuvre littéraire voit-elle le jour ? Est-ce le génie ? Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire, c’est-à-dire, qu’est-ce qui fait qu’un texte est une œuvre littéraire ou pas ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on va s’appliquer à répondre dans ce cours.

Objectifs : Analyser les circonstances de la naissance d’une œuvre littéraire ; étudier les relations entre l’auteur et la société dans la création d’une œuvre littéraire ; définir ce qu’est une œuvre littéraire.



Texte d’étude : Ion, par Platon, 380 av. J.C.

Dans sa République, Platon (428-346 av. J.-C.) critique avec virulence la poésie qu’il estime être une imitation éloignée de la réalité, de flatter l’ego et donc d’empêcher l’homme de diriger raisonnablement la cité. Dans Ion, il reprend cette idée et définit la création poétique comme une inspiration divine. Selon lui, l’œuvre n’est pas une création des hommes une création des Dieux.

« Tous les poètes, auteurs de vers épiques –je parle des bons poètes- ne sont pas tels par l’effet d’un art, mais c’est inspirés par le dieu et possédés par lui qu’ils profèrent tous ces beaux poèmes. La même chose se produit aussi chez les poètes lyriques, chez ceux qui sont bons. Comme les Corybantes qui se mettent à danser dès qu’ils ne sont plus en possession de leur raison, ainsi font les poètes lyriques : c’est quand ils n’ont plus leur raison qu’ils se mettent à composer ces beaux poèmes lyriques. Davantage, dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et dans le rythme, aussitôt ils sont pris de transports bacchiques et se trouvent possédés. Tout comme les Bacchantes qui vont puiser aux fleuves du miel et du lait quand elles sont possédées du dieu, mais non plus quand elles ont recouvré leur raison. C’est bien ce que fait aussi l’âme des poètes lyriques, comme ils le disent eux-mêmes. Car les poètes nous disent à nous –tout le monde sait cela-que, puisant à des sources de miel alors qu’ils butinent sur certains jardins et vallons des Muses, ils nous en rapportent leurs poèmes lyriques et, comme les abeilles, voilà que eux aussi se mettent à voltiger. Là, ils disent la vérité. Car c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de composer avant de se sentir inspiré par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui. Mais aussi longtemps qu’il garde cette possession-là, il n’y a pas un homme qui soit capable de composer une poésie ou de chanter des oracles. »

Platon, Ion, Paris, Flammarion, 1989. Traduit du Grec par M. Canto, p.100-103.



Texte d’étude : Pour une sociologie du roman, par Lucien Goldmann, 1964.

Philosophe marxiste et sociologue de la création littéraire, Lucien Golmann (1913-1970) a développé dans ses travaux –Le Dieu caché, Pour une sociologie du roman- la théorie selon laquelle l’œuvre est une vision du monde qui n’est pas la création d’un individu mais d’un groupe d’individus, vision à laquelle l’auteur est celui qui va donner une forme.

« La sociologie littéraire orientée vers le contenu a souvent un caractère anecdotique et s’avère surtout opératoire et efficace lorsqu’elle étudie des œuvres de niveau moyen ou des courants littéraires, mais perd progressivement tout intérêt à mesure qu’elle approche les grandes créations.
Sur ce point, le structuralisme génétique a représenté un changement total d’orientation, son hypothèse fondamentale étant précisément que le caractère collectif de la création littéraire provient du fait que les structures de l’univers de l’œuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des contenus, c’est-à-dire de la création d’univers imaginaires régis par ces structures, l’écrivain a une liberté totale. L’utilisation de l’aspect immédiat de son expérience individuelle pour créer ces univers imaginaires est sans doute fréquente et possible mais nullement essentielle et sa mise en lumière ne constitue qu’une tâche utile mais secondaire de l’analyse littéraire.
En réalité, la relation entre le groupe créateur et l’ouvrage se présente le plus souvent sur le modèle suivant : le groupe constitue un processus de structuration qui élabore dans la conscience de ses membres des tendances affectives, intellectuelles et pratiques, vers une réponse cohérente aux problèmes que posent leurs relations avec la nature et leurs relations inter-humaines […]. Aussi les catégories mentales n’existent-elles dans le groupe que sous forme de tendances plus ou moins avancées vers une cohérence que nous avons appelée vision du monde, vision que le groupe ne crée donc pas, mais dont il élabore (et il est seul à pouvoir les élaborer) les éléments constitutifs et l’énergie qui permet de les réunir. Le grand écrivain est précisément l’individu exceptionnel qui réussit à créer dans un certain domaine, celui de l’œuvre littéraire (ou picturale, conceptuelle, musicale, etc.), un univers imaginaire, cohérent ou presque rigoureusement cohérent, dont la structure correspond à celle vers laquelle tend l’ensemble du groupe ; quant à l’œuvre, elle est, entre autres, d’autant plus médiocre ou plus importante que sa structure s’éloigne ou se rapproche de la cohérence rigoureuse. »

Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Editions du Seuil, 1964, « Tel », p.345-346.



Texte d’étude : « La littérature, objet parasite du langage », Essais critiques, par Roland Barthes, 1964.

Sémiologue, théoricien de la littérature, Roland Barthes (1915-1980) s’est intéressé aux relations entre la littérature et le langage. Selon lui, la littérature est d’abord un « objet parasite du langage », ainsi qu’il s’en explique dans cet extrait de ses Essais critiques.

 « Il y a un statut particulier de la littérature qui tient à ceci, qu’elle est faite avec du langage, c’est-à-dire avec une matière qui est déjà signifiante au moment où la littérature s’en empare : il faut que la littérature se glisse dans un système qui ne lui appartient pas mais qui fonctionne malgré tout aux mêmes fins qu’elle, à savoir : communiquer […]. Structuralement, la littérature n’est qu’un objet parasite du langage ; lorsque vous lisez un roman, vous ne consommez pas d’abord le signifié « roman » ; l’idée de littérature (ou d’autres thèmes qui en dépendent) n’est pas le message que vous recevez ; c’est un signifié que vous accueillez en plus, marginalement ; vous le sentez vaguement flotter dans une zone paroptique ; ce que vous consommez, ce sont les unités, les rapports, bref les mots et la syntaxe du premier système (qui est la langue française) ; et cependant l’être de ce discours que vous lisez (son « réel »), c’est bien la littérature, et ce n’est pas l’anecdote qu’il vous transmet ; en somme, ici, c’est le système parasite qui est principal, car il détient la dernière intelligibilité de l’ensemble : autrement dit, c’est lui qui est le « réel ». Cette sorte d’inversion retorse des fonctions explique les ambiguïtés bien connues du discours littéraire : c’est un discours auquel on croit sans y croire, car l’acte de lecture est fondé sur un tourniquet incessant entre les deux systèmes : voyez mes mots, je suis langage, voyez mon sens, je suis littérature. »

Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Editions du Seuil, 1964, « Poétique », p.262.



Texte d’étude : « Qu’est-ce qu’un auteur ? », par Michel Foucault, 1969.

Dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Michel Foucault (1926-1984) propose une série de réflexions sur la notion d’auteur et sur les problèmes qu’elle pose. Il revient aussi sur la notion d’œuvre. A partir de quand peut-on parler d’une œuvre ? Qu’est-ce qui ressortit de l’œuvre et qu’est-ce qui n’en ressortit pas ? etc.

« « Qu’est-ce qu’une œuvre ? Qu’est-ce donc que cette curieuse unité qu’on désigne du nom d’œuvre ? De quels éléments est-elle composée ? Une œuvre, n’est-ce pas ce qu’a écrit celui qui est un auteur ? » On voit les difficultés surgir. Si un individu n’était pas un auteur, est-ce qu’on pourrait dire que ce qu’il a écrit, ou dit, ce qu’il a laissé dans ses papiers, ce qu’on a pu rapporter de ses propos, pourrait être appelé une « œuvre » ? Tant que Sade n’a pas été un auteur, qu’étaient donc ses papiers ? Des rouleaux de papier sur lesquels, à l’infini, pendant ses journées de prison, il déroulait ses fantasmes. Mais supposons qu’on ait affaire à un auteur : est-ce que tout ce qu’il a écrit ou dit, tout ce qu’il a laissé derrière lui fait partie de son œuvre ? Problème à la fois théorique et technique. Quand on entreprend de publier, par exemple, les œuvres de Nietzsche, où faut-il s’arrêter ? Il faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce « tout » ? Tout ce que Nietzsche a publié lui-même, c’est entendu. Les brouillons de ses œuvres ? Evidemment. Les projets d’aphorismes ? Oui. Les ratures également, les notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l’intérieur d’un carnet rempli d’aphorismes, on trouve une référence, l’indication d’un rendez-vous ou d’une adresse, une note de blanchisserie : œuvre, ou pas œuvre ? Mais pourquoi pas ? Et cela indéfiniment. Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre ? La théorie de l’œuvre n’existe pas, et ceux qui, ingénument, entreprennent d’éditer des œuvres manquent d’une telle théorie et leur travail empirique s’en trouve bien vite paralysé. »

Foucault, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Dits et écrits, I,  Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque des Histoires ». Edition établies sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, p.789-821.





Cours 6
L’œuvre et le réel

Présentation : Les théoriciens de la littérature se sont très tôt intéressés aux relations existant entre la littérature et le réel et longtemps, des auteurs se sont évertués à traduire le plus fidèlement possible le réel dans leur univers littéraire. Qu’est-ce qui se joue entre le réel et la littérature ? La littérature a-t-elle le pouvoir d’imiter le réel ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce cours.

Objectifs : Analyser les relations entre la littérature et le réel ; analyser quelques postures sur les tentatives menées pour imiter le réel ; analyser une facétieuse tentative d’imitation du réel.



Texte d’étude 1 : Préface de Cromwell, par Victor Hugo (1827)

Poète, dramaturge, romancier, homme politique… Victor Hugo (1802-1885) s’est illustré dans tous les genres littéraires. Il est également l’auteur de plusieurs textes critiques parmi lesquels figure sa « Préface » à son drame Cromwell, critique sans concession des règles du théâtre classique.

« Afin de montrer que, loin de démolir l’art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons d’indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature. Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue. L’art ne peut donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue, de la nature vue hors de l’art, à la représentation d’une pièce romantique, du Cid, par exemple. __ Qu’est cela ? dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n’est pas naturel de parler en vers. __ Comment voulez-vous donc qu’il parle ? __ En prose. __ Soit. Un instant après : __ Quoi, reprendra-t-il s’il est conséquent, le Cid parle français ! __ Eh bien ? __ La nature veut qu’il parle sa langue, il ne peut parler qu’espagnol. __ Nous n’y comprendrons rien ; mais soit encore. __ Vous croyez que c’est tout ? Non pas ; avant la dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si ce Cid qui parle est le véritable Cid, en chair et en os ? De quel droit cet acteur, qui s’appelle Pierre ou Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux. __ Il n’y a aucune raison pour qu’il n’exige pas ensuite qu’on substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette fois dans cette voie, la logique nous tient au collet, on ne peut plus s’arrêter. On doit donc reconnaître, sous peine de l’absurde, que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts […]. »

Victor Hugo, « Préface », Cromwell, Paris, Flammarion, 1999, “GF”.



Texte d’étude 2 : « Préface » de Pierre et Jean, par Guy de Maupassant, 1888.

Disciple de Gustave Flaubert, Guy de Maupassant a composé plus de trois cents contes et nouvelles et plusieurs romans ressortissant de l’esthétique réaliste ou naturaliste. Pierre et Jean n’est pas son roman le plus connu mais il est précédé d’une importante préface consacrée au réalisme et à l’écrivain réaliste.

« Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose donc, ­ ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers. Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l'à­ côté. Un exemple entre mille : le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable sur la terre. Mais pouvons­-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident ? La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer. Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-­mêle de leur succession. J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes. »

Guy de Maupassant, « Préface », Pierre et Jean, Paris, Gallimard, 1999, « Folio ». Edition établie par André Fermigier.



Texte d’étude 3 : Le Temps retrouvé, par Marcel Proust, 1927.

S’il a livré toute une série de réflexions théoriques sur la littérature dans sa correspondance et dans divers essais, en particulier dans son Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust (1871-1922) a également développé un certain nombre d’observations dans son œuvre majeure : La Recherche du temps perdu, comme c’est ici le cas dans cet extrait du Temps retrouvé

« […] la littérature qui se contente de « décrire les choses », d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à la goûter de nouveau. C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable […]. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément –rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui- rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art  à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. »

Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1983, « Bibliothèque de La Pléiade ». Edition établie par Pierre Clarac et André Ferré, p.885 et 889.



Texte d’étude 4 : Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, par Erich Auerbach, 1946.

Philologue allemand, Erich Auerbach (1892-1957) fait partie des théoriciens qui se sont le plus intéressés aux représentations du réel dans la littérature dans Mimésis, son œuvre majeure, en partie composée en exil. Caractéristique de sa méthode, l’analyse sourcilleuse d’un passage littéraire, ici un extrait de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost.

« « On nous servit à souper. Je me mis à table d'un air fort gai; mais à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m'en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s'attachaient sur moi d'une autre façon qu'ils n'avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si c'était de l'amour ou de la compassion, quoiqu'il me parût que c'était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la même attention ; et peut-être n'avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler, ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux: perfides larmes! Ah Dieux! m'écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon ; vous êtes affligée jusqu'à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines. Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous les empressements de l'amour, de me découvrir le sujet de ses pleurs ; j'en versai moi-même en essuyant les siens ; j'étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps que j'étais ainsi tout occupé d'elle, j'entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l'escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser et s'échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu'elle ferma aussitôt sur elle. Je me figurai qu'étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. J'allai leur ouvrir moi-même. A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je reconnus pour les laquais de mon père. »

[…] Dans notre texte, tout le cours de l’action rappelle, par son intimité, le « cadre domestique » de maintes descriptions de la fin du moyen âge ; mais il lui manque l’élément créaturel si caractéristique de ces dernières. On y trouve plutôt une élégance coquette et sans faille ; le sujet de même que sa représentation sont bien éloignés de tout approfondissement existentiel. Comme les illustrations des graveurs qui, vers la même époque, poussèrent leur art jusqu’à la perfection, il nous offre une image joliment cadrée, vivante et intime, pour laquelle on peut employer le terme d’intérieur. Manon Lescaut, comme bien d’autres œuvres contemporaines ou un peu postérieures, abonde en intérieurs de ce genre, dont la nette élégance, la sentimentalité larmoyante et la frivolité érotico-morale constituent un mélange unique en son genre. Les sujets de ces tableaux sont fournis par des scènes de la vie amoureuse ou familiale où domine tantôt l’élément érotique, tantôt l’élément sentimental, mais où l’un ou l’autre est rarement absent. Sitôt que l’occasion le permet, les vêtements, les objets, le mobilier sont décrits ou évoqués d’une plume minutieuse et coquette qui prend plaisir à la couleur et au mouvement des scènes qu’elle peint. On n’observe pas, dans ces œuvres, une stricte séparation des styles ; des personnages secondaires appartenant à toutes les classes, des transactions commerciales, toute une série de scènes puisées dans la vie contemporaine s’entretissent à l’action principale ; les intérieurs sont en même temps des « tableaux de mœurs ». »

Eric Auerbach, « Le souper interrompu » [in] Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1977, « Tel », p.395-399.



Texte d’étude 5 : Si par une nuit d’hiver un voyageur, par Italo Calvino, 1979.

Théoricien de la littérature, romancier et conteur, Italo Calvino (1923-1985) s’est amusé dans Si par un nuit d’hiver un voyageur à composer un roman dans lequel le lecteur est un personnage qui fait pleinement partie intégrante de la fiction, questionnant par la même occasion les relations existant entre l’auteur, l’œuvre, le réel et le lecteur.

« Tu vas commencer le nouveau roman d'Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t'entoure s'estomper dans le vague. La porte, il vaut mieux la fermer ; de l'autre côté, la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : "Non, je ne veux pas regarder la télévision !" Parle plus fort s'ils ne t'entendent pas : "Je lis ! Je ne veux pas être dérangé." Avec tout ce chahut, ils ne t'ont peut-être pas entendu : dis-le plus fort, crie : "Je commence le nouveau roman d'Italo Calvino !" Ou, si tu préfères, ne dis rien ; espérons qu'ils te laisseront en paix. »

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Editions du Seuil, 1979, « Points Seuil ».


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Auerbach, Erich, « Le souper interrompu » [in] Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1977, « Tel », p.395-399.
Calvino, Italo, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Editions du Seuil, 1979.
Hugo, Victor, « Préface », Cromwell, Paris, Flammarion, 1999, “GF”.
Maupassant, Guy de, « Préface », Pierre et Jean, Paris, Gallimard, 1999, « Folio ». Edition établie par André Fermigier.
Proust, Marcel, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1983, « Bibliothèque de La Pléiade ». Edition établie par Pierre Clarac et André Ferré.