Littérature classique


Cours 1
Introduction
Présentation : Quand commence et s’achève le dix-septième siècle ? À quoi correspondent les notions d’âge baroque, d’âge classique, de classicisme ? Quels règnes ont marqué ce siècle ? Quelles querelles politiques, littéraires, religieuses l’ont animé ? C’est à ces questions qu’on s’appliquera à répondre dans ce cours à la découverte ou plutôt à la redécouverte du dix-septième siècle.

Objectifs : Définir les conditions de la production littéraire au dix-septième siècle, ainsi que les cadres chronologiques, religieux et intellectuels de la période.


Texte d’étude 1 : Britannicus, I, 1, par Jean Racine, 1669.
Dramaturge et poète, Jean Racine (1639-1699) est considéré comme l’une des plus importants auteurs de tragédies de la littérature du dix-septième siècle, pour la rigueur de ses constructions dramatiques et l’efficacité de son écriture. Il est notamment l’auteur de Phèdre, Bérénice, Bajazet, Iphigénie… Les vers qui suivent constituent les premières répliques de Britannicus.

Acte premier

Scène I - Agrippine, Albine
Albine - Quoi ? tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut−il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.

Agrippine - Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré.
L'impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.

Jean Racine, Britannicus, Paris, Gallimard, 1995, « Folio Théâtre ». Édition établie par Georges Forestier.


Texte d’étude 2 : « Le Loup et l’Agneau », par Jean de La Fontaine, 1668.

Poète, Jean de La Fontaine (1620-1695) est connu pour ses Fables, qui mettent principalement en scène des animaux dans des histoires facétieuses dont une des finalités est de délivrer une morale. Il est également l’auteur de contes en vers et en prose. Les Fables, qui ont été publiées en trois recueils entre 1668 et 1694, sont une des œuvres majeures de la période classique.

 « Le Loup et l’Agneau »

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Jean de La Fontaine, « Le Loup et l’Agneau » [in] Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2002, « Les Classiques de poche ». Édition établie par Jean-Charles Darmon.


Texte d’étude 3 : « Chacun alors se mit en train », par Etienne Martin Pinchesne, s.d.

Contrôleur de la maison du roi, Etienne Martin Pinchesne (1616-1680) est surtout connu comme le neveu d’un célèbre poète de l’époque, Vincent Voiture. Il est l’auteur de pièces en vers burlesques ou libertines, qui reflètent un aspect méconnu de la littérature du dix-septième siècle : celui de l’esprit de bohème littéraire qui s’est opposé au classicisme.

Chacun alors se mit en train,
L’un l’autre on se prit par la main
Et d’une façon délectable
Comme l’on fit au dernier jour
La troupe, en se levant de table,
Dansa le branle tout autour.
Ensuite, étant las de baller,
Il fallut enfin s’en aller,
Saouls et replets comme des grives,
Par des chemins assez glissants
Faisant, en postures naïves,
Rire tant soit peu les passants
Ce fut lors, si tu t’en souviens,
Qu’étant aussi suivi des miens,
Nous passions au coin de la Halle
Et que l’on crut, en nous voyant,
Voir passer une Bacchanale,
Tant nos pas allaient tournoyant.

Etienne Martin Pinchesne, « Chacun alors se mit en train » [in] Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations », p.12.


Texte d’étude 4 : Paul Scarron, Le Roman comique, 1657.

Auteur de nombreuses comédies inspirées de sujets espagnols, Paul Scarron (1610-1660) est surtout connu pour son Roman comique, œuvre burlesque qui marque un renouveau du roman au dix-septième siècle.

Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son Char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il lie voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restoit du jour en moins d'un demi- quart d'heure mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hannir et les avertissoit que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il étoit entre cinq et six, quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette etoit attelée de quatre boeufs fort maigres, conduits par une jument poulinière, dont le poulain allait et venoit à l’entour de la charrette, comme à petit fou. qu'il etoit. La charette était pleine de coffres, de malles, et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide, au haut de laquelle paraissait une demoiselle, habillée moitié ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette; il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvroit un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison, qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau il n'avait qu'un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs; et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ebauché et auquel on n'avoit pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette, ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une epée qui était si longue qu'on ne s'en pouvoit aider adroitement sans fourchette. Il partoit des chausses troussées à bas d'attache, comme celle des comediens quand ils representent un héros de l'antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l'antique, que les boues avaient gâtés jusqu'à la cheville du pied.

Paul Scarron, Le Roman comique, Paris, Flammarion, 1993, « GF ». Édition établie par Yves Giraud.


Texte d’étude 4 : Art poétique, par Nicolas Boileau, 1674.

Auteur de satires et d’épîtres, historiographe du roi, Nicolas Boileau (1636-1711) est l’auteur de diverses œuvres critiques parmi lesquelles figure son Art poétique, dans lequel il se livre notamment à une critique des écrivains qui négligent leur art au profit de larges rétributions.

Que les vers ne soient pas votre éternel emploi ;
Cultivez vos amis, soyez homme de foi :
C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre,
Il faut savoir encor et converser et vivre.
Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain
Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain.
Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime ;
Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
Qui, dégoûtés de gloire et d'argent affamés,
Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire
Et font d'un art divin un métier mercenaire.

Nicolas Boileau, Art poétique, Paris, Flammarion, 1998, « GF ». Édition établie par Sylvain Menant.


Document : « L’écrivain professionnel », par Xavier Darcos et Bernard Tartayre, 1987.

« Le développement des salons, l’apparition de la presse, l’intervention du pouvoir sur les lettres : autant de facteurs bien différents qui ont, chacun à leur manière, modifié la situation sociale de l’écrivain en l’obligeant à ne plus vivre en « docte » reclus en son cabinet. Soucieux d’une audience plus large, désireux de « plaire et toucher », l’écrivain se mêle à la bonne société et tâche de tirer de sa plume des revenus décents.
Les trois principales sources de gain sont les dédicaces, les pensions et les droits d’auteur. L’usage de la dédicace, prétexte à flatter les Grands, est rémunérateur. Corneille reçoit 200 pistoles du financier M. de Montauron pour lui avoir dédié Cinna. Ce genre de mécénat risque de transformer l’écrivain en domestique laudatif. Ainsi peut-on dire qu’il « appartient » à son protecteur : Saint-Amant au Duc de Retz, Voiture à Gaston d’Orléans, La Bruyère au Prince de Condé, La Fontaine – et Molière à ses débuts – à Fouquet.
Mais c’est Louis XIV qui, développant et organisant le mécénat officiel, crée une véritable clientèle littéraire. Dès 1662, le roi charge Colbert de repérer les meilleurs auteurs et de se les attacher. Aidé de Chapelain, qui devient ainsi le juge tout-puissant du mérite des écrivains. Colbert fait dresser une liste d’une centaine de « gens de lettres ». À l’été de 1663, le premier état de gratifications se présente ainsi :

Auteurs
Livres


Mézeray
4000
Conrart
1500
Chapelain
3000
Gombauld
1200
Pierre Corneille
2000
Cotin
1200
Ménage
2000
Molière
1000
Benserade
1500
Thomas Corneille
1000
Huet
1500
Abbé de Pure
1000
Perrault
1500
Quinault
800
Perrot d’Ablancourt  
1500
Racine
600

Cette liste donne une idée de la notoriété respective des hommes de lettres de 1663, mais aussi de leur soumission au roi. Mézeray est en effet historiographe du roi, Chapelain sert de « ministre des lettres », etc. Ainsi, pendant plus de trente ans, les auteurs vont être pensionnés. Les allocations annuelles varient, mais les bons serviteurs sont bien payés. Racine, par exemple, passe à 800 livres en 1665, 1200 en 1667, 1500 en 1669, 2000 en 1678. En 1671, l’ensemble des subventions royales s’élève à 100 500 livres. Ce n’est qu’après 1690 que le total va sensiblement diminuer : les constructions royales –Versailles en particulier – ont vidé les caisses. »

Xavier Darcos et Bernard Tartayre, « L’écrivain professionnel » [in] XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations », p.15.



Biblio express
Boileau, Nicolas, Art poétique, Paris, Flammarion, 1998, « GF ». Édition établie par Sylvain Menant.
La Fontaine, Jean de, « Le Loup et l’Agneau » [in] Fables, Paris, Le Livre de Poche, 2002, « Les Classiques de poche ». Édition établie par Jean-Charles Darmon.
Pinchesne, Etienne Martin, « Chacun alors se mit en train » [in] Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1987, « Perspectives & confrontations », p.12.
Racine, Jean, Britannicus, Paris, Gallimard, 1995, « Folio Théâtre ». Édition établie par Georges Forestier.
Scarron, Paul, Le Roman comique, Paris, Flammarion, 1993, « GF ». Édition établie par Yves Giraud.





Cours 2
De la mouvance baroque à la crise de la poésie
Présentation : Au cours de la première moitié du dix-septième siècle, s’épanouit en France, dans les arts, et notamment dans la poésie, un mouvement assez original : le baroque. Mais cette période voit également apparaître des traits annonciateurs du classicisme et la poésie connaître ce qu’on nomme une « crise » sous l’impulsion d’individus qui ont placé leurs œuvres sous le signe de la rupture, de l’irrévérence et de l’excentricité. 

Objectifs : Définir la mouvance baroque ; caractériser les premières intuitions du classicisme ; analyser les caractéris-tiques de la crise poétique qui apparaît à la même époque.


Texte d’étude 1 : « La vie est un songe », par Jacques Vallée des Barreaux, 1623.

Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673) est connu pour avoir été un des grands libertins de son temps. Il est l’auteur de chansons et de poésies empreintes d’athéisme.

Tout n'est plein ici bas que de vaine apparence,
Ce qu'on donne à sagesse est conduit par le sort,
L'on monte et l'on descend avec pareil effort,
Sans jamais rencontrer l'état de consistance.
Que veiller et dormir ont peu de différence,
Grand maître en l'art d'aimer, tu te trompes bien fort
En nommant le sommeil l'image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.
Comme on rêve en son lit, rêver en la maison,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d'une à une autre envie,
Travailler avec peine et travailler sans fruit,
Le dirai-je, mortels, qu'est-ce que cette vie ?
C'est un songe qui dure un peu plus qu'une nuit.

Jacques Vallée des Barreaux, « La vie est un songe » [in] Œuvres, 1623.


Texte d’étude 2 : « De l’Amour et de la Mer », par François de La Rochefoucauld, 1665.

Moraliste et mémorialiste, François de La Rochefoucauld (1613-1680) est principalement connu pour ses Maximes et ses Réflexions diverses.

Ceux qui ont voulu nous représenter l’amour et ses caprices l’ont comparé en tant de sortes à la mer qu’il est malaisé de rien ajouter à ce qu’ils en ont dit. Ils nous ont fait voir que l’un et l’autre ont une inconstance et une infidélité égales, que leurs biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les plus heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les écueils sont toujours à craindre, et que souvent même on fait naufrage dans le port. Mais en nous exprimant tant d’espérances et tant de craintes, ils ne nous pas assez montré, ce me semble, le rapport qu’il y a d’un amour usé, languissant et sur sa fin, à ces longues bonaces, à ces calmes ennuyeux, que l’on rencontre sous la ligne : on est fatigué d’un grand voyage, on souhaite de l’achever ; on voit la terre, mais on manque de vent pour y arriver ; on se voit exposé aux injures des saisons ; les maladies et les langueurs empêchent d’agir ; l’eau et les vivres manquent ou changent de goût ; on a recours inutilement aux secours étrangers ; on essaye de pêcher, et on prend quelques poissons, sans en tirer de soulagement ni de nourriture ; on est las de tout ce qu’on voit, on est toujours avec ses mêmes pensées, et on est toujours ennuyé ; on vit encore, et on a regret à vivre ; on attend des désirs pour sortir d’un état pénible et languissant, mais on n’en forme que de faibles et d’inutiles.

François de La Rochefoucauld, « De l’Amour et de la Mer » [in] Réflexions diverses, 1665.


Texte d’étude 3 : « Victoire de la constance », par François de Malherbe, 1627.

Poète français, François de Malherbe (1555-1628) s’est appliqué dans ses œuvres à employer la langue la plus pure, critique sévèrement les poètes maniéristes et baroques pour leurs excentricités.

« Victoire de la constance »

        Enfin cette Beauté m’a la place rendue,
Que d’un siège si long elle avait défendue ;
Mes vainqueurs sont vaincus : ceux qui m’ont fait la loi
                La reçoivent de moi
       
J’honore tant la Palme acquise en cette guerre
Que si victorieux des deux bouts de la terre,
J’avais mille Lauriers de ma gloire témoins,
                Je les priserais moins.

Au repos où je suis tout ce qui me travaille,
C’est le doute que j’ai qu’un malheur qui m’assaille
Qui me sépare d’elle, et me fasse lâcher
                Un bien que j’ai si cher.

Il n’est rien ici-bas d’éternelle durée :
Une chose qui plaît n’est jamais assurée :
L’épine suit la Rose, et ceux qui sont contents
                Ne le sont pas longtemps.

Et puis qui ne sait point que la mer amoureuse
En sa bonace même est souvent dangereuse :
Et qu’on y voit toujours quelques nouveaux rochers
Inconnus aux Nochers ? […]

François de Malherbe, « Victoire de la constance », [in] Stances, 1627, stances 1 à 5.


Texte d’étude 4 : « Satire IX », par Mathurin Régnier, 1608.

Poète satirique, Mathurin Régnier (1573-1613) s’est illustré en signant des épîtres, des élégies, des poésies, mais surtout, des satires, dans lesquelles il s’en prend non sans humour à ses contemporains et notamment aux poètes s’inspirant des préceptes de Malherbe.

Ronsard en son métier n’était qu’un aprentif ;
Il avait le cerveau fantastique et rétif ;
Desportes n’est pas net, du Bellay trop facile ;
Belleau ne parle pas comme on parle à la ville.
Il a des mots hargneux, bouffis et relevés,
Qui du peuple aujourd’hui ne sont pas approuvés.
        Comment ! il nous faut donc, pour faire une œuvre grande
Qui de la calomnie et du temps se défende,
Qui trouve quelque place entre les bons auteurs,
Parler comme à Saint-Jean parlent les Crocheteurs !
        Encore je le veux, pourvu qu’ils puissent faire
Que ce beau savoir entre en l’esprit du vulgaire :
Et quand les Crocheteurs seront Poètes fameux,
Alors sans me fâcher je parlerai comme eux […].

Mathurin Régnier, « Satire IX » [in] Satires, 1608.


Texte 5 : « Les goinfres », par Marc Antoine Girard de Saint-Amant, 1642.

Poète libertin, Marc Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661) a signé des odes, des sonnets, des idylles et une épopée qui l’ont hissé au rang des meilleurs poètes de son temps.

Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l'hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;

Hausser notre chevet avec une escabelle,
Etre deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui, bâillant au soleil, se grattent sous l'aisselle ;

Mettre au lieu de bonnet la coiffe d'un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise d'un manteau
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards, d'un vieux hôte irrité,
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C'est ce qu'engendre enfin la prodigalité.

Marc Antoine Girard de Saint-Amant, « Les goinfres » [in] Œuvres diverses du sieur de Saint-Amant, 1642.



Document : « La crise de la poésie française », par Jacques Morel, 1973.

« La véritable crise de la poésie française peut en effet être résumée dans une querelle qui opposa entre 1605 et 1609 un Malherbe tout nouvellement, mais superbement installé à Paris, et la troupe des ronsardiens groupée autour de Régnier, neveu et vengeur de son oncle Desportes. La lutte a, certes, par bien des aspects, dépassé le cadre des doctrines littéraires : elle a opposé une liberté satirique parfois cruelle à une discipline insupportable aux vigoureux amis de la reine Margot ; elle est apparue aussi comme l’affrontement du parti catholique intransigeant, qui domine chez la reine Marie de Médicis, et du groupe indulgent des sages qui fréquentent Marguerite de Valois. Mais elle a surtout donné occasion d’exprimer le décalage d’un esprit traditionnel, fait d’érudition, de soumission aux maîtres de l’Antiquité et de la Pléiade, de croyance en la toute-puissance de l’inspiration, et d’une conception nouvelle de la poésie, précisément disciplinée, toujours nette sinon toujours facile, attendant moins de la « science » et des Muses que de la simple raison (c’est-à-dire du jugement naturel) et du travail. Malherbe entend faire la toilette de l’héritage de la Pléiade et parfaire son œuvre au nom d’un idéal politique universel. Régnier et ses amis gardent tout d’un héritage qu’ils jugent précieux et refusent la compromission avec une prétendue raison qui leur paraît proche du prosaïsme des mauvais poètes contre lesquels Ronsard s’était évertué. »

Jacques Morel, Littérature française. La Renaissance : 1570-1624, Paris, Arthaud, 1973.



Biblio express
Corpus
La Rochefoucauld, François de, « De l’Amour et de la Mer » [in] Réflexions diverses, 1665.
Malherbe, François de, « Victoire de la constance », [in] Stances, 1627, stances 1 à 5.
Régnier, Mathurin, « Satire IX » [in] Satires, 1608.
Saint-Amant, Marc Antoine Girard de, « Les goinfres » [in] Œuvres diverses du sieur de Saint-Amant, 1642.
Vallée des Barreaux, Jacques, « La vie est un songe » [in] Œuvres, 1623.
Varia
Jacques Morel, Littérature française. La Renaissance : 1570-1624, Paris, Arthaud, 1973.





Cours 3
L’Âge d’or du roman ?
Présentation : Le dix-septième siècle est généralement associé aux noms de Corneille, Racine, Molière, et à ceux de quelques moralistes, plus rarement à ceux de romanciers. Or le dix-septième a connu une production romanesque sans précédent, riche et diversifiée, mêlant œuvres médiocres et chefs d’œuvre, qui a connu un immense succès auprès du public. Quelles sont les caractéristiques du roman au dix-septième siècle ? Quelles sont les œuvres majeures ? Pourquoi un tel succès ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles on s’appliquera à répondre dans ce cours.

Objectifs : Caractériser la production romanesque ; présenter quelques grandes œuvres ;  analyser les raisons du succès de ce genre.



Texte d’étude 1 : L’Astrée, par Honoré d’Urfé, 1607-1627.

L’intrigue de L’Astrée, roman fleuve de cinq mille pages d’Honoré d’Urfé (1567-1625) est simple et pourrait se résumer ainsi : dans un cadre bucolique, un berger, Céladon, et une bergère, Astrée, vivent heureux en s’aimant platoni-quement. Astrée, qui croit que Céladon projette de lui être infidèle, décide de le chasser de sa présence. Dans cet extrait, Céladon lui réaffirme son amour.
 « Parce qu’elle voulait s’en aller, il fut contraint de la retenir par sa robe, lui disant : « Je ne vous retiens pas pour vous demander pardon de l’erreur qui m’est inconnue, mais seulement pour vous faire voir quelle est la fin que j’élis pour ôter du monde celui que vous faîtes paraître d’avoir tant en horreur. » Mais elle, que la colère transportait, sans tourner seulement les yeux vers lui, se débattit de telle furie qu’elle échappa, et ne lui laissa autre chose qu’un ruban, sur lequel par hasard il avait mis la main. Elle le soulait porter au-devant de sa robe pour agencer son collet, et y attachait quelquefois des fleurs, quand la saison le lui permettait ; à ce coup elle y avait une bague que son père lui avait donnée. Le triste berger, la voyant partir avec tant de colère, demeura quelque temps immobile, sans presque savoir ce qu’il tenait en la main, quoiqu’il eût les yeux dessus. Enfin, avec un grand soupir, revenant de cette pensée, et reconnaissant ce ruban : « Sois témoin, dit-il, ô cher cordon, que plutôt que de rompre un seul des nœuds de mon affection, j’ai mieux aimé perdre la vie, afin que, quand je serai mort, et que cette cruelle te verra, pour être sur moi, tu l’assures qu’il n’y a rien au monde qui puisse être plus aimé que je l’aime, ni amant plus mal reconnu que je suis. » El lors se l’attachant au bras, et baisant la bague [...], tournant les yeux du côté d’Astrée il se jeta les bras croisés dans la rivière [...].

Honoré d’Urfé, L’Astrée, 1607-1627.



Texte d’étude 2 : Le Berger extravagant, par Charles Sorel, 1627.

Comme la plupart des romans qui ont connu un immense succès, L’Astrée a donné lieu à des parodies. L’une des plus célèbres est sans doute celle de Charles Sorel intitulée Le Berger extravagant, dont voici le début :

« __ Paissez, paissez librement, chères brebis, mes fidèles compagnes : la déité que j’adore a entrepris de ramener la dedans ces lieux la félicité des premiers siècles et l’Amour même qui la respecte se met l’arc en main à l’entrée des bois et des cavernes, pour tuer les loups qui voudraient vous assaillir. Tout ce qui est dans la nature adore Charite. Le soleil, trouvant qu’elle nous donne plus de clarté que lui, n’a plus que faire sur notre horizon, et ce n’est plus que pour la voir qu’il y revient. Mais retourne-t-en, bel astre, si tu ne veux qu’elle te fasse éclipser pour apprêter à rire aux hommes. Ne recherche point ta honte et ton infortune, et te plongeant dans le lit que te prépare Amphitrite, va dormir au bruit de ses ondes.
        Ce sont ces paroles qui furent ouïes un matin de ceux qui les purent entendre, sur la rive de Seine en une prairie proche de Saint-Cloud. Celui qui les proférait chassait devant lui une demi-douzaine de brebis galeuses, qui n’étaient que le rebut des bouchers de Poissy. »  

Charles Sorel, Le Berger extravagant, 1627.



Texte d’étude 3 : « De la cruelle vengeance exercée par une demoiselle sur la personne du meurtrier de celui qu’elle aimait », par François de Rosset, 1614.

Contre la pastorale va se développer le genre des histoires tragiques, dans lequel les auteurs vont s’appliquer à surenchérir dans l’horreur. L’initiateur du genre en France est Francois de Rosset (1571-1619) dont le volume des Histoires tragiques de notre temps va connaître un immense succès.

« [Fleurie] n’avait qu’un simple couvre-chef d’ouvrage, au travers duquel l’on voyait ses cheveux blonds et déliés. Elle portait une cotte de satin incarnat, avec des bandes de clinquant d’argent. Ses bras n’étaient couverts que d’une chemise fine et déliée. Lorsque le gentilhomme l’aperçut, c’est à peine si le contentement qu’il recevait ne le fit mourir dès l’heure même. L’excès de la joie le rendit insensible et muet, lorsqu’elle lui prit la main et lui tint ce langage : « Mon cher ami, l’extrême amour que je vous porte m’a forcée de vous octroyer tant de privautés. Je vous prie, entrons dans ce pavillon, où nous aurons plus de moyens de discourir de nos amours. » Clorizande, sans se douter du piège tendu, entre, mais il n’y eut pas plutôt mis le pied, que le voilà pris d’autres liens que de ceux de l’amour. « Ô traître ! s’écria alors Fleurie, c’est à ce coup que tu recevras le châtiment de l’assassinat que tu as commis en la personne de Lucidamor. Ce qui me fâche, c’est que je ne peux te donner qu’une mort, car mille ne seraient pas suffisantes pour expier ton crime. » Ce disant, elle se rue sur lui et à belles ongles lui égratigne tout le visage. Le misérable veut crier mais Maubrun est là tout près qui lui met un bâillon dans la bouche. Fleurie tire un petit couteau dont elle lui perce les yeux, et puis les lui tire hors de la tête. Elle lui coupe le nez, les oreilles, et, assistée du valet, lui arrache les dents, les ongles, et lui coupe les doigts l’un après l’autre. Le malheureux se démène et tâche de se désempêtrer mais il s’étreint plus fort. Enfin, après qu’elle a exercé mille sortes de cruautés sur ce misérable corps, qu’elle lui a jeté des charbons ardents dans le sein et proféré toutes les paroles injurieuses que la rage apprend à ceux qui ont perdu l’humanité, elle prend un grand couteau, lui ouvre l’estomac et lui arrache le cœur, qu’elle jette dans le feu qu’elle avait auparavant fait allumer dans cette salle […]. » 

François de Rosset, « De la cruelle vengeance exercée par une demoiselle sur la personne du meurtrier de celui qu’elle aimait », dans Histoires tragiques de notre temps, 1614.



Texte d’étude 4 : La Vraie Histoire comique de Francion, par Charles Sorel, 1623.

Dans sa Vraie Histoire comique de Francion, Charles Sorel (1582-1674), dépeint la vie quotidienne de son temps en accordant au libertinage et à l’irréligion une place prépon-dérante. L’histoire de son héros, Francion, est en effet celle de l’apprentissage libertin d’un jeune Breton venu faire ses études à Paris, où il deviendra entre autres poète, avant de partir en Italie où il rencontrera l’amour.

« C’était donc mon passe-temps que de lire des chevaleries, et il faut que je vous dise que cela m’espoinçonnait le courage, et me donnait des désirs nonpareils d’aller chercher les aventures par le monde. Car il semblait qu’il me serait aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié qu’une pomme. J’étais au souverain degré des contentements quand je voyais faire une chapelis horrible de géants déchiquetés menu comme chair à pâté. Le sang qui issait de leurs corps à grand randon faisait un fleuve d’eau rose, où je me baignais moult délicieusement et quelquefois il me venait en l’imagination que j’étais le même Damoiseau qui baisait une gorgiase infante qui avait les yeux verts comme un faucon. Bref, je n’avais plus en l’esprit que rencontres, tournois, que châteaux, que vergers, qu’enchantements, que délices, qu’amourettes : lorsque je me représentais que tout cela n’était que fiction, je disais que l’on avait tort néanmoins d’en censurer la lecture, et qu’il fallait faire en sorte que dorénavant l’on menât un pareil train de vie à celui qui était décrit dedans mes livres : là-dessus je commençais souvent à blâmer les viles conditions à quoi les hommes s’occupent en ce siècle, lesquelles j’ai aujourd’hui en horreur tout à fait. Cela m’avait rendu méchant et fripon, et je ne tenais plus rien du tout de notre pays, non pas même les accents. Car je demeurais avec des Normands, des Picards, des Gascons et des Parisiens, avec qui je prenais de nouvelles coutumes : déjà on me mettait au nombre de ceux que l’on nomme des pestes, et je courais la nuit avec le nerf de bœuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux –pour parler par révérence. J’avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des épingles, la robe toute délabrée, le collet noir et les souliers blancs ; toutes choses qui conviennent bien à un vrai poste d’écolier : et qui me parlait de propreté se déclarait comme ennemi. »

Charles Sorel, La Vraie Histoire comique de Francion, III, 1623.



Texte d’étude 5 : Polexandre, par Marin le Roy de Gomberville, 1637.

Polexandre, de Marin le Roy de Gomberville (1600-1674), inaugure une nouvelle veine, celle du roman héroïque. Mêlant voyages, aventures, péripéties, rebondissements… ces romans multiplient les intrigues secondaires. Dans cet extrait, Polexandre, roi des Canaries parti à la recherche de celle qu’il aime, rencontre un étrange vaisseau…

« Au point du jour, le vaisseau ennemi parut, et fut presque aussitôt joint. Notre héros se jeta le premier dedans. Mais il fut bien étonné de n’y découvrir qu’une horrible solitude. Jamais il ne s’est présenté sur la mer, quoiqu’elle soit le théâtre des prodiges et des nouveautés, rien de si étrange que le spectacle dont il fut frappé. Lorsqu’il se fut avancé jusqu’au principal mât, il vit une femme fort belle et fort bien vêtue qui était attachée à ce mât par les pieds et par les mains. Devant elle, il y avait quatre poteaux, sur lesquels étaient clouées quatre têtes d’hommes ; si entières qu’il était aisé à juger qu’il n’y avait pas longtemps qu’on les avait coupées. La malheureuse spectatrice de ces objets épouvantables tournait pitoyablement les yeux, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ; et bien que Polexandre se présentât devant elle, elle n’interrompit point son funeste exercice. Ce prince, remarquant son extrême beauté au travers de ses afflictions et de ses larmes, fut touché de la voir en un si triste état et lui dit qu’il venait offrir tout ce qu’il pouvait pour sa consolation ou pour sa vengeance. Cette misérable ne fit pas semblant de l’ouïr et ne détourna point les yeux de dessus les têtes coupées. Cette attention et cette fermeté redoublèrent l’étonnement de Polexandre. Il commanda à ses gens de descendre dans les chambres du vaisseau, et voir s’il n’y avait personne à qui il pût se faire entendre. Alcippe et Dicée furent partout, et n’y trouvant ni vivants ni morts, vinrent assurer le roi leur maître qu’il n’apprendrait rien de cette aventure, s’il ne l’apprenait de la bouche de celle qui était liée […]. »

Marin le Roy de Gomberville, Polexandre, 1637.



Texte 6 : Cassandre, par Gautier Coste de La Calprenède, 1642.

La Cassandre de Gautier Coste de La Calprenède (1609-1663) appartient comme le Polexandre de Marin le Roy de Gomberville au genre du roman héroïque. Dans cet extrait, Cassandre et Oroondate, prisonniers, doivent renoncer à leur amour s’ils veulent rester en vie. Mais ils préfèrent mourir que d’être séparés à jamais…

« À ces cruelles paroles, ces illustres et infortunés amants se virent réduits à de pitoyables termes, et toute la constance de laquelle ils s’étaient fortifiés ne les put défendre contre une douleur trop légitime : ils étaient très résolus à mourir l’un et l’autre, et l’amour de leur propre vie n’était pas capable de les toucher ; mais ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre se disposer à la perte de ce qu’ils aimaient, et cette résolution qu’ils devaient prendre, ne pouvant s’établir dans leur esprit sans de grandes contestations et sans de grandes violences, les retint quelques temps et muets et immobiles : ils faisaient toutefois parler leurs yeux par des regards qui expliquaient éloquemment leurs pensées, mais quand ils eurent demeuré quelques temps en cet état, le Prince attachant [ses regards] sur le visage de la Reine, avec une action toute tendre et toute passionnée : « Ma belle Reine, lui dit-il, vous suivrez pour la sûreté de votre vie les voies qui vous déplairont le moins, mais pour la conservation de la mienne, je ne cesserai jamais de vous aimer […]. »

Gautier Coste de La Calprenède, Cassandre, X, 2, 1642.



Document 1 : « Sur le Polexandre », par Maurice Lever.

« Le roman de Gomberville se signale par une incroyable proli-fération d’épisodes s’imbriquant les uns dans les autres. Si l’on y ajoute le foisonnement d’acteurs secondaires, les fausses identités, les déguisements, la narration devient proprement inextricable. Les innombrables déplacements sur terre et sur mer achèvent de désorienter le lecteur. Gomberville lui-même ne s’y retrouvait qu’à grand peine. Ces complications ne sont pas dues à de la maladresse (chaque intrigue isolée est habilement conduite), mais à une volonté délibérée de faire éclater le récit, ou plutôt de le laisser suivre les chemins chaotiques de l’imaginaire. En cela, Polexandre est une œuvre poétique avant la lettre. »

Maurice Lever, Le Roman français au XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1981.



Document 2 : « Le roman en liberté » par Maurice Lever, 1981.

« En un siècle épris de règles, le roman eut la chance –en même temps que l’infortune- d’échapper aux griffes des théoriciens, sinon à celles des censeurs et des moralistes. Nulle « pratique » du roman, comme il en existe pour le théâtre ou la poésie. Point de manuel. Point de savant traité pour en codifier l’écriture. Point de mémorialiste pour en dresser les annales. De tous les genres, il est le plus libre. Il peut faire ce qui lui plaît, à la barge des pédants – et il ne s’en prive pas. Cet insigne privilège ne procède pas, comme on serait tenté de le croire, d’une dérogation flatteuse mais, tout au contraire, du profond mépris où on le tient dans le milieu des doctes, de ceux qui font les lois. On n’octroie pas de statut à des livres qui ne servent, comme dit Furetière, qu’à « faire passer agréablement les heures » et qui occupent, de ce fait, le rang le plus bas dans la stricte hiérarchie des genres. »

Maurice Lever, « Le roman en liberté », dans Le Roman français au XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1981.



Biblio express
Corpus
Gomberville, Marin le Roy de, Polexandre (1637).
La Calprenède, Gautier Coste de, Cassandre (1642).
Rosset, François de, « De la cruelle vengeance exercée par une demoiselle sur la personne du meurtrier de celui qu’elle aimait », dans Histoires tragiques de notre temps (1614), Paris, Le Livre de Poche, 2001, « Classiques de Poche ».

Sorel, Charles, La Vraie Histoire comique de Francion (1623), Paris, Gallimard, 1996, « Folio classique ». Édition établie par Anna Lia Franchetti, Anne Schoysman et Fausta Garavini.

Sorel, Charles, Le Berger extravagant (1627).
Urfé, Honoré d’, L’Astrée (1607-1627), Paris, Gallimard, 1984, « Folio classique ». Choix et édition établis par Jean Lafond.
Études
Lever, Maurice, Le Roman français au XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1981.





Cours 4
La Préciosité
Présentation : C’est principalement autour de poètes que va se constituer une mouvance qui va tenter de raffiner les thèmes et l’écriture baroques : la préciosité. Adeptes d’une langue riche en mots rares, en tours de phrase complexes et en images subtiles, les Précieux vont contribuer à donner au baroque son expression la plus achevée. Quelles sont les sources de cette mouvance ? Quelles sont ses caractéris-tiques ? Qui sont ses représentants emblématiques ? C’est à ces questions qu’on va s’appliquer à répondre dans ce cours.

Objectifs : Identifier les sources de la Préciosité ; carac-tériser cette mouvance ;  présenter les auteurs embléma-tiques de la préciosité et leurs œuvres.



Texte d’étude 1 : Euphues, par John Lyly, 1578.

Euphues de John Lyly (1554-1606) est le récit des aventures d’un jeune noble athénien. Si l’intrigue n’est pas neuve, le style, maniéré, lui, est neuf. 

 « […] For as the bee that gathereth honey out of the weed, when she espieth the fait flower flyeth to the sweetest : or as the kind spaniel though he hunt after birds, yet forsakes them to retrieve the partridge : or as we commonly feed on beef hungerly at first, yet seeing the quail more dainty, change our diet : so I, although I loved Philautus for his good properties, yet seeing Euphues to excel him, I ought by nature to like hime better ; by so much the more therefore my change is to be excused, by how much the more my choice is excellent : and by so much the less I am to be condemned, by how much the more Euphues is to be commended […]. »

John Lyly, Euphues, 1578.

Traduction française : « […] Car tout comme l’avette qui aux herbes des champs enlève leur miel, lorsqu’elle voit la fleur jolie choisit la plus suave ; ou comme l’épagneul gentil chasse tous les animaux, mais les oublie bien vite pour quérir la perdrix ; ou comme bien souvent nous commençons par nous repaître de bœuf pour bientôt nous tourner vers la caille plus exquise ; ainsi moi qui aimais Philantus pour toutes ses vertus, voyant Euphues en tout le surpasser, ne dois-je, de nature, point aimer icelui davantage ? Adoncques pour autant qu’est excellent mon choix, pour autant il convient d’excuser mon revirement ; et d’autant moins devrai-je subir condamnation que d’autant plus il faut d’Euphues faire éloge […]. »

Traduction de Michel Perrin.



Texte d’étude 2 : Polifemo y Galatea, par Luis de Gongora y Argote, 1612.

Comptant parmi les plus grands poètes du Siècle d’or espagnol, Luis de Gongora y Argote (1561-1627) est, par son style à la langue très recherchée, à l’origine du mouvement appelé « gongorisme », qui figure également parmi les sources de la Préciosité.

Purpúreas rosas sobre Galatea
la Alba entre lilios cándidos deshoja :
duda el Amor cuál más su color sea,
o púrpura nevada, o nieve roja.
De su frente la perla es eritrea,
emula vana-. El ciego dios se enoja
y condenado su esplendor, la déjà
penderen oro al nacar de su oreja.

Invidia de las Ninfas y cuidado
de cuantas honra el mar deidades, era :
pompa de el marinero niño alado
que sin fanal conduce su venera.
Verde el cabello, el pecho no escamado,
ronco si, escucha a Glauco la ribera
inducir a pisar la bella ingrata,
en carro de cristal, campos de plata.

Marino joven, las cerúleas sienes
de el más tierno coral ciñe Palemo,
rico de cuantos la agua engendra bienes
de el Faro odioso al Promontorio extremo ;
mas en la gracia igual, si en los desdenes
perdonado algo más que Polifemo,
de la que aún no le oyó y, calzada plumas,
tantas flores pisó comme él espuma.

Luis de Gongora y Argote, Polifemo y Galatea, 1612.

Traduction française : Fable de Polyphème et Galatée, par Luis de Gongora y Argote.

De pourpres roses, sur Galatée,
effeuille l’aube entre lis latescents ;
l’Amour se demande si son front est plutôt
pourpre neigée ou neige rouge ;
de son front la perle érythréenne
est une vaine émule ; l’aveugle dieu s’irrite,
et, méprisant sa réfulgence, il la fait pendre,
sertie dans l’or, à la nacre de son oreille.

Elle était l’envie des nymphes et le souci
de toutes déités que vénère la mer,
splendeur du maritime enfant ailé
qui, sans fanal, conduit sa conque.
Les rivages entendent, verte la chevelure,
la poitrine non squameuse, Glaucus
induire la belle ingrate à parcourir,
sur un char de cristal, des champs d’argent.

Éphèbe marin, ses tempes céruléennes,
du plus ductile corail, Palémon les couronne,
riche de tout ce que l’onde engendre d’opulence,
du Phare odieux au Promontoire extrême ;
mais en la grâce il est égal à Polyphème,
quoique, dans les dédains, un peu plus épargné
par celle qui, sans même l’entendre, chaussée d’ailes
foula autant de fleurs que lui d’écumes.  

Luis de Gongora y Argote, Fable de Polyphème et Galatée, dans Anthologie de la poésie espagnole, Paris, Stock, 1957. Traduction de Mathilde Pomès.



Texte d’étude 3 : « Nera si, ma se’ bella », par Giambattista Marino, 1620.

Poète italien, Giambattista Marino (1569-1625) a séjourné à Paris où ses poèmes, poussant l’art de la métaphore au plus haut degré, ont trouvé un écho dans les cercles précieux. Il est à l’origine du « marinisme », le mouvement qui porte son nom.

Nera si, ma se’ bella, o di natura
Fra le belle d’amor leggiadro mostro.
Fosca è l’alba appo te, perde e s’oscura
Presso l’ebeno tuo l’avorio e l’ostro.

Or quando, or dove il mondo antico o il nostro
Vide si viva mai, senti si pura
O luce uscir di tenebroso inchiostro,
O di spento carbon nascere arsura ?

Servo di chi m’è serva, ecco ch’avolto
Porto di bruno laccio il cor intorno,
Che per candida man non fia mai sciolto.

La’ve piu ardi, o Sol, sol per tuo scorno,
Un Sol è nato, un Sol che nel bel volto
Porta la Notte ed ha negli occhi il Giorno.

Giambattista Marino, « Nera si, ma se’ bella », dans La Lira, 1620.

Traduction française : « Oui tu es noire, mais que tu es belle », par Giambattista Marino.

Oui tu es noire, mais tu es belle, ô toi dont la nature a fait
entre toutes les belles un prodige d’amour plein de charme ;
sombre est l’aurore à côté de toi, vaincus et obscurcis
par ton ébène sont l’ivoire et la pourpre.

Quand donc, où donc, nos ancêtres ou nous-mêmes
avons-nous jamais vu si vive, senti si pure,
une lumière jaillir d’une encre ténébreuse
ou d’un charbon éteint s’embraser le feu ?

Esclave de celle qui est mon esclave, voici que mon cœur
est enserré d’un brun lacet
qu’une main blanche ne dénouera jamais.

Là où tu es le plus ardent, ô Soleil, pour ta seule honte
un soleil est né, un soleil qui en son beau visage
porte la nuit et en ses yeux le jour.

Giambattista Marino, « Oui tu es noire, mais que tu es belle », 1620.



Texte d’étude 4 : « Ma foi, c’est fait », par Vincent Voiture, 1650.

Protégé de Charles d’Orléans, Vincent Voiture (1597-1648) est l’un des poètes majeurs de la fin de l’époque baroque, et l’un des représentants les plus emblématiques du Maniérisme et de la Préciosité.

Ma foi, c'est fait de moi. Car Isabeau
M'a conjuré de lui faire un rondeau.
Cela me met en une peine extrême.
Quoi treize vers : huit en eau, cinq en ème !
Je lui ferais aussitôt un bateau.

En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons-en huit, en invoquant Brodeau,
Et puis mettons : par quelque stratagème.
Ma foi, c'est fait.

Si je pouvais encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l'ouvrage serait beau.
Mais cependant je suis dedans l'onzième,
Et si, je crois que je fais le douzième.
En voilà treize ajusté au niveau.
Ma foi, c'est fait !

Vincent Voiture, « Ma foi, c’est fait », dans Poésies, 1650.



Texte d’étude 5 : « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie », par Vincent Voiture, 1648.

Parce qu’il a été opposé à un sonnet de Benserade dans la recherche du meilleur sonnet, « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie » est l’un des poèmes les plus célèbres de Vincent Voiture. Le nom d’« Uranistes » a été donné à ses défenseurs.

Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie,
L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sût r'appeler ma liberté bannie.

Dès longtemps je connais sa rigueur infinie,
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martyre, et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison, par de faibles discours,
M'incite à la révolte, et me promet secours,
Mais lors qu'à mon besoin je me veux servir d'elle ;

Après beaucoup de peine, et d'efforts impuissants,
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
Et m'y r'engage plus que ne font tous mes sens.

Vincent Voiture « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie », dans Poésies, 1650.



Texte d’étude 6 : « Sonnet de Job », par Isaac de Benserade, 1648.

C’est le « Sonnet de Job », d’Isaac de Benserade (1612-1691), qui a été opposé à « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie », de Vincent Voiture. Le nom de « Jobelins » a été donné à ses défenseurs.

Job de mille tourments atteint
Vous rendra sa douleur connue,
Et raisonnablement il craint
Que vous n’en soyez point émue.

Vous verrez sa misère nue ;
II s’est lui-même ici dépeint :
Accoutumez-vous à la vue
D’un homme qui souffre et se plaint.

Bien qu’il eût d’extrêmes souffrances,
On voit aller des patiences
Plus loin que la sienne n’alla.

Il souffrit des maux incroyables,
II s’en plaignit, il en parla,...
J’en connais de plus misérables.

Isaac de Benserade, « Sonnet de Job », dans Les Œuvres de Monsieur de Benserade, Paris, Charles de Sercy, 1697.



Texte d’étude 7 : « Sonnet », par Pierre Corneille, 1653.

Entrant dans la querelle des Uranistes et des Jobelins, Pierre Corneille a rédigé un sonnet pour donner son avis sur chacun des deux textes, en renvoyant leurs auteurs dos-à-dos…

Deux sonnets partagent la ville,
Deux sonnets partagent la cour,
Et semblent vouloir à leur tour
Rallumer la guerre civile.

Le plus sot et le plus habile
En mettant leur avis au jour,
Et ce qu'on a pour eux d'amour
À plus d'un échauffe la bile.

Chacun en parle hautement
Suivant son petit jugement,
Et, s'il y faut mêler le nôtre,

L'un est sans doute mieux rêvé,
Mieux conduit et mieux achevé ;
Mais je voudrais avoir fait l'autre.

Pierre Corneille, « Sonnet », dans Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1987, « Bibliothèque de la Pléiade ». Édition établie par Georges Couton.



Document 1 : « Baroque et Préciosité », dans Jean-Claude Tournand, Introduction à la vie littéraire du XVIIe siècle, 1984.

« Par le baroque, par le romanesque et la préciosité, le XVIIe siècle a manifesté dans son ensemble, bien qu’inégalement, cette horreur d’une réalité trop vulgaire qui situe d’instinct la beauté hors du cadre habituel de notre monde, et multiplie les efforts pour l’y rejoindre. Le décor que la vie offre naturellement aux sens est refusé par des esprits plus désireux de se reconnaître dans l’objet de leur perception que d’y découvrir une richesse spécifique. Malgré quelques réussites, les poètes de ce temps ont été peu sensibles aux charmes de la nature. La poésie est ailleurs. »

Jean-Claude Tournand, Introduction à la vie littéraire du XVIIe siècle, Paris, Bordas, 1984.



Document 2 : « Fortune de la Préciosité », dans Georges Mongrédien, La Vie littéraire au dix-septième siècle, 1947.

« Loin d’être un mouvement avorté, brisé dans l’œuf par le classicisme, comme on l’a souvent cru, [le mouvement précieux] s’est épanoui librement et a inspiré jusqu’à la fin du règne de Louis XIV une grande partie de la production romanesque et poétique. Les honnêtes gens de la cour et de la ville étaient imprégnés de cette littérature précieuse quand ils jugeaient les œuvres classiques et il faut toujours en tenir compte pour comprendre leurs jugements, leurs réactions et pour se faire une idée du goût du public […].  Loin de se contrarier, ces deux courants ont coulé dans le même sens. Si les précieux ont eu tort de mépriser la sagesse classique, enseignant qu’il n’y a pas de beauté durable ni de vérité profonde en dehors de la nature et de la raison, les classiques, par leur souci primordial de plaire à leurs lecteurs ou à leurs spectateurs, ont pris ce qu’il y avait de bon chez les précieux. Tous avaient au fond la même esthétique, qui érigeait en juge souverain le goût, l’esprit et le bon sens des honnêtes gens ; mais les précieux n’ont jamais su sortir du cercle étroit de leurs ruelles, tandis que les classiques ont su conquérir une audience universelle parce qu’ils apportaient du beau et du vrai une conception valable pour tous les temps et tous les pays. »

Georges Mongrédien, La Vie littéraire au dix-septième siècle, Paris, Taillandier, 1947.



Biblio express
Corpus
Collectif, Anthologie de la poésie française du dix-septième siècle, Paris, Gallimard, 1987, « Poésie / Gallimard ». Édition établie par Jean-Pierre Chauveau.
Corneille, Pierre, « Sonnet », dans Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1987, « Bibliothèque de la Pléiade ». Édition établie par Georges Couton.
Études
MongrÉdien, Georges, La Vie littéraire au dix-septième siècle, Paris, Taillandier, 1947.
Tournand, Jean-Claude, Introduction à la vie littéraire du XVIIe siècle, Paris, Bordas, 1984.






Cours 5
Les Précieuses ridicules, par Molière
Présentation : C’est le 18 novembre 1659 qu’est créée sur la scène du Théâtre du Petit-Bourbon la comédie des Précieuses ridicules, de Molière, par la troupe de Monsieur, « frère unique du roi ». La pièce connaît un tel succès que pour mettre un terme aux éditions pirates qui en sont données, Molière décide de la faire paraître précédée d’une préface expliquant les raisons de cette parution. Dans quelles circonstances Les Précieuses ridicules ont-elles été créées ? En quoi est-ce une petite comédie ? Dans quel sens est-ce une satire de la Préciosité ?

Objectifs : Présenter les premières années de Molière à Paris ; caractériser la petite comédie ; analyser la nature et les armes de la satire chez Molière.



Texte d’étude 1 : Préface aux Précieuses ridicules, par Molière.

Sa pièce ayant fait l’objet de nombreuses impressions sans son accord, Molière décide de la publier en la faisant précéder d’une préface dont voici un extrait.

 « […] Mon Dieu, l’étrange embarras qu’un livre à mettre au jour, et qu’un auteur est neuf la première fois qu’on l’imprime ! Encore si l’on m’avait donné du temps, j’aurais pu mieux songer à moi, et j’aurais pris toutes les précautions que Messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j’aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j’aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j’aurais tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l’étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste. J’aurais parlé aussi à mes amis, qui pour la recommandation de ma pièce ne m’auraient pas refusé ou des vers français, ou des vers latins. J’en ai même qui m’auraient loué en grec, et l’on n’ignore pas qu’une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaître ; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J’aurais voulu faire voir qu’elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d’être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridiculement le prince, le juge ou le roi, aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme je l’ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes veut m’aller relier de ce pas : à la bonne heure, puisque Dieu l’a voulu ! »

Molière, « Préface », Les Précieuses ridicules, 1660.
Texte d’étude 2 : Les Précieuses ridicules, Acte unique, Scène 1.

Du Croisy et La Grande, que Cathos et Magdelon ont, en les écartant, d’une certaine manière humiliés, reviennent ensemble sur les raisons de leur éviction…

Scène 1
La Grange, Du Croisy.

Du Croisy.- Seigneur la Grange...

La Grange.- Quoi ?

Du Croisy.- Regardez-moi un peu sans rire.

La Grange.- Eh bien ?

Du Croisy.- Que dites-vous de notre visite ? en êtes-vous fort satisfait ?

La Grange.- À votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ?

Du Croisy.- Pas tout à fait à dire vrai.

La Grange.- Pour moi je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des sièges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller ; tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : "quelle heure est-il ?" ; Ont-elles répondu que oui, et non, à tout ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m’avouerez-vous pas enfin que quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu’elles ont fait ?

Du Croisy.- Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.

La Grange.- Sans doute je l’y prends, et de telle façon que, je veux me venger de cette impertinence. Je connais ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne ; je vois ce qu’il faut être, pour en être bien reçu, et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce, qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde.

Du Croisy.- Et comment encore ?

La Grange.- J’ai un certain valet nommé Mascarille, qui passe au sentiment de beaucoup de gens pour une manière de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie, et de vers, et dédaigne les autres valets jusqu’à les appeler brutaux.

Du Croisy.- Eh bien qu’en prétendez-vous faire ?

La Grange.- Ce que j’en prétends faire ! Il faut... mais sortons d’ici auparavant.

Molière, Les Précieuses ridicules, Acte unique, Scène 1, 1660.



Texte d’étude 3 : Les Précieuses ridicules, Acte unique, Scène 4.

Gorgibus ne comprend pas les chimères auxquelles s’adonnent sa fille et sa nièce, non plus que les raisons pour lesquelles elles ne veulent pas prendre pour époux Du Croisy et La Grange.

Scène 4
Magdelon, Cathos, Gorgibus

Gorgibus.- Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes, que je voulais vous donner pour maris ?

Magdelon.- Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ?

Cathos.- Le moyen, mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?

Gorgibus.- Et qu’y trouvez-vous à redire ?

Magdelon.- La belle galanterie que la leur ! Quoi débuter d’abord par le mariage ?

Gorgibus.- Et par où veux-tu donc qu’ils débutent, par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé, dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent n’est-il pas un témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ?

Magdelon.- Ah mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.

Gorgibus.- Je n’ai que faire, ni d’air, ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là.

Magdelon.- Mon Dieu, que si tout le monde vous ressemblait un roman serait bientôt fini : la belle chose, que ce serait, si d’abord Cyrus épousait Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie.

Gorgibus.- Que me vient conter celle-ci.

Magdelon.- Mon père, voilà ma cousine, qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver, qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments ; pousser le doux, le tendre, et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle, par un parent, ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache, un temps, sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante, qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée : et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui pour un temps bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser ; de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles, dont en bonne galanterie on ne saurait se dispenser ; mais en venir de but en blanc à l’union conjugale ! ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! Encore un coup mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé, et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

Gorgibus.- Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

Cathos.- En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ? Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la Carte de Tendre, et que billets-doux, petits-soins, billets-galants et jolis-vers, sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie ; un chapeau désarmé de plumes ; une tête irrégulière en cheveux et un habit qui souffre une indigence de rubans ! Mon Dieu quels amants sont-ce là ! quelle frugalité d’ajustement, et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied, que leurs hauts-de-chausses, ne soient assez larges.

Gorgibus.- Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos et vous Magdelon.

Magdelon.- Eh de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.

Gorgibus.- Comment, ces noms étranges ? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

Magdelon.- Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon ? et ne m’avouerez-vous pas que ce serait assez d’un de ces noms, pour décrier le plus beau roman du monde ?

Cathos.- Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là, et le nom de Polyxène, que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte, que je me suis donné, ont une grâce, dont il faut que vous demeuriez d’accord.

Gorgibus.- Écoutez ; il n’y a qu’un mot qui serve. Je n’entends point que vous ayez d’autres noms, que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines, et pour ces Messieurs, dont il est question je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante, pour un homme de mon âge.

Cathos.- Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?

Magdelon.- Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion.

Gorgibus.- Il n’en faut point douter, elles sont achevées. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes, je veux être maître absolu, et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment.

Molière, Les Précieuses ridicules, Acte unique, Scène4, 1660.



Texte d’étude 4 : Les Précieuses ridicules, Acte unique, Scène 6.

Cathos et Magdelon se moquent de leur servante Marotte, venue pour leur annoncer la venue du marquis de Mascarille…

Scène 6
Marotte, Magdelon, Cathos

Marotte.- Voilà un laquais, qui demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

Magdelon.- Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : "Voilà un nécessaire qui demande ; si vous êtes en commodité d’être visibles."

Marotte.- Dame, je n’entends point le latin, et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.

Magdelon.- L’impertinente ! Le moyen de souffrir cela ! Et qui est-il le maître de ce laquais ?

Marotte.- Il me l’a nommé le marquis de Mascarille.

Magdelon.- Ah ma chère ! un marquis. Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit, qui aura ouï parler de nous.

Cathos.- Assurément, ma chère.

Magdelon.- Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre : ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des Grâces.

Marotte.- Par ma foi, je ne sais point quelle bête c’est là, il faut parler chrétien, si vous voulez, que je vous entende.

Cathos.- Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes. Et gardez-vous bien d’en salir la glace, par la communication de votre image.

Molière, Les Précieuses ridicules, Acte unique, scène 6, 1660.



Texte d’étude 5 : Les Précieuses ridicules, Acte unique, scène 9.

Le marquis de Mascarille, en parfait précieux, produit un grand effet sur Cathos et Magdelon…

Scène 9
Magdelon, Cathos, Mascarille, Almanzor

Mascarille.- C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite, et je puis dire que je ne me lève jamais, sans une demi-douzaine de beaux esprits.

Magdelon.- Eh ! mon Dieu, nous vous serons obligées de la dernière obligation ; si vous nous faites cette amitié : car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces Messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel, dont il ne faut que la seule fréquentation, pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien autre chose que cela. Mais pour moi ce que je considère particulièrement, c’est que par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses, qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose, et de vers. On sait à point nommé, "Un tel a composé la plus jolie pièce du monde, sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse" : c’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.

Cathos.- En effet je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander, si j’aurais vu quelque chose de nouveau, que je n’aurais pas vu.

Mascarille.- Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine, je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux, et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.

Magdelon.- Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela.

Mascarille.- Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond. Vous en verrez de ma manière, qui ne vous déplairont pas.

Cathos.- Pour moi j’aime terriblement les énigmes.

Mascarille.- Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

Magdelon.- Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.

Mascarille.- C’est mon talent particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.

Magdelon.- Ah ! certes, cela sera du dernier beau, j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.

Mascarille.- Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me persécutent.

Magdelon.- Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.

Mascarille.- Sans doute ; mais à propos, il faut que je vous dise un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies, que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.

Cathos.- L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.

Mascarille.- Écoutez donc.

Magdelon.- Nous y sommes de toutes nos oreilles.

Mascarille.-
Oh, oh, je n’y prenais pas garde,
Tandis que sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur,
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.

Cathos.- Ah mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.

Mascarille.- Tout ce que je fais a l’air cavalier, cela ne sent point le pédant.

Magdelon.- Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.

Mascarille.- Avez-vous remarqué ce commencement, oh, oh ? Voilà qui est extraordinaire, oh, oh. Comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh, oh. La surprise, oh, oh.

Magdelon.- Oui, je trouve ce oh, oh, admirable.

Mascarille.- Il semble que cela ne soit rien.

Cathos.- Ah, mon Dieu, que dites-vous ! Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.

Magdelon.- Sans doute, et j’aimerais mieux avoir fait ce oh, oh, qu’un poème épique.

Mascarille.- Tudieu, vous avez le goût bon.

Magdelon.- Eh, je ne l’ai pas tout à fait mauvais.

Mascarille.- Mais n’admirez-vous pas aussi, je n’y prenais pas garde ? Je n’y prenais pas garde, je ne m’apercevais pas de cela, façon de parler naturelle, je n’y prenais pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde ; c’est-à-dire je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple. Votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot, tapinois, n’est-il pas bien choisi ?

Cathos.- Tout à fait bien.

Mascarille.- Tapinois, en cachette, il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris. Tapinois.

Magdelon.- Il ne se peut rien de mieux.

Mascarille.- Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur. Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter, Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.

Magdelon.- Il faut avouer que cela a un tour spirituel, et galant.

Mascarille.- Je veux vous dire l’air que j’ai fait dessus.

Cathos.- Vous avez appris la musique ?

Mascarille.- Moi ? point du tout.

Cathos.- Et comment donc cela se peut-il ?

Mascarille.- Les gens de qualité savent tout, sans avoir jamais rien appris.

Magdelon.- Assurément, ma chère.

Mascarille.- Écoutez si vous trouverez l’air à votre goût : hem, hem. La, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il n’importe, c’est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh, oh, je n’y prenais pas...

Cathos.- Ah que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu’on n’en meurt point ?

Magdelon.- Il y a de la chromatique là dedans.

Mascarille.- Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur... Et puis comme si l’on criait bien fort, au, au, au, au, au, au voleur ; et tout d’un coup comme une personne essoufflée, au voleur.

Molière, Les Précieuses ridicules, Acte unique, scène 9, 1660.



Texte 6 : Les Précieuses ridicules, Acte unique, scènes 13 à 17.

Les faux précieux sont démasqués, et les précieuses ont été ridiculisées…

Scène 13

Du Croisy, La Grange, Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon, Marotte, Lucile.

La Grange, un bâton à la main.- Ah, ah, coquins, que faites-vous ici ? il y a trois heures que nous vous cherchons.

Mascarille, se sentant battre.- Ahy, ahy, ahy, vous ne m’aviez pas dit que les coups en seraient aussi.

Jodelet.- Ahy, ahy, ahy.

La Grange.- C’est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance.

Du Croisy.- Voilà qui vous apprendra à vous connaître.
Ils sortent.



Scène 14

Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon, Marotte, Lucile.

Magdelon.- Que veut donc dire ceci ?

Jodelet.- C’est une gageure.

Cathos.- Quoi ? vous laisser battre de la sorte !

Mascarille.- Mon Dieu, je n’ai pas voulu faire semblant de rien : car je suis violent, et je me serais emporté.

Magdelon.- Endurer un affront comme celui-là, en notre présence ?

Mascarille.- Ce n’est rien, ne laissons pas d’achever. Nous nous connaissons il y a longtemps, et entre amis on ne va pas se piquer, pour si peu de chose.



Scène 15

Du Croisy, La Grange, Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon

La Grange.- Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.

Magdelon.- Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte, dans notre maison ?

Du Croisy.- Comment, Mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus, que nous ? qu’ils viennent vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?

Magdelon.- Vos laquais ?

La Grange.- Oui, nos laquais, et cela n’est ni beau, ni honnête, de nous les débaucher, comme vous faites.

Magdelon.- Ô Ciel, quelle insolence !

La Grange.- Mais ils n’auront pas l’avantage de se servir de nos habits, pour vous donner dans la vue, et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite qu’on les dépouille sur-le-champ.

Jodelet.- Adieu notre braverie.

Mascarille.- Voilà le marquisat et la vicomté à bas.

Du Croisy.- Ha, ha, coquins, vous avez l’audace d’aller sur nos brisées. Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.

La Grange.- C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.

Mascarille.- Ô fortune, quelle est ton inconstance !

Du Croisy.- Vite qu’on leur ôte jusqu’à la moindre chose.

La Grange.- Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, Mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux, tant qu’il vous plaira, nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, Monsieur, et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux.

Cathos.- Ah quelle confusion !

Magdelon.- Je crève de dépit.

Violons, au marquis.- Qu’est-ce donc que ceci ? qui nous payera nous autres ?

Mascarille.- Demandez à Monsieur le Vicomte.

Violons, au vicomte.- Qui est-ce, qui nous donnera de l’argent ?

Jodelet.- Demandez à Monsieur le Marquis.



Scène 16

Gorgibus, Mascarille, Jodelet, Magdelon, Cathos, Marotte.

Gorgibus.- Ah coquines, que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois, et je viens d’apprendre de belles affaires vraiment, de ces Messieurs qui sortent.

Magdelon.- Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante, qu’ils nous ont faite.

Gorgibus.- Oui, c’est une pièce sanglante ; mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes. Ils se sont ressentis du traitement, que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut, que je boive l’affront.

Magdelon.- Ah, je jure, que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici, après votre insolence ?

Mascarille.- Traiter comme cela un marquis ? Voilà ce que c’est, que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien qu’on n’aime ici, que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue.
Ils sortent tous deux.



Scène 17

Gorgibus, Magdelon, Cathos, Violons.

Violons.- Monsieur nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici.

Gorgibus, les battant.- Oui, oui, je vous vais contenter, et voici la monnaie, dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant, nous allons servir de fable, et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais. Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables.

Molière, Les Précieuses ridicules, Acte unique, Scènes 13 à 17, 1660.



Biblio express
Corpus 
Molière, Les Précieuses ridicules (1660), Paris, Flammarion, 1997, « Étonnants classiques ». Édition établie par Michel Lagier.
Études
Defaux, Gérard, Molière ou les métamorphoses du comique, Lexington, French Forum Press, 1980.
Dandrey, Patrick, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992.
Sternberg, Véronique, La Poétique de la comédie, Paris, SEDES, 1999, “Campus”.






Cours 6
Railleries, cavaliers seuls et libre pensée
Présentation : Le début de la seconde moitié du dix-septième siècle est marqué par une double opposition : au genre héroïque et à l’idéal des précieux. Celle-ci se traduit par un retour à une littérature populaire, que caractérisent la raillerie, le ridicule et le forcissement des traits, soit les procédés du burlesque, qui sous couvert de la trivialité, livre une peinture lucide de la société. La période est également marquée par des œuvres qui relèvent de l’autobiographie ainsi que par des écrits illustrant l’affirmation d’une libre pensée. Quelles sont les caractéristiques du burlesque ? En quoi consistent les tentations autobiographiques et que révèlent-elles ? Qu’est-ce que le libertinage ?

Objectifs : Définir les caractéristiques du burlesque ; caractériser les tentations autobiographiques et ce qu’elles révèlent ; définir le libertinage.


Texte d’étude 1 : « Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène », par Paul Scarron.

Ce sonnet de Paul Scarron (1610-1660) consiste en un « anti blason » dans le sens où le poète ne célèbre pas la beauté féminine, mais se moque et s’amuse de sa laideur et de sa décrépitude.

Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène,
Dont les uns sont entiers et ne sont guère blancs ;
Les autres, des fragments noirs comme de l’ébène
Et tous, entiers ou non, cariés et tremblants.

Comme dans la gencive ils ne tiennent qu’à peine
Et que vous éclatez à vous rompre les flancs,
Non seulement la toux, mais votre seule haleine
Peut les mettre à vos pieds, déchaussés et sanglants.

Ne vous mêlez donc plus du métier de rieuse ;
Fréquentez les convois et devenez pleureuse :
D’un si fidèle avis faites votre profit.

Mais vous riez encore et vous branlez la tête !
Riez tout votre soûl, riez, vilaine bête :
Pourvu que vous creviez de rire, il me suffit.

Paul Scarron, « Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène », dans Œuvres, 1654.



Textes d’étude 2 et 3 : Imprécations de Didon abandonnée, traduction et parodie, par Paul Scarron

Les romans du dix-septième siècle puisent une partie de leur source dans l’Antiquité. L’une des œuvres antiques parmi les plus lues et imitées, copiées et parodiées est l’Énéide de Virgile. Le Virgile travesti de Paul Scarron en constitue une réécriture burlesque.

Imprécations de Didon abandonnée
I, sequere Italiam ventis, pete regna per undas ;
Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
supplicia hausurum scopulis et nomine Dido
saepe vocaturum. Sequar atris ignibus absens
et, cum frigida mors anima seduxerit artus,
omnibus umbra locis adero. Dabis, improbe, poenas.
Audiam et haec manis veniet mihi fama subi mos.

Virgile, Enéide, chant IV, vers 381-387.

Traduction des imprécations
Va, poursuis l’Italie au gré des vents, cherche ton royaume en traversant les flots ; j’espère, moi, si les justes divinités ont quelque puissance, que tu épuiseras les supplices au milieu des écueils et que tu ne cesseras d’évoquer le nom de Didon. Je te poursuivrai, absente, de mes feux funèbres et, quand la froide mort aura séparé mon âme de mes membres, en tous lieux, mon ombre sera là. Tu subiras ton châtiment, pervers. Je t’entendrai et cette rumeur viendra jusqu’à moi dans l’abîme des Mânes.

Parodie par Paul Scarron
[…] Va chercher ton pays latin,
Fuis-moi, cruel, suis ton destin.
Si le ciel a quelque justice,
Un écueil sera ton supplice ;
Là, tu demanderas pardon ;
Là, tu réclameras Didon,
Didon, par toi tant offensée,
Au lieu d'être récompensée.
Je te veux poursuivre, inhumain,
Une torche noire à la main
Je t'en grillerai les moustaches,
Homme le plus lâche des lâches,
Et, quand j'aurai fini mon sort,
Tu me verras, après ma mort,
Et jour et nuit, fantôme horrible,
Te lançant un regard terrible ;
Je te ferai partout : Hou ! hou !
Je te ferai devenir fou.
En Enfer j'aurai la nouvelle
Du désordre de ta cervelle ;
Dieu sait si son vin il aura,
Celui qui me l'apportera l
Oh ! chien, loup, tigre, Suisse,
Que bientôt le ciel te punisse !"
[…]

Paul Scarron, Le Virgile travesti (1648), Paris, Garnier, 1993, « Classiques Garnier ». Édition établie par Jean Serroy.



Texte d’étude 4 : Le Roman comique, par Paul Scarron.

Le Roman comique narre les tribulations d’une misérable troupe de comédiens ambulants. Les déplacements de la troupe permettent à Paul Scarron de livrer une peinture satirique des différents milieux traversés.  

« Mon père a l’honneur d’avoir le premier retenu son haleine en se faisant prendre la mesure d’un habit, afin qu’il y entrât moins d’étoffe. Je vous pourrais bien apprendre cent autres traits de lésine qui lui ont acquis à bon titre la réputation d’être homme d’esprit et d’invention ;  mais, de peur de vous ennuyer, je me contenterai de vous en conter deux très difficiles à croire, et néanmoins très véritables. Il avait ramassé quantité de blé pour le vendre bien cher durant une année mauvaise. L’abondance ayant été universelle et le blé étant amendé, il fut si possédé de désespoir et si abandonné de Dieu qu’il se voulut pendre. Une de ses voisines, qui se trouva dans la chambre quand il y entra pour ce noble dessein, et qui s’était cachée de peur d’être vue, je ne sais pas bien pourquoi, fut fort étonnée quand elle le vit pendue à un chevron de sa chambre. Elle courut à lui, criant au secours, coupa la corde et, à l’aide de ma mère qui arriva là-dessus, la lui ôta du cou. Elles se repentirent peut-être d’avoir fait une bonne action, car il les battit l’une et l’autre comme plâtre et fit payer à cette pauvre femme la corde qu’elle avait coupé en lui retenant quelque argent qu’il lui devait. »

Paul Scarron, Le Roman comique (1651), Paris, Gallimard, 1985, « Folio classique ». Édition établie par Jean Serroy.  



Texte d’étude 5 : Le Roman bourgeois, par Antoine Furetière.

À travers son Roman bourgeois, Antoine Furetière (1619-1688) s’applique à saper les fondements mêmes du roman : narration, psychologie des personnages… Bien avant Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot, le Roman bourgeois se présente donc comme un anti-roman.  

« Je ne tiens pas nécessaire de vous rapporter ici par le menu tous les sentiments passionnés qu'il étala et toutes les raisons qu'il allégua pour l'y faire résoudre, non plus que les honnêtes résistances qu'y fit Javotte, et les combats de l'amour et de l'honneur qui se firent dans son esprit : car vous n'êtes guère versés dans la lecture des romans, ou vous devez savoir vingt ou trente de ces entretiens par cœur, pour peu que vous ayez de la mémoire. Ils sont si communs que j'ai vu des gens qui, pour marquer l'endroit où ils en étaient d'une histoire, disaient "J'en suis au huitième enlèvement", au lieu de dire : "J'en suis au huitième tome." Encore n’y a-t-il que les auteurs bien discrets qui en fassent si peu, car il y en a qui, non seulement à chaque tome, mais à chaque livre, à chaque épisode, ou historiette, ne manquent jamais d’en faire. Un plus grand poète ou orateur que moi, quelque inventif qu’il fût, ne vous pourrait rien faire lire que vous n’eussiez vu cent fois. Vous en verrez dont on fait seulement la proposition, et on y résiste ; vous en verrez d’autres qui sont de nécessité, et on s’y résout. Je vous envoie donc, si vous voulez prendre la peine d’y en chercher, et je suis fâché, pour votre soulagement, qu’on ne se soit point avisé dans ces sortes de livres de faire des tables, comme en beaucoup d’autres qui ne sont pas si gros et qui sont moins feuilletés. Vous entrelarderez ici celui que vous y trouverez le plus à votre goût, et que vous croirez mieux convenir au sujet. J’ai pensé même de commander à l’imprimeur de laisser en cet endroit du papier blanc, pour y transplanter plus commodément celui que vous auriez choisi, afin que vous puissiez l’y placer. Ce moyen aurait satisfait toutes sortes de personnes : car il y en a tel qui trouvera à redire que je passe des endroits si importants sans les circonstancier, et qui dira que de faire un roman sans ce combat de passions qui en sont les plus beaux endroits, c’est la même chose que de décrire une ville sans parler de ses palais et de ses temples [...]. Pour revenir à mon sujet, je vous avouerai franchement que, si je n’ai pas écrit le combat de l’amour et de la vertu de Javotte, c’est que je n’en ai point eu de mémoires particuliers ; il dépendra de vous d’avoir bonne ou mauvaise opinion de sa conduite. Je n’écris point ici une morale mais seulement une histoire. Je ne suis pas obligé de la justifier : elle ne m’a pas payé pour cela, comme on paie les historiens qu’on veut avoir favorables. Tout ce que j’en ai pu apprendre, c’est qu’elle fut facilement enlevée par le moyen d’une échelle qu’on appliqua aux murs du jardin, qui étaient fort bas : car ces bonnes religieuses avaient acheté depuis peu d’un pauvre jardinier ce jardin, dont les murs n’avaient été faits que pour conserver ses choux, qui sont bien plus aisés à garder que des filles. »

Antoine Furetière, Le Roman bourgeois (1666), Paris, Gallimard, 1981, « Folio classique ». Préface de Jacques Prévot.



Texte d’étude 6 : Fragments d’une histoire comique, par Théophile de Viau.

C’est lors de son séjour en prison pour avoir écrit des poèmes licencieux que Théophile de Viau fait, sous forme burlesque, le bilan de sa vie dans un ouvrage intitulé Fragments d’une histoire comique.

 «L'Aurore toute d'or et d'azur, brodée de perles et de rubis, paraissait aux portes de l'Orient ; les étoiles, éblouies d'une plus vive clarté, laissaient effacer leur blancheur et devenaient peu à peu de la couleur du ciel ; les bêtes de la quête1 revenaient aux bois et les hommes à leur travail ; le silence faisait place au bruit et les ténèbres à la lumière ». Et tout le reste que la vanité des faiseurs de livres fait éclater à la faveur de l'ignorance publique. Il faut que le discours soit ferme, que le sens soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu'artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu'on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne. Démosthène et Virgile n'ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux. L'invocation des Muses à l'exemple de ce païen est profane pour nous et ridicule. Ronsard, pour la vigueur de l'esprit et la nue imagination, a mille choses comparables à la magnificence des anciens Grecs et Latins, et a mieux réussi à leur ressembler qu'alors qu'il les a voulu traduire, et qu'il a pris plaisir à les contrefaire, comme en ce Cythéréan, Pataréan, par qui le trépied Tymbrean. Il semble qu'il se veuille rendre inconnu pour paraître docte, et qu'il affecte une fausse réputation de nouveau et hardi écrivain. Dans ces termes étrangers, il n'est point intelligible pour Français. Ces extravagances ne font que dégoûter les savants et étourdir les faibles. On appelle cette façon d'usurper des termes obscurs et impropres, les uns barbarie et rudesse d'esprit, les autres pédanterie et suffisance. Pour moi, je crois que c'est un respect et une passion que Ronsard avait pour ces anciens à trouver excellent tout ce qui venait d'eux et chercher de la gloire à les imiter partout. Je sais qu'un prélat, homme de bien, est imitable à tout le monde. Il faut être chaste comme lui, charitable et savant qui peut. Mais un courtisan, pour imiter sa vertu, n'a que faire de prendre ni le vivre, ni les habillements à sa sorte. Il faut comme Homère faire bien une description, mais non point par ses termes ni par ses épithètes. Il faut écrire comme il a écrit, mais non pas ce qu'il a écrit. C'est une dévotion louable et digne d'une belle âme que d'invoquer au commencement d'une œuvre des puissances souveraines ; mais les chrétiens n'ont que faire d'Apollon ni des Muses, et nos vers d'aujourd'hui, qui ne se chantent point sur la lyre, ne se doivent point nommer lyriques, non plus que les autres héroïques, puisque nous ne sommes plus au temps des héros, et toutes ces singeries ne sont ni du plaisir ni du profit d'un bon entendement. Il est vrai que le dégoût de ces superfluités nous a fait naître un autre vice : car les esprits faibles que l'amorce du pillage avait jetés dans le métier des poètes, de la discrétion qu'ils ont eue d'éviter les extrêmes redites, déjà rebattues par tant de siècles, se sont trouvés dans une grande stérilité, et, n'étant pas d'eux-mêmes assez vigoureux ou assez adroits pour se servir des objets qui se présentent à l'imagination, ont cru qu'il n'y avait plus rien dans la poésie que matière de prose, et se sont persuadés que les figures n'en étaient point, et qu'une métaphore était une extravagance.
Mais, comme j'avais dit, il était jour. Or ces digressions me plaisent, je me laisse aller à ma fantaisie, et, quelque pensée qui se présente, je n'en détourne point la plume. Je fais ici une conversation diverse et interrompue, et non pas des leçons exactes, ni des oraisons avec ordre : je ne suis ni assez docte ni assez ambitieux pour l'entreprendre. Mon livre ne prétend point d'obliger le lecteur, car son dessein n'est pas de le lire pour m'obliger, et, puisqu'il lui est permis de me blâmer, qu'il me soit permis de lui déplaire.

Théophile de Viau, Fragments d’une histoire comique, 1623.



Texte d’étude 7 : Les Errances de Monsieur d’Assoucy, par Charles d’Assoucy, 1677.

Dans ses Errances de Monsieur d’Assoucy, Charles d’Assoucy (1605-1677) revient sur les années passées comme musicien de cour itinérant et ses démêlés avec la justice pour libertinage.

« Enfin je lu emportai sa couple d’écus : lui, feignant de vouloir se retirer, commence à replier ses cartes et resserrer ses bésicles en disant : « Hé bien, monsieur, êtes-vous content ? – Non pas, lui dis-je, car vous m’aviez convié de tuer le temps, et je ne vois pas que, dans un combat si court, nous lui ayons fait seulement une égratignure ; je prétends bien vous donner votre revanche. – Vous voudriez donc me gagner tout mon argent ? Voire, monsieur, ma femme me battrait. » Ce dit, il tira une bourse qui paraissait être de cuir de grenouille, qui n’était point pleine de vent comme est la mienne aujourd’hui, mais remplie de très bon, très fin et très pur or. « Je vois bien, me dit-il, qu’il faut que je me dépouille avec vous ; il n’importe, vous m’avez gagné l’argent de mon voyage, vous me gagnerez encore l’argent de mes cochons. – Quoi, vous êtes donc un marchand de cochons ? lui dis-je ? – Oui, monsieur, à votre service. – Je vous remercie de bon cœur, lui dis-je, je n’aime que les cochons de lait. » De sorte que, croyant avoir affaire avec un homme de commerce très honnête marchand de pourceaux tout farci d’écus, je bénissais la fortune qui m’avait envoyé une dupe si grasse et si friande. Au charmant aspect de cette bourse, je me sentis tout métamorphosé. Au lieu de cette tendresse qui augmentait le scrupule que je faisais de ruiner ce pauvre homme, je sentis en moi un appétit enragé et un désir incroyable d’engloutir tout vivant le marchand et les cochons […]. »

Charles d’Assoucy, Les Errances de Monsieur d’Assoucy, 1677.   



Texte d’étude 8 : « Avoir peu de parents, moins de train que de rente », par Nicolas Vauquelin des Yveteaux.

Dans ce sonnet, Nicolas Vauquelin des Yveteaux  (1567-1649), poète athée, célèbre une manière de profiter de la vie.

Avoir peu de parents, moins de train que de rente,
Et chercher en tout temps l'honnête volupté,
Contenter ses désirs, maintenir sa santé,
Et l'âme de procès et de vices exempte ;

À rien d'ambitieux ne mettre son attente,
Voir ceux de sa maison en quelque autorité,
Mais sans besoin d'appui garder sa liberté,
De peur de s'engager à rien qui mécontente ;

Les jardins, les tableaux, la musique, les vers,
Une table fort libre et de peu de couverts,
Avoir bien plus d'amour pour soi que pour sa dame,

Être estimé du Prince, et le voir rarement,
Beaucoup d'honneur sans peine et peu d'enfants sans femme,
Font attendre à Paris la mort fort doucement.

Nicolas Vauquelin des Yveteaux, « Avoir peu de parents, moins de train que de rente », s.d.



Texte d’étude 9 : De la divinité, par François de La Mothe le Vayer, 1630.

Auteur de divers écrits antireligieux, François La Mothe le Vayer (1588-1672) s’est affirmé, grâce à une pensée novatrice et corrosive, comme l’un des grands écrivains libertins du dix-septième siècle. De la Divinité constitue un exemple de ses attaques contre la religion.

Pour croire à la Providence, pour admettre que ce monde fût réglé par un Dieu très sage et tout-puissant, il faudrait que cette sagesse et cette puissance éclatassent dans le spectacle des choses.

Or est-il que nous y remarquons des défauts infinis , mille monstres qui font honte à la nature, tant de fleuves qui gâtent des pays ou tombent inutilement dans la mer, lesquels fertiliseraient heureusement des contrées désertes pour leur trop grande aridité, tant de coups de foudre qui tombent inutilement sur les cimes du Caucase, laissant toute sorte de crimes impunis […]. Bref il s’y observe  pour ceux qui se sont voulu s’étendre sur ce sujet des manquements innombrables, soit dans l’ordre général, soit dans le particulier, et partant, ajoutent-ils, établissant un Dieu, il faut, ou qu’il laisse tout aller à la discrétion des Parques […] ou que la Fortune seule dispose de toutes choses à son plaisir, soit qu’elles dépendent du fortuit concours et rencontre des atomes de Démocrite , soit qu’elles viennent de la contingence et quelques autres causes purement casuelles. Que si toutes choses sont prédestinées inévitablement de toute éternité, ou dépendent absolument du sort et de la fortune sans que les Dieux s’en entremettent, comme les désordres présupposés le montrent assez, il s’ensuit d’une conséquence nécessaire que toutes nos dévotions, nos latries, nos prières et oraisons, sont choses vaines et ridicules, inventées par ceux qui voulaient profiter de leur introduction, et confirmées ensuite par l’accoutumance aveugle et populaire, voire même par des plus clairvoyants, qui estimaient cette fiction fort utile à réprimer les plus vicieux.

François de La Mothe le Vayer, De la divinité, 1630.



Document : les cinq procédés du travestissement burlesque chez Paul Scarron, par Gérard Genette

« Le travestissement burlesque récrit donc un texte noble, en conservant son « action », c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques, son invention et sa disposition), mais en lui imposant une tout autre élocution, c’est-à-dire un autre « style », au sens classique du terme, plus proche de ce que nous appelons depuis le Degré zéro une « écriture », puisqu’il s’agit là d’un style de genre. Soit l’Énéide : la « travestir », au sens burlesque, c’est tout d’abord (la condition fut de rigueur jusqu’à Marivaux compris) transcrire ses hexamètres latins (dont l’équivalent français serait l’alexandrin) en « petits vers » ou « vers burlesques », c’est-à-dire en octosyllabes ; c’est ensuite transposer le style, constamment noble (gravis) de son récit et des discours de ses personnages en style familier, voire vulgaire ; c’est aussi (le second trait ne se concevrait guère sans ce troisième) substituer aux détails thématiques virgiliens d’autres détails plus familiers, en l’occurrence à la fois plus vulgaires et plus modernes : ici intervient la pratique bien connue de l’anachronisme, dont la fortune a largement dépassé les frontières du genre ; c’est encore l’agrémenter d’amplifications ou d’additions qui vont parfois jusqu’à traiter le texte de Virgile comme un simple scénario que le travestisseur aurait pour tâche de développer. « La malheureuse Didon, écrit Virgile à la fin du livre I, prolongeait dans la nuit et variait ses entretiens avec Énée et buvait l’amour à grands traits : elle avait tant de questions à poser sur Priam et sur Hector ! Et quelles armes portait le fils de l’Aurore ? Et ce qu’étaient les chevaux de Diomède ? Et le grand Achille, comment était-il ? » Voici ce que ces cinq vers de Virgile deviennent chez Scarron :

Cependant la Didon se pique
De son hôte de plus en plus :
Par de longs discours superflus
Elle le retient auprès d’elle.
Elle se brûle à la chandelle.
L’autre, avec toute sa raison,
Sent aussi quelque échauffaison,
Et monsieur, ainsi que madame,
À bien du désordre dans l’âme.
Elle lui fait cent questions
Sur Priam, sur les actions
D’Hector, tant que dura le siège.
Si dame Hélène avait du liège,
De quel fard elle se servait,
Combien de dents Hécube avait,
Si Pâris était un bel homme,
Si cette malheureuse pomme
Qui ce pauvre prince a perdu
Etait reinette ou capendu,
Si Memnon, le fils de l’Aurore,
Était de la couleur d’un Maure,
Qui fut son cruel assassin,
S’ils moururent tous deux du farcin
Les bons chevaux de Diomède,
Qu’elle y savait un bon remède,
Si, voyant son Patroclus mort,
Achille s’affligea bien fort,
S’il fut mis à mort par cautelle […]

Ce seul exemple suffit, je pense, à illustrer les quatre premiers procédés du travestissement scarronien. Le cinquième, et, ce me semble-t-il, dernier, consiste en interventions commentatives du parodiste, qui se plaît visiblement à bouffonner sur l’action virgilienne, voire sur sa propre diction (il s’agit ici des grands travaux de Carthage) :

Enfin là l’on taille  et l’on rogne,
Là l’on charpente, là l’on cogne,
Là je ne sais plus ce qu’on fait.
J’ai peur d’avoir fait un portrait
Assez long pour pouvoir déplaire,
Mais je ne saurais plus qu’y faire,
Et si j’allais tout effacer
Ce serait à recommencer.

La somme des amplifications et des commentaires aboutit à un gonflement très sensible du texte : de 5760 vers de Virgile, Scarron tire 20796 octosyllabes, ce qui, en considérant grossièrement un octosyllabe comme valant la moitié d’un hexamètre, et en intégrant le (faible)  coefficient constant d’augmentation mécanique au passage du latin français, donne à peu près une relation du simple au double. »

Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.



Biblio express
Corpus
La Mothe le Vayer, François de, De la divinité (1630), dans Œuvres, Paris, Nabu Press, 2010.
Scarron, Paul, « Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène », dans Œuvres, 1654.
Scarron, Paul, Le Virgile travesti (1648), Paris, Garnier, 1993, « Classiques Garnier ». Édition établie par Jean Serroy.
Scarron, Paul, Le Roman comique (1651), Paris, Gallimard, 1985, « Folio classique ». Édition établie par Jean Serroy.  
Furetière, Antoine, Le Roman bourgeois (1666), Paris, Gallimard, 1981, « Folio classique ». Préface de Jacques Prévot.
Viau, Théophile de, Fragments d’une histoire comique, 1623.
Vauquelin des Yveteaux, Nicolas, « Avoir peu de parents, moins de train que de rente », dans Œuvres, Paris, Ulan Press, 2011.
Études
Genette, Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.






Cours 7
La dramaturgie de Pierre Corneille
Présentation : Dans les années 1630, le public se lasse du baroque. Au théâtre, la tragédie se renouvelle tandis qu’apparaissent deux genres nouveaux : la tragi-comédie et la pastorale. L’un des grands artisans de ce changement est Pierre Corneille qui, après s’être essayé à la comédie et à la tragédie, va exceller dans la tragi-comédie. Quelle image Corneille donne-t-il de la passion ? Pourquoi fait-il de la tragi-comédie son genre de prédilection ? Qu’est-ce que l’héroïsme cornélien ? Quelle est la relation entre la construction du héros et celle de l’État?

Objectifs : Caractériser la passion chez Corneille ; définir l’héroïsme cornélien ; analyser la relation entre la construction du héros et celle de l’État.



Texte d’étude 1 : Mélite (1629), acte I, scène 1, par Pierre Corneille.

Dans cet extrait, Eraste tente de décrire les conséquences de la puissante fascination qu’a exercée sur lui Mélite.

Eraste
Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.

Pierre Corneille, Mélite (1629), acte I, scène 1, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Textes d’étude 2 : La Place royale (1634), acte I, scène 4, par Pierre Corneille.

Conscient des effets dévastateurs que peut avoir la passion, Alidor choisit de rompre avec Angélique pour retrouver sa liberté.

Alidor
Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?
Penses-tu qu'il s'arrête aux sentiments vulgaires ?
Les règles que je suis ont un air tout divers :
Je veux la liberté dans le milieu des fers.
Il ne faut point servir d'objet qui nous possède ;
Il ne faut point nourrir d'amour qui ne nous cède :
Je le hais, s'il me force ; et quand j'aime, je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes voeux,
Que mon feu m'obéisse au lieu de me contraindre,
Que je puisse à mon gré l'enflammer et l'éteindre,
Et toujours en état de disposer de moi,
Donner quand il me plaît et retirer ma foi.
Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle :
Mes pensers ne sauraient m'entretenir que d'elle ;
Je sens de ses regards mes plaisirs se borner ;
Mes pas d'autre côté n'oseraient se tourner ;
Et de tous mes soucis la liberté bannie
Me soumet en esclave à trop de tyrannie.
J'ai honte de souffrir les maux dont je me plains,
Et d'éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.
Je n'ai que trop langui sous de si rudes gênes :
À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,
De crainte qu'un hymen, m'en ôtant le pouvoir,
Fît d'un amour par force un amour par devoir.

Cléandre
Crains-tu de posséder un objet qui te charme ?

Alidor
Ne parle point d'un noeud dont le seul nom m'alarme.
J'idolâtre Angélique : elle est belle aujourd'hui,
Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ?
Et pour peu qu'elle dure, aucun me peut-il dire
Si je pourrai l'aimer jusqu'à ce qu'elle expire ?
Du temps, qui change tout, les révolutions
Ne changent-elles pas nos résolutions ?
Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?
N'a-t-on point d'autres goûts en un âge qu'en l'autre ?
Juge alors le tourment que c'est d'être attaché,
Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
[…]

Pierre Corneille, La Place royale (1634), acte I, scène 4, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 3 : Médée (1635), acte I, scène 4, par Pierre Corneille.

Epouse bafouée, Médée exprime son désir de vengeance dans une tirade qui montre sa démesure.

Médée
Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une immortelle ardeur
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m'aidez à venger cette commune injure :
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Achéron, pestes, larves, Furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes ;
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers ;
Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Mégère
La mort de ma rivale, et celle de son père,
Et si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux :
Qu'il coure vagabond de province en province,
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince ;
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de frayeur, de misère, d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse ;
Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice ;
Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau.
Jason me répudie ! et qui l'aurait pu croire ?
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose ?
Quoi ! mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
Tu t'abuses, Jason, je suis encor moi-même.
Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême,
Je le ferai par haine ; et je veux pour le moins
Qu'un forfait nous sépare, ainsi qu'il nous a joints ;
Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage,
S'égale aux premiers jours de notre mariage,
Et que notre union, que rompt ton changement,
Trouve une fin pareille à son commencement.
Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père
N’est que le moindre effet qui suivra ma colère.

Pierre Corneille, Médée (1635), acte I, scène 4, dans Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 4 : Le Cid (1637), acte I, scène 6, par Pierre Corneille.

Partagé entre son amour pour Chimène et son devoir qui lui commande de défendre l’honneur familial en affrontant le père de Chimène, Rodrigue délibère.

Rodrigue
Percé jusques au fond du cœur
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
      Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
      Ô Dieu, l'étrange peine !
En cet affront mon père est l'offensé,
Et l'offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maitresse.
L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
      Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
      Ô Dieu, l'étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maitresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
      Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
      Fer qui cause ma peine,
M'es-tu donné pour venger mon honneur ?
M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maitresse aussi bien qu'à mon père ;
J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
      Et l'autre indigne d'elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
      Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
      Voit la perte assurée !
N'écoutons plus ce penser suborneur,
      Qui ne sert qu'à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,
Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s'était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maitresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
Je m'accuse déjà de trop de négligence ;
      Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d'avoir tant balancé,
      Ne soyons plus en peine,
Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé,
Si l'offenseur est le père de Chimène.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte I, scène 6, dans Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Textes d’étude 5 et 6 : Horace (1640), acte II, scène 3, de Pierre Corneille et Corneille et la dialectique du héros, de Serge Doubrovsky.

Contraint de choisir également entre son amour pour Sabine et le sort de sa patrie, Horace délibère également. Mais à la différence de Rodrigue, son déchirement est moindre et sa décision est rapidement prise.

Horace
Le sort qui de l'honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire :
Mille déjà l'ont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,
S'attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n'appartenait qu'à nous ;
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.

Curiace
Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L'occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D'aller par ce chemin à l'immortalité.
À quelque prix qu'on mette une telle fumée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance,
N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur ;
J'ai pitié de moi-même, et jette un oeil d'envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler :
J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux dieux de n'être pas romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.

Horace
Si vous n'êtes romain, soyez digne de l'être ;
Et si vous m'égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N'admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
Je l'envisage entier, mais je n'en frémis point :
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
À faire ce qu'il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

Pierre Corneille, Horace (1640), acte II, scène 3, dans Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.


Dans cet extrait de Corneille ou la dialectique du héros, Serge Doubrovsky analyse l’évolution de la délibération à laquelle se livre Horace.

Faire de la joie avec le malheur même : telle est la transmutation ultime qu’opère l’héroïsme. Telles est la seule et véritable conquête de soi. Entre les deux tirades d’Horace, le ton change. Dans la première, l’effort d’élucidation morale, la tension de l’esprit étirent la phrase à l’infini, la surchargent de points-virgules, qui sont comme les paliers successifs d’une dure réflexion. La seconde tirade, au contraire, ramassée en distiques lapidaires, bondissant de maximes en maximes, est tout élan, tout essor. Voir là, comme on l’a fait, un raidissement d’Horace pour divertir sa douleur et lui donner le change, mettre en doute ce mouvement impétueux de « joie » et d’ « allégresse », c’est manquer le sens de la pièce ; c’est ne pas comprendre l’enthousiasme du guerrier, la « fureur sacrée » du martyr, le béatifique suicide de saint Polyeucte. Rodrigue avait fait son devoir : à partir d’Horace, le devoir commence à partir du devoir.

Serge Doubrovsky, Corneille et la Dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1970.



Texte d’étude 7 : Cinna (1642), acte V, scène 3, par Pierre Corneille.

Après avoir découvert le complot ourdi contre lui et au terme d’une longue délibération, Auguste choisit de pardonner aux conjurés.

Auguste
En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
Je le suis, je veux l'être. O siècles , ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t'avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu'un père.

Emilie
Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n'avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant,
Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.
Le ciel a résolu votre grandeur suprême ;
Et pour preuve, seigneur, je n'en veux que moi-même :
J'ose avec vanité me donner cet éclat,
Puisqu'il change mon cœur, qu'il veut changer l'Etat.
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle ;
Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle ;
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.

Cinna
Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !

Auguste
Cesse d'en retarder un oubli magnanime
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime :
Il nous a trahis tous ; mais ce qu'il a commis
Vous conserve innocents, et me rend mes amis.
(A Maxime.)
Reprends auprès de moi ta place accoutumée ;
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée ;
Qu'Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour ;
Et que demain l'hymen couronne leur amour.
Si tu l'aimes encor, ce sera ton supplice.

Maxime
Je n'en murmure point, il a trop de justice ;
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m'ôtez.

Cinna
Souffrez que ma vertu dans mon cœur rappelée
Vous consacre une foi lâchement violée,
Mais si ferme à présent, si loin de chanceler,
Que la chute du ciel ne pourrait l'ébranler.
Puisse le grand moteur des belles destinées,
Pour prolonger vos jours, retrancher nos années ;
Et moi, par un bonheur dont chacun soit jaloux,
Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous !

Pierre Corneille, Cinna (1642), acte V, scène 3, dans Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 8 : La Mort de Pompée (1644), acte IV, scène 3, par Pierre Corneille.

Cléopâtre, consciente des sentiments de César à son égard, a pour but de faire valoir la légitimité de ses prétentions politiques. Pour ce faire, elle entreprend de se confier à César et de le séduire.

Cléopâtre
Je sais ce que je dois au souverain bonheur
Dont me comble et m'accable un tel excès d'honneur.
Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes :
Je sais ce que je suis ; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m'aimer dès mes plus jeunes ans ;
Le sceptre que je porte est un de vos présents ;
Vous m'avez par deux fois rendu le diadème :
J'avoue, après cela, seigneur, que je vous aime,
Et que mon cœur n'est point à l'épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas ! Ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet état de nouveau rangé sous ma puissance,
Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,
À mes vœux innocents sont autant d'ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine :
Ils me font méprisable alors qu'ils me font reine ;
Et si Rome est encor telle qu'auparavant,
Le trône où je me sieds m'abaisse en m'élevant ;
Et ces marques d'honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J'ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes désirs un généreux espoir.
Après tant de combats, je sais qu'un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l'injuste horreur qu'elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d'autres obstacles :
Vous me l'avez promis, et j'attends ces miracles.
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d'autres dieux qu'à vous.

Pierre Corneille, La Mort de Pompée (1644), acte IV, scène 3, dans Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Document 1 : Du personnage ébloui au personnage éblouissant, par Jean Starobinski

Dans les œuvres du début, le héros n’est qu’un personnage ébloui ; dans les œuvres de la maturité, il se voudra éblouissant, non plus spectateur d’une apparition éclatante, mais source même de l’éclat, se montrant, se donnant en spectacle, et contemplant lui-même sa propre gloire […]. Des premières comédies aux grandes tragédies, l’évolution ne consiste pas seulement dans la prise de conscience progressive de la liberté et de la volonté, elle consiste en même temps dans la façon dont le héros cornélien s’approprie, fait sien le paraître fascinant dont il ne savait d’abord que subir l’influence. Désireux d’éblouir, il doit commencer par refuser l’éblouissement subi. Ce feu qui auparavant était l’effet magique d’une simple présence, un miracle sans cause raisonnable – la volonté s’y soustrait, puis le revendique comme son apanage. L’éclat ne sera plus le privilège inexplicable qui s’attache à la beauté d’un être, mais la lumière qui environne les actes et les décisions. De passif qu’il était, l’éblouissement va désormais procéder du « je veux » actif.

Jean Starobinski, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.



Document 2 : Le Cid ou le drame intérieur tragique, par Jacques Morel

Le Cid est avant tout l’évocation d’un drame intérieur de couleur nettement tragique ; Rodrigue et Chimène y ressen-tent brusquement, au moment même où leur bonheur paraît assuré, le caractère inconciliable de trois exigences égale-ment profondes : la légitime aspiration à l’épanouissement personnel, la nécessité de préserver l’honneur familial, le devoir d’obéissance au souverain […]. Le miracle de Corneille, dans Le Cid, n’est peut-être pas tant de nous avoir donné le chef-d’œuvre de la tragi-comédie que d’avoir véritablement fondé la tragédie à fin heureuse, en accordant à ses héros le pouvoir de retourner une situation précisément tragique, sans jamais céder à la lâcheté ni à la complaisance, et sans que vienne les aider aucun événement extérieur imprévu, aucune conversion miraculeuse.

Jacques Morel, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.



Document 3 : La morale cornélienne, par Paul Bénichou

On aperçoit aisément qu’une morale comme la morale cornélienne, fondée sur l’orgueil et la grandeur glorieuse, ne pouvait qu’appuyer la protestation de l’aristocratie contre l’assujettissement où les rois prétendaient la réduire. L’horreur profonde de toute humiliation infligée au moi est bien la source de toute la vertu cornélienne : or, c’était depuis des siècles le sort des grands d’être ou de se prétendre humiliés par la royauté. Affirmer leur orgueil en dépit du mauvais destin, c’était pour eux affirmer leur insoumission.

Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1982.



Biblio express
Corpus
Corneille, Pierre, Théâtre, I et II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Études
Bénichou, Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1982.
Doubrovsky, Serge, Corneille et la Dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1970.
Morel, Jacques, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
Starobinski, Jean, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.





Cours 8
Le Cid, par Pierre Corneille
Présentation : Lorsqu’en 1636, Pierre Corneille compose Le Cid, il n’a pas trente ans. Inspirée d’une intrigue espagnole, opposant l’honneur et le devoir au désir et à la passion, Le Cid va dès sa création remporter un immense succès, tout en donnant naissance à une vive querelle, plusieurs contemporains de Corneille lui reprochant d’avoir malmené la règle des trois unités et écrit une pièce ne respectant pas la bienséance. Pourquoi Le Cid a-t-il remporté un si vif succès ? Quelles critiques ont été adressées à Corneille ? Comment les a-t-il résolues ? Quelles conséquences cela a-t-il eu sur la pièce ? C’est à ces questions et à d’autres qu’on va s’appliquer à répondre dans le cadre de ce cours.

Objectifs : Expliquer les raisons du succès remporté par Le Cid ; caractériser l’esthétique du Cid ; analyser la manière dont Corneille a résolu les différents dilemmes de la pièce.



Texte d’étude 1 : Le Cid, acte I, scène 1, par Pierre Corneille.

Chimène apprend d’Elvire que son père voit d’un œil bienveillant l’amour que lui porte Rodrigue et qu’elle lui porte en retour.

Chimène
Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?

Elvire
Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :
Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez,
Et si je ne m’abuse à lire dans son âme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.

Chimène
Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu’il approuve mon choix :
Apprends-moi de nouveau quel espoir j’en dois prendre ;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t’a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
N’as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d’un côté ?

Chimène
Non ; j’ai peint votre cœur dans une indifférence
Qui n’enfle d’aucun d’eux ni détruit l’espérance,
Et sans les voir d’un œil trop sévère ou trop doux,
Attend l’ordre d’un père à choisir un époux.
Ce respect l’a ravi, sa bouche et son visage
M’en ont donné sur l’heure un digne témoignage,
Et puisqu’il vous en faut encor faire un récit,
Voici d’eux et de vous ce qu’en hâte il m’a dit :
« Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d’elle,
Tous deux formés d’un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L’éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n’a trait en son visage
Qui d’un homme de cœur ne soit la haute image,
Et sort d’une maison si féconde en guerriers,
Qu’ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu’a duré sa force, a passé pour merveille ;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu’il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j’ai vu du père ;
Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire. »
Il allait au conseil, dont l’heure qui pressait
A tranché ce discours qu’à peine il commençait ;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n’est pas fort balancée.
Le roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c’est lui que regarde un tel degré d’honneur :
Ce choix n’est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu’on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Et puisque don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l’affaire,
Je vous laisse à juger s’il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.

Chimène
Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s’en trouve accablée :
Un moment donne au sort des visages divers,
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

Elvire
Vous verrez cette crainte heureusement déçue.

Chimène
Allons, quoi qu’il en soit, en attendre l’issue.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte I, scène 5, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Textes d’étude 2 : Le Cid, acte I, scène 4, par Pierre Corneille.

Don Diègue vient d’être souffleté par le Comte. L’honneur exige qu’il demande et obtienne réparation. Mais son grand âge lui prédit une mort certaine. Au terme de ce monologue, il songe à demander à son fils, Rodrigue, de le venger.

Don Diegue
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte I, scène 4, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 3 : Le Cid, acte I, scène 5, par Pierre Corneille.

Don Diègue demande à son fils Rodrigue de venger son honneur bafoué. Rodrigue comprend aussitôt ce que cela signifie.

Don Diègue
Rodrigue, as-tu du cœur ?

Don Rodrigue
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

Don Diègue
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens mon fils, viens mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.

Don Rodrigue
De quoi ?

Don Diègue
D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…

Don Rodrigue
De grâce, achevez.

Don Diègue
Le père de Chimène.

Don Rodrigue
Le…

Don Diègue
Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte I, scène 5, dans Théâtre, II, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 4 : Le Cid  (1637), acte II, scène 2, par Pierre Corneille.

Au terme d’une longue délibération, Rodrigue a tranché : il va affronter le comte.

Don Rodrigue
À moi, comte, deux mots.

Le Comte
Parle.

Don Rodrigue
Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le Comte
Oui.

Don Rodrigue
Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte
Peut-être.

Don Rodrigue
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte
Que m’importe ?

Don Rodrigue
À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte
Jeune présomptueux !

Don Rodrigue
Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte
Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

Don Rodrigue
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte
Sais-tu bien qui je suis ?

Don Rodrigue
Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

Le Comte
Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

Don Rodrigue
D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !

Le Comte
Retire-toi d’ici.

Don Rodrigue
Marchons sans discourir.

Le Comte
Es-tu si las de vivre ?

Don Rodrigue
As-tu peur de mourir ?

Le Comte
Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte II, scène 2, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 5 : Le Cid, acte III, scène 4, de Pierre Corneille.

Rodrigue a tué le Comte pour venger l’honneur de son père. Mais il ne peut désormais plus épouser Chimène. Cependant, entre les deux, l’amour est intact.

Don Rodrigue
Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

Chimène
Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je vois ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

Don Rodrigue

N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.

Chimène
Hélas !

Don Rodrigue
Écoute-moi.

Chimène
Je me meurs.

Don Rodrigue
Un moment.

Chimène
Va, laisse-moi mourir.

Don Rodrigue
Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.

Chimène
Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !

Don Rodrigue
Ma Chimène…

Chimène
Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

Don Rodrigue

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

Chimène
Il est teint de mon sang.

Don Rodrigue
Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

Chimène
Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
Le père par le fer, la fille par la vue !
Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !
[…]

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte III, scène 4, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 6 : Le Cid, acte IV, scène 6, par Pierre Corneille.

Rodrigue a triomphé des Maures, ce qui lui vaut le surnom de Cid et une gloire immortelle... Le roi projette de le récompenser. Chimène exige réparation pour la mort de son père.

Don Fernand
Enfin soyez contente,
Chimène, le succès répond à votre attente :
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus ;
Rendez grâce au ciel qui vous en a vengée.
(À Don Diègue.)
Voyez comme déjà sa couleur est changée.

Don Diègue
Mais voyez qu’elle pâme, et d’un amour parfait,
Dans cette pâmoison, Sire, admirez l’effet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.

Chimène
Quoi ! Rodrigue est donc mort ?

Don Fernand
Non, non, il voit le jour,
Et te conserve encore un immuable amour :
Calme cette douleur qui pour lui s’intéresse.

Chimène
Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse :
Un excès de plaisir nous rend tout languissants,
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.

Don Fernand
Tu veux qu’en ta faveur nous croyions l’impossible ?
Chimène, ta douleur a paru trop visible.

Chimène
Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur,
Nommez ma pâmoison l’effet de ma douleur :
Un juste déplaisir à ce point m’a réduite.
Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ;
S’il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :
Une si belle fin m’est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud ;
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie ;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.
J’aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;
Elle assure l’État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ;
Et pour dire en un mot ce que j’en considère,
Digne d’être immolée aux mânes de mon père…
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
Rodrigue de ma part n’a rien à redouter :
Que pourraient contre lui des larmes qu’on méprise ?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;
Il triomphe de moi comme des ennemis.
Dans leur sang répandu la justice étouffée
Aux crimes du vainqueur sert d’un nouveau trophée :
Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

Don Fernand
Ma fille, ces transports ont trop de violence.
Quand on rend la justice on met tout en balance :
On a tué ton père, il était l’agresseur ;
Et la même équité m’ordonne la douceur.
Avant que d’accuser ce que j’en fais paraître,
Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.

Chimène
Pour moi ! mon ennemi ! l’objet de ma colère !
L’auteur de mes malheurs ! l’assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu’on me croit obliger en ne m’écoutant pas !
Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
C’est par là seulement qu’il a su m’outrager,
Et c’est aussi par là que je me dois venger.
À tous vos cavaliers je demande sa tête :
Oui, qu’un d’eux me l’apporte, et je suis sa conquête ;
Qu’ils le combattent, Sire ; et le combat fini,
J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu’on le publie.

Don Fernand
Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État ;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.
J’en dispense Rodrigue ; il m’est trop précieux
Pour l’exposer aux coups d’un sort capricieux ;
Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime,
Les Mores en fuyant ont emporté son crime.

Don Diègue
Quoi ! Sire, pour lui seul vous renversez des lois
Qu’a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple, et que dira l’envie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s’en fait un prétexte à ne paraître pas
Où tous les gens d’honneur cherchent un beau trépas ?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire :
Qu’il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le comte eut de l’audace ; il l’en a su punir :
Il l’a fait en brave homme, et le doit maintenir.

Don Fernand
Puisque vous le voulez, j’accorde qu’il le fasse ;
Mais d’un guerrier vaincu mille prendraient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers ferait ses ennemis.
L’opposer seul à tous serait trop d’injustice :
Il suffit qu’une fois il entre dans la lice.
Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ;
Mais après ce combat ne demande plus rien.

Don Diègue
N’excusez point par là ceux que son bras étonne :
Laissez un champ ouvert, où n’entrera personne.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd’hui,
Quel courage assez vain s’oserait prendre à lui ?
Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?

Don Sanche
Faites ouvrir le champ : vous voyez l’assaillant ;
Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant.
Accordez cette grâce à l’ardeur qui me presse.
Madame : vous savez quelle est votre promesse.

Don Fernand
Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?

Chimène
Sire, je l’ai promis.

Don Fernand
Soyez prêt à demain.

Don Diègue
Non, Sire, il ne faut pas différer davantage :
On est toujours trop prêt quand on a du courage.

Don Fernand
Sortir d’une bataille, et combattre à l’instant !

Don Diègue
Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

Don Fernand
Du moins une heure ou deux je veux qu’il se délasse.
Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
De moi ni de ma cour il n’aura la présence.
(Il parle à Don Arias.)
Vous seul des combattants jugerez la vaillance :
Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
Et le combat fini, m’amenez le vainqueur.
Quel qu’il soit, même prix est acquis à sa peine :
Je le veux de ma main présenter à Chimène,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.

Chimène
Quoi ! Sire, m’imposer une si dure loi !

Don Fernand
Tu t’en plains ; mais ton feu, loin d’avouer ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ;
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte IV, scène 5, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Texte d’étude 7 : Le Cid, acte V, scène 7, par Pierre Corneille.

Le roi a décidé d’accorder la main de Chimène à Rodrigue, puisqu’il est sorti vainqueur de son duel.

L’Infante
Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

Don Rodrigue
Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J’ose tout entreprendre, et puis tout achever ;
Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N’armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
Prenez une vengeance à tout autre impossible.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir :
Ne me bannissez point de votre souvenir ;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
« S’il ne m’avait aimée, il ne serait pas mort. »

Chimène
Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d’accord ?
Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire,
De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?

Don Fernand
Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s’il se peut, encor plus digne d’elle ;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser.

Don Rodrigue
Pour posséder Chimène, et pour votre service,
Que peut-on m’ordonner que mon bras n’accomplisse ?
Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer.

Don Fernand
Espère en ton courage, espère en ma promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

Pierre Corneille, Le Cid (1637), acte V, scène 6, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.



Biblio express
Corpus
Corneille, Pierre, Le Cid, dans Théâtre, I, Paris, Flammarion, 2006, « GF ». Édition établie par Jacques Maurens.
Études
Bénichou, Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1982.
Doubrovsky, Serge, Corneille et la Dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1970.
Morel, Jacques, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
Starobinski, Jean, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.